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S’avancer, le chemin longeant, comme les
baies ornent les bas-côtés, distillant les tâches mordorées que la rosée
inflige aux ronces, poser ses pas, les uns à la suite des autres, aux
aguets d’un merle qui égayât le silence, ou de la pierre qui le ferait
trébucher, sans autre but que cette ultime destination que nous rêvons
tous de ne plus craindre, ignorant des entrelacs, méprisant les impasses,
risquant comme par défi, ivre de peur mais fou d’espérances, ces sentiers
de bûcherons, déliés et défoncés, où transitent les troncs, des souches
déracinées aux villes anonymes, ces venelles contrefaites qui ne mènent à
rien, ni clairières ni frondaisons, non plus que bosquet ou boccage ;
précieux pour ceci même qu’ils feignent la vie où l’effort toujours prend
le pas sur le port, parce qu’il n’est pas de quai où s’arrimer que n’aura
déjà délaissé la colère des flots ou l’évanescence infinie d’un horizon
trop libre pour se laisser circonvenir.
Au mitan, et s’y tenir. Au mitan, et se retenir. Soupeser, sans douleur,
mais sans joie non plus, que sans doute il fut plus de sueur gaspillée que
de blessures désormais à suinter ; plus de joies illusoires à conter que
de lueurs à réinventer. Au mitan, en cet étrange lieu, où l’envers vaut
l’avers ; où les quatre points cardinaux s’équivalent au risquent de se
confondre, où l’action, même résolue, même arc-boutée à la volonté la plus
roide, à s’y méprendre ressemble à la passion la plus noire, la plus
secrète ; la plus faible. Demain, un pas… et plus rien ne sera comme
avant, parce qu’il y aura eu un avant, parce qu’aura été gommé, sottement
ou sagement, cet imperceptible point du non lieu où l’être se mêle à la
vertu, la puissance à l’acte. Demain, un écart, et tout basculera,
nouvelle vie, ou descente infernale ; qu’importe ! Mais aujourd’hui,
encore pour quelques instants si suaves cette taciturne éternité…
Au mitant ! ici, devant vous et vous dire la pesanteur sans la grâce ; ce
qui souille et purifie ; ce qui console et fait les larmes perler sans
qu’on puisse seulement les retenir oncques les écraser. Les mains vides,
comme s’il n’était plus rien à donner ; ou plus personne à qui le léguer ;
des mains ridées à souffrance d’être inutiles mais la vanité pourtant
obsédante de rêver encore qu’il puisse, demain, s’offrir une âme qui
trouvât dans ces paumes replètes de délaissement, l’ancre noire d’une
œuvre possible.
Retenir l’instant,
juste un peu encore, non pour regarder vers le passé qui pointe ses
ultimes lueurs acerbes, mais pour savourer cette tierce de liberté où le
possible s’unit encore à la souillure et l’effroi au désirable.
Je vous sais tous, présents et attentifs, si proches. Mes filles, preuves
vivantes que rien jamais n’est vain, ni ne doit être outrageusement ombré.
Elles sont la fierté de cette âme déchirée qui tente de se rapiécer à la
lueur de leur piété, comme une promesse infiniment renouvelée qu’il n’est
pas de pierre sur quoi l’on achoppe qui ne soit en même temps la vertu
toujours offerte d’une trajectoire rétablie, renforcée ou métamorphosée.
Je vous dois, présent incroyable d’humanité et d’humilité, de comprendre
que les mains se tendent de tous côtés, de tout sens, et que la paternité,
mélange si invraisemblable de puissance et d’incertitude, se peut, se veut
surtout, prolonger, rêve d’enfant, soupir de philosophe, en une amitié
spontanée, en un offertoire miraculeux, presque magique, où s’approche
celui-là même qui s’éloigne, où s’élance l’antienne, fière, partagée dans
la ferveur même de l’être qui se retient et précipite, qui se réjouit de
l’ultime larme d’enfance et de rêve mais que l’être arraisonne, toujours
et encore, parce qu’il n’est d’autre voie que celle où l’être nous intime.
Vous, mes amis, comme une famille prolongée, comme un champ à défricher
encore, parce que les pierres subsistent sous l’effort, renâclent sous le
plaisir, parce que votre regard est vivant, et votre présence si
précieusement discrète et roborative. Car le chemin n’est jamais
solitaire, et si aujourd’hui, je puis encore, debout, lancer mon pas vers
quelque improbable destination, vous devez savoir que c’est à vous que je
le dois, comme une promesse à tenir, comme un engagement où s’exhausser
encore.
Comment savoir où m’emportera cette foulée chaotique, mais résolue ?
Comment choisir entre les layons presque enfouis où se terrent à l’affût
sollicitude amicale et persévérance dans l’être ? je sais juste que
demain, chacune de ces laies m’emportera vers une même clairière que nul
d’autre que moi ne débroussaillera, parce qu’il n’est d’engagement
possible que dans l’œuvre, et d’œuvre souhaitable que dans l’engagement.
S’exhausser, continûment, parce qu’il n’est d’espoir possible que dans la
grâce de mériter toujours votre regard.
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