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Trois fois
j'aurai ainsi été marqué par l'aléatoire et le mélange. Né alsacien, je
sourde d'une terre qui n'existe que de son hésitation nationale. Né juif,
j'appartiens à un peuple à la fois déterminé et impuissant qui jamais ne
put graver l'écorce terrestre d'aucune empreinte. Né de juifs survivants,
j'appartiens à une souche déracinée qui s'éloigne et se meurt.
Tous, nous cherchons nos racines; au besoin les inventons-nous! Il y a de
l'instinct là-dessous. Non pas celui grégaire par lequel nous assouvissons
notre faiblesse, en nous calfeutrant dans la meute. Il est vrai que le
troupeau est rassurant! Et qu'il est confortable d'être de quelque part!
Mais il faudrait être sot pour oublier jamais que le clan sait être
meurtrier et passablement terrifiant. Non! Cet instinct-ci n'est pas
bestial. Il est de l'âme et non du corps. Il révèle plutôt la sublime
nostalgie de l'être que l'engourdissement des chairs.
Quel est le citadin qui ne regarde avec une ironie mêlée d'envie la
communauté villageoise se rendre à l'église, le dimanche matin ? Qui ne
comprend que derrière la parole religieuse évidente, s'insinue plus
profondément encore qu'elle est inconsciente, l'adhérence au sol et aux
hommes? Il n'est pas de communauté sans communion et rien n'a encore
remplacé ce que la religion a désormais désappris de transmettre.
Je
sais aujourd'hui qu'il n'est pas de grandeur d'âme sans amour de l'homme
dans l'homme, si frustre ou rugueux soit-il. Ce qui manquait à
l'ancestrale adhésion n'était pas la fierté d'être d'ici et de maintenant,
mais seulement le respect de ceux qui par hasard avait échoué de l'autre
côté; de l'autre côté du village, de la barrière ou de la frontière.
D'instinct, nous cherchons à être reconnus pour ce que nous sommes et non
pas seulement pour ce que nous faisons ou possédons. J'aime dans le regard
de l'autre ce qui m'incite à en devenir l'interlocuteur.
La parole métamorphose et nous exhausse. Je sais de vieilles légendes
juives racontant l'effroi des animaux devant l'avènement de cette bête
curieusement dégingandée que Dieu venait de créer; je sais surtout combien
la Parole divine subitement nous extirpait de la forêt.
Il y a de la grandeur dans la parole que l'on adresse: même vulgaire, même
banale, elle retient encore dans son sein quelque chose de l'écho
créateur. Nous parlons trop et mal, sans doute; mais cette médiocrité vaut
encore mieux que le crépitement des armes ou le silence du dédain. Nous
écrivons plus rarement, mais la difficulté même de la plume à enjoliver la
page, en souligne le sacré.
Mon grand-père de qui tout m'éloigne - l'époque, la formation, la pensée
tant philosophique que politique- était pourtant, comme moi, en quête
d'une source où il pût étancher une soif d'être. Je crois deviner qu'il se
désaltéra au moment le plus sombre de sa vie, le plus terrifiant de
l'histoire humaine. En écrivant, il espéra entamer avec son fils un
dialogue qu'il fut toujours impuissant à seulement esquisser; il rêvait
peut-être de le prolonger à sa descendance.
Aujourd'hui encore, je ne puis lire ses lignes sans trembler d'émotion et
de honte. Pourquoi donc cette histoire qui me regarde de si loin me
mine-t-elle ainsi ?
Auschwitz qui pour nous signifie l'impardonnable et empêche à jamais qu'on
prononce encore le nom d'homme avec fierté, Auschwitz fut aussi pour
quelques-uns une formidable révélation. Ceux qui mouraient là, échoués des
quatre coins de l'Europe, détritus d'une grandeur insensée, ceux-là qui
tentèrent souvent les formes les plus radicales de l'assimilation,
mesuraient dans leurs plaies purulentes l'échec total de leurs démarches;
la vanité de leurs espérances.
Enfin, ils découvraient qui ils étaient !
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