Et parce que l’état de l’homme, comme il a été exposé dans
le précédent chapitre, est un état de guerre de chacun contre chacun,
situation où chacun est gouverné par ses propres motifs et qu’il n’existe
rien, dans ce dont on a le pouvoir d’user, qui ne puisse éventuellement vous
aider à défendre votre vie contre vos ennemis, il s’ensuit que, dans cet
état, tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le
corps des autres. C’est pourquoi aussi longtemps que dure ce droit naturel
de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fût-il, ne peut être
assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde
ordinairement aux hommes.
En conséquence c’est un précepte, une règle générale de la raison, que tout
homme doit s’efforcer à la paix aussi longtemps qu’il a un espoir de
l’obtenir; et quand il ne peut pas l’obtenir, qu’il lui est loisible de
rechercher et d’utiliser tous les secours et tous les avantages de la
guerre. La première partie de cette règle contient la première et
fondamentale loi de nature qui est de chercher et de poursuivre la paix. La
seconde récapitule l’ensemble du droit de nature, qui est le droit de se
défendre par tous les moyens dont on dispose.
De cette fondamentale loi de nature par laquelle il est ordonné aux hommes
de s’efforcer à la paix, dérive la seconde loi: que l’on consente, quand les
autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l’on
pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit
qu’on a sur toute chose; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard
des autres qu’on en concéderait aux autres à l’égard de soi-même.
Car aussi
longtemps que chacun conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous
les hommes sont dans l’état de guerre. Mais si les autres hommes ne veulent
pas se dessaisir de leur droit aussi bien que lui-même, nul homme n’a de
raison de se dépouiller du sien, car ce serait là s’exposer à la violence
(ce à quoi nul n’est tenu) plutôt que se disposer à la paix. Cette loi est
celle de l’Évangile qui dit: tout ce que tu réclames que les autres te
fassent, fais-le leur ainsi que la loi commune à tous les hommes qui dit:
quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris.
Se dessaisir de son droit sur une chose, c’est se dépouiller de la liberté
d’empêcher autrui de profiter de son propre droit sur la même chose […]
On se démet d’un droit, soit en y renonçant purement et simplement, soit en
le transmettant à un autre. En y renonçant purement et simplement quand on
ne se soucie pas de savoir à qui échoit le bénéfice d’un tel geste. En le
transmettant, quand on destine le bénéfice de son acte à une ou plusieurs
personnes déterminées. Et quand un homme a, de l’une ou l’autre manière,
abandonné ou accordé à autrui son droit, on dit alors qu’il est obligé ou
tenu de ne pas empêcher de bénéficier de ce droit ceux auxquels il l’a
accordé ou abandonné; qu’il doit, car tel est son devoir, ne pas rendre nul
l’acte volontaire qu’il a ainsi posé; et qu’un tel acte d’empêchement est
une injustice ou un tort, étant accompli sine jure. La transmission mutuelle
de droit est ce qu’on nomme contrat. |