Tout au long des millénaires qui ont vu les sociétés
fonctionner sous un mode sauvage, la violence des hommes, loin de
s'expliquer à partir de considérations utilitaires, idéologiques ou
économiques, s'est essentiellement agencée en fonction de deux codes
strictement corollaires, l'honneur, la vengeance, dont nous avons peine à
comprendre l'exacte signification, tant ils ont été éliminés inexorablement
de la logique du monde moderne. Honneur, vengeance, deux impératifs
immémoriaux, inséparables des sociétés primitives, […] où les agents
individuels sont subordonnés à l'ordre collectif et où simultanément «les
relations entre hommes sont plus importantes, plus hautement valorisées que
les relations entre hommes et choses». Lorsque l'individu et la sphère
économique n'ont pas d'existence autonome et sont assujettis à la logique du
statut social, règne le code de l'honneur, le primat absolu du prestige et
de l'estime sociale, de même que le code de la vengeance, celui-ci
signifiant en effet la subordination de l'intérêt personnel à l'intérêt du
groupe, l'impossibilité de rompre la chaîne des alliances et des
générations, des vivants et des morts, l'obligation de mettre en jeu sa vie
au nom de l'intérêt supérieur du clan ou du lignage. L'honneur et la
vengeance expriment directement la priorité de l'ensemble collectif sur
l'agent individuel.
Structures élémentaires des sociétés sauvages, l'honneur et vengeance sont
des codes de sang. Là où prédomine l'honneur, la vie a peu de prix comparée
à l'estime publique; le courage, le mépris de la mort, le défi sont des
vertus hautement valorisées, la lâcheté est partout méprisée. Le code de
l'honneur dresse les hommes à s'affirmer par la force, à gagner la
reconnaissance des autres avant d'assurer leur sécurité, à lutter à mort
pour imposer le respect. Dans l'univers primitif, le point d'honneur est ce
qui ordonne la violence, nul ne doit, sous peine de perdre la face,
supporter l'affront ou l'insulte; querelles, injures, haines ou jalousies
ont, plus aisément que dans les sociétés modernes, un terme sanglant. Loin
de manifester une quelconque impulsivité incontrôlée, la bellicosité
primitive est une logique sociale, un mode de socialisation consubstantiel
au code d'honneur.
La guerre primitive elle-même ne peut être séparée de l'honneur. C'est en
fonction de ce code que chaque homme adulte se doit d'être un guerrier,
d'être vaillant et brave devant la mort. Plus encore, le code de l'honneur
fournit le moteur, le stimulant social aux entreprises guerrières; nullement
à finalité économique, la violence primitive est, dans nombre de cas, guerre
pour le prestige, pur moyen d'acquérir gloire et renom, lesquels sont
conférés par la capture de signes et de butins, scalps, chevaux,
prisonniers. le primat de l'honneur peut ainsi donner naissance, comme P.
Clastres l'a montré, à ces confréries de guerriers entièrement voués aux
exploits armés, contraints au défi permanent de la mort, à l'escalade dans
la bravoure qui les lance dans des expéditions de plus en plus audacieuses
les conduisant inéluctablement à la mort.
Si la guerre primitive est étroitement liée à l'honneur, elle l'est tout
autant au code de la vengeance: la violence est pour le prestige ou pour la
vengeance. Les conflits armés sont ainsi déclenchés pour venger un outrage,
un mort ou même un accident, une blessure, une maladie attribuée aux forces
maléfiques d'un sorcier ennemi. C'est la vengeance qui exige que soit versé
le sang ennemi, que les prisonniers soient torturés, mutilés ou dévorés
rituellement, c'est toujours elle qui commande en dernier ressort qu'un
prisonnier ne doit pas tenter de s'évader, comme si ses parents et son
groupe n'étaient pas assez courageux pour venger sa mort. De même c'est la
peur de la vengeance es esprits des ennemis sacrifiés qui impose les rituels
de purification du bourreau et de son groupe. Davantage: la vengeance ne
s'exerce pas uniquement envers les tribus ennemies, elle exige aussi bien le
sacrifice de femmes ou d'enfants de la communauté en guise de réparation du
déséquilibre occasionné, par exemple, par la mort d'un adulte dans la force
de l'âge. Il faut dépsychologiser la vengeance primitive, laquelle n'a rien
à voir avec l'hostilité rentrée: chez les Tupinambas, un prisonnier vivait
parfois des dizaines d'années dans le groupe qui l'avait capturé, jouissait
d'une grande liberté, pouvait se marier et souvent était aimé et choyé par
ses maîtres et femmes à l'instar d'un homme du village; cela n'empêchait pas
l'exécution sacrificielle d'être inéluctable. La vengeance est un impératif
social, indépendant des sentiments éprouvés par les individus et les
groupes, indépendant des notions de culpabilité ou de responsabilité
individuelles et qui fondamentalement manifeste l'exigence d'ordre et de
symétrie de la pensée sauvage. La vengeance c'est «le contrepoids des
choses, le rétablissement d'un équilibre provisoirement rompu, la garantie
que l'ordre du monde ne subira pas de changement», soit donc l'exigence que
nulle part ne puisse s'établir durablement un excès ou un manque. S'il est
un âge d'or de la vengeance, c'est chez les sauvages qu'il se trouve:
constitutive de part en part de l'univers primitif, la vengeance imprègne
toutes les grandes actions individuelles ou collectives, elle est à la
violence ce que les mythes et systèmes de classification sont à la pensée
"spéculative", partout c'est la même fonction de mise en ordre du cosmos et
de la vie collective, au profit de la négation de l'historicité, qui est
accomplie.
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