Marcuse, l’homme unidimensionnel p. 9

Aujourd’hui la domination se perpétue et s’étend non pas seulement grâce à la technologie mais en tant que technologie, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir politique qui prend de l’extension et absorbe en lui toutes les sphères de la civilisation. Dans cet univers, la technologie fournit aussi à l’absence de liberté de l’homme sa grande rationalisation et démontre qu’il est “techniquement” impossible d’être autonome, de déterminer soi-même sa propre vie. Car ce manque de liberté n’apparaît ni comme irrationnel, ni comme un fait politique, il se présente bien plutôt comme la soumission à l’appareil technique qui donne plus de confort à l’existence et augmente la productivité du travail. Ainsi, la rationalité technologique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l’horizon instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnellement totalitaire.
Ce que j’essaie de montrer, c’est que la science, en vertu de sa propre méthode et de ses propres concepts, a projeté un univers au sein duquel la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l’homme et qu’elle l’a aidée à se développer - et ce lien menace d’être fatal à cet univers dans son ensemble. (…) Un changement de la direction du progrès qui briserait ce lien fatal affecterait aussi la structure de la science elle-même - le projet scientifique. Sans perdre leur caractère rationnel, les hypothèses de la science se développeraient dans un contexte expérimental essentiellement différent (celui d’un monde pacifié) et par conséquent, la science aboutirait à des concepts de la nature essentiellement différents et serait en mesure d’établir des faits essentiellement différents.