Débat censure 1962

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Paul Reynaud
 
 
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Georges Pompidou
 
 
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Débat de censure

Assemblée nationale : 4 octobre 1962

 

Paul Reynaud. […]

Et maintenant une question se pose : comment avons-nous pu glisser vers un pareil désordre intellectuel ? Voici la réponse : le général de Gaulle a voulu cumuler les honneurs dus au Chef de l'État et les pouvoirs du Premier ministre. Il a voulu être à la fois Churchill et le roi Georges VI, le chancelier Adenauer et le président Luebke. Dès lors, la Constitution de 1958 était condamnée.

Pour réaliser son dessein, le général de Gaulle a choisi ses premiers ministres et ses ministres parmi ses familiers et parmi de hauts fonctionnaires de grand talent habitués à obéir à leurs supérieurs hiérarchiques. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Aussi, depuis quatre ans, en dépit de l'article 20 de la Constitution, la France est-elle gouvernée par le Président de la République, ce qui fut accepté par les uns, toléré par les autres, en raison de la cruelle épreuve que la France subissait en Algérie.

Le général de Gaulle avait un tel souci d'agir qu'il s'est défié du Parlement.

Or, dans tous les pays civilisés, le Parlement est considéré comme représentatif de la nation, avec ses qualités et ses défauts, avec ses diversités, ses contradictions même. Mais lorsque les élus assemblés délibèrent et votent, ils sont investis de cette qualité éminente de représentants de la nation.

Pour nous, républicains, la France est ici et non ailleurs. (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs.)

M. André Roulland. Elle est partout, la France ! Elle n'est pas uniquement avec vous !

M. Paul Grillon. Elle est dans le peuple !

M. Raymond Schmittlein. Vous prônez l'oligarchie, monsieur Paul Reynaud.

M. Paul Reynaud. Admettre qu'il en soit autrement, c'est admettre...

M. André Fanton. C'est l'apologie de la IV!

M. Paul Reynaud. Je comprends parfaitement les causes de votre nervosité. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Je vous dis que pour nous, républicains, la France est ici et non ailleurs.

M. Paul Grillon. Elle est dans le peuple !

M. André Roulland. Et surtout pas avec vous, monsieur Paul Reynaud.

M. Paul Reynaud. Voilà le conflit. Admettre qu'il en soit autrement, c'est admettre la fin de la République. Le conflit entre le général de Gaulle et nous est là. Voilà ce qui l'a fait glisser sur la pente du pouvoir personnel. La tentation de faire élire le Président de la République par le suffrage universel vient de là.

Mais la question, la seule question, la question précise qui vous est posée par la motion de censure est celle-ci : la Constitution est violée, le Parlement dépouillé. Je vous demande alors : Allez-vous courber la tête et, fuyant le scrutin, allez-vous dire à voix basse : « Oui, je l'accepte » ? Nous, nous disons « Non ! » (Applaudissements à droite, sur certains bancs au centre et à gauche, au centre gauche et à l'extrême gauche.)

On peut dire du mal de l'ancien régime que j'ai, pour ma part, toujours critiqué, dont j'ai montré les faiblesses, mais qui a eu des périodes brillantes. Permettez-moi en effet de vous rappeler que, dans les années qui ont précédé la guerre de 1914, la diplomatie de la IIIe République a conclu l'alliance russe, a fait l'entente cordiale et a débauché l'Italie de la Triplice. C'est une politique étrangère qui peut honorablement être comparée avec celle pratiquée ces dernières années (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

M. André Fanton. Vous ne dépassez pas 1930  !

M. Paul Reynaud. Un jour les historiens compareront. Je me borne à constater que c'est au moment où le régime actuel fait entendre des grincements, sinon des craquements, qu'il devient – alors qu'il a licencié un haut tribunal pour cause d'indocilité de ses juges - particulièrement sévère pour ses prédécesseurs et qu'il se donne le plus de mal pour tuer ceux qu'il affirme être morts.

Oui ou non ? Si une majorité se trouvait pour s'incliner, l'histoire nous appellerait la « Chambre introuvable de la Ve République ».

Depuis 1789, les représentants du peuple, si décriés aujourd'hui, savent bien qu'ils ne sont, pris isolément, que des porte-parole modestes, précaires, faillibles, vilipendés souvent. Mais ils savent aussi qu'ensemble ils sont la nation et qu'il n'y a pas d'expression plus haute de la volonté du peuple que le vote qu'ils émettent après une délibération publique.

C’est cette foi qui rassemble aujourd'hui, pour l'honneur de la République, des élus de toutes croyances et de toutes appartenances politiques...

M. Henri Duvillard. Thorez !

M. Paul Reynaud. Des hommes opposés sur beaucoup de problèmes...

M. André Fanton. Sur tous les problèmes.

M. Paul Reynaud. ... ont constaté qu'ils ont cette foi commune et se sont réunis.

Je ne puis m'empêcher de penser à une phrase qu'a écrite le grand écrivain qu'est le général de Gaulle, dans Au fil de l'épée. Il a dit : « L'autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement ».

Aujourd'hui, malgré les ovations populaires, il doit constater que l’éloignement de toutes les élites ouvrières, intellectuelles et politiques crée le désert (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Quant à nous, notre volonté de faire front pour la défense de la Constitution, c'est la conjuration de toutes nos traditions populaires et d'une longue tradition parlementaire.

M. André Fanton. La conjuration des partis !

M. Paul Reynaud. C'est la République qui répondra donc à votre projet car le scrutin d'aujourd'hui comptera dans l'histoire.

M. Henri Duvillard. Le peuple dira « oui ».

M. Paul Reynaud. Pendant longtemps on dira d'un homme politique : « Comment a-t-il voté le 4 octobre ? ». C'est notre honneur de parlementaires qui est en cause.

Aussi, monsieur le Premier ministre, allez dire à l'Élysée que notre admiration pour le passé reste intacte mais que cette Assemblée n'est pas assez dégénérée pour renier la République. (Vifs applaudissements à droite, sur certains bancs au centre et à gauche, au centre gauche et à l'extrême gauche.

[…]

M. Georges Pompidou. Premier ministre. Mesdames, messieurs, tout a été dit à cette tribune en ce qui concerne la procédure, et malgré l'heure tardive, ou matinale, ce débat serait incomplet si le Gouvernement n'exposait pas les raisons de fond qui l'ont amené à proposer l'élection du Président de la République au suffrage universel.

C'est là ce qui préoccupe le pays et c'est en fin de compte de sa réponse sur le fond que dépendra, pour une large part, l'avenir de notre démocratie.

Or, sur ce point, on pourrait croire que j'ai relativement peu de monde à convaincre. À lire les déclarations, il semble que beaucoup de ceux qui combattent le projet, de ceux mêmes qui ont paraît-il contribué à la préparation d'un contreprojet : seraient pourtant favorables à ce mode d'élection. Alors, pourquoi essayer de le faire échouer ?

La vérité, c'est que, de même que certains se sont crus obligés de découvrir tout à coup les mérites de la dissolution automatique, d'autres déclarent accepter l'élection du Président de la République au suffrage universel, qui lui sont, je le crains, fondamentalement hostiles.

Pour beaucoup, d'ailleurs, cela ne date pas d'aujourd'hui. Cela s'inscrit dans la tradition politique de plusieurs partis dont l'un que je ne nommerai pas, puisqu'on ne peut pas le nommer sans qu'on demande la parole pour un fait personnel.

Pour d'autres, et parmi ceux-là mêmes qui en 1958 ont fait appel au général de Gaulle et se sont ralliés à l'idée d'un chef d'Etat exerçant pleinement les charges de sa fonction, ce ralliement était donné du bout des lèvres et en fonction d'une conjoncture passagère.

Tel homme politique suggérait que, plutôt que de réformer la Constitution de 1946, on donnât les pleins pouvoirs à de Gaulle pour deux ans ou trois ans. On démontrait ainsi qu'on avait recours à une personnalité exceptionnelle pour un sauvetage momentané mais que, pour le reste, on ne songeait qu'à revenir aux habitudes antérieures en promettant plus ou moins d'essayer de faire mieux la prochaine fois. (Applaudissements à gauche et au centre.)

Pour ceux-là, comme disait Albert Bayet : « de Gaulle était un mauvais moment à passer ». (Rires et applaudissements sur les mêmes bancs.)

Aujourd'hui encore, de quoi s'agit-il ? Quel est le but de cette grande bataille, sinon de dire à de Gaulle qu'il a fait son temps, son régime avec lui, et qu'on veut se retrouver entre soi, comme avant ?

Et pourtant, mesdames, messieurs, quelle méconnaissance des périls qui nous attendent et, d'une façon générale, de la réalité moderne !

À droite. Quels périls ?

M. le Premier ministre . On ne devrait voir que dans tous les grands États, par des moyens divers, on a abouti, parce que c'est une nécessité, à la présence à la tête des affaires d'un homme qui, par un procédé ou par un autre, apparaît comme évidemment revêtu de la confiance de la nation et en mesure de l'incarner face aux dangers extérieurs ou intérieurs ?

[…]

M. le Premier ministre . Rappelez-vous, mesdames, messieurs, les difficultés qu'ont connues, pour jouer ce rôle, les présidents élus par le Parlement, souvent après une série de scrutins interminables, et qui, même lorsqu'ils acquéraient dans l'exercice de leurs fonctions, le respect du peuple, comme tous ont su le faire, étaient souvent, au départ, peu ou mal connus et toujours désarmés face aux divisions de nos partis politiques. Je pourrais citer ici les Mémoires du président Poincaré, désespéré dans les premiers temps de son septennat par les crises incessantes alors que montait à l'horizon le spectre de la guerre. Dans le même esprit, on pourrait rappeler l'expérience du président Albert Lebrun et j'ai cité moi-même le message du dernier Président de la IVe République.

M. Jean Legendre. Il vote « non ».

M. le Premier ministre. C'est justement pour cela que la Constitution de 1958 a voulu faire de l'élection présidentielle quelque chose qui intéressât l'ensemble du pays, dépassant largement le cadre du Parlement et des états-majors en faisant appel à un grand nombre d'élus locaux.

Cela représentait une modification considérable par rapport à l'esprit de la Constitution de 1875. Les orléanistes, qui l'avaient rédigée, comme les républicains qui l'appliquèrent, étaient hantés par le souvenir du Second Empire et par le souci d'assurer, les premiers à la bourgeoisie et aux notables, les autres aux cadres des partis politiques, la part prépondérante dans la vie du pays.

Mais le grand changement, vous l'avez accepté, et la nation avec vous, le jour où par référendum on a renoncé à la Constitution de 1875. Vous l'avez à nouveau accepté en approu­vant avec le pays la Constitution de 1958.

L'extension à l'ensemble des citoyens du corps électoral actuel constitue, bien sûr, une étape importante supplémentaire ; mais l'étape décisive a été franchie en 1958 quand on a rapproché le Président des citoyens.

Que le général de Gaulle ait renoncé pour lui-même à aller plus loin, on le comprend. Mais pour que demain les présidents puissent à leur tour se fonder sur l'assentiment populaire afin d'y trouver la force et le courage de remplir leur lourde tâche, il n'est pas de meilleur moyen que l'élection au suffrage universel.

Le moment pour en décider est d'autant plus favorable qu'à moins d'accident il n'y a pas de vacance prochaine et qu'au surplus il n'existe aucune personnalité susceptible d'être élue demain qui puisse faire peser un danger sur la République. (Mouvements divers à droite.)

Je demande qu'on réfléchisse par ailleurs au fait que ce mode d'élection sera par lui-même un facteur de regroupement et de conciliation, compte tenu notamment des modalités prévues pour le second tour.

M. Maurice Faure. Cela commence bien !

M. le Premier ministre. Les formations politiques y seront amenées d'abord pour préparer l'élection présidentielle, ensuite parce qu'elles subiront l'influence de ce facteur de rassemblement que sera le Président de la République.

C'est par là que le rôle des partis politiques, loin de diminuer, aura une chance de se renouveler et de se préciser. Ils seront entraînés par la force même du système à tâcher de sortir de la dispersion et des divisions qui ont été les plaies de nos institutions républicaines et dont elles ont failli mourir à plusieurs reprises.

La réforme envisagée doit être par là un élément nouveau et essentiel pour le maintien de nos institutions démocratiques. Il est possible, d'ailleurs, que la logique fonctionnelle des institutions conduise ultérieurement à un véritable ré­gime présidentiel à l'américaine. (Mouvements divers à droite.)

Le contreprojet déposé par M. Coste-Floret a des mérites. Il est clair, il est simple, il est cohérent.

M. Jean Legendre. Votons-le ! Faites-le inscrire à l'ordre du jour avec procédure d'urgence !

M. le Premier ministre. Il est peut-être l'avenir ; je crois pour l'instant qu'il est prématuré et que nos habitudes ne nous ont pas encore suffisamment préparés.

Pour l'heure, il s'agit moins de modifier la Constitution que de l'affermir et d'assurer sa durée, car je ne pense nullement que le danger soit aujourd'hui dans l'excès du pouvoir exécutif. Dans un pays aussi évolué que la France, dans un peuple qui a fait tant d'expériences, les aventuriers n'ont plus leur place par l'élection, et, d'ailleurs, nous les voyons préférer le coup de force et l'assassinat qu'aucune précaution constitutionnelle ne saurait empêcher.

M. Eugène-CIaudius Petit. En matière de coup de force, vous êtes orfèvre ! (Mouvements divers à gauche et au centre.)

M. le Premier ministre. Le péril sera bien plutôt la tendance profonde au relâchement de l'exécutif. Il aura grandement besoin de l'investiture du suffrage universel, le Président de la République de demain, le jour venu, pour dominer les divisions et prendre les mesures sévères qui, à tout moment, peuvent devenir nécessaires.

M. Guy Jarrosson. Quelles mesures et à quels moments ?

M. le Premier ministre. Au surplus, le Président de la République n'aura aucun pouvoir nouveau et ceux qu'il a, si l'on y regarde de près, ont leurs limites que la personnalité actuelle du Chef de l'État et les circonstances vous ont peut-être jusqu'ici dissimulées.

Mais si le Gouvernement refuse au futur Président de le suivre, celui-ci ne pourra faire appel au référendum.

M. Paul Reynaud. Monsieur le Premier ministre, voulez-vous me permettre de vous interrompre ?

M. le Premier ministre. Je vous en prie, monsieur le président.

M. Paul Reynaud. Monsieur le Premier ministre, entendez-vous donner au futur Président de la République, élu au suffrage universel, les pouvoirs que le général de Gaulle a indiqués dans son allocution du 20 septembre ?

M. le Premier ministre. Je me bornerai à vous répondre que j'entends donner au Président de la République les pouvoirs qu'il détient de la Constitution.

M. Paul Reynaud. C’est très différent.

M. le Premier ministre. Il paraît que je passe mon temps à faire l'exégèse de sa pensée. Pour une fois, je vous laisserai ce soin. Vous le connaissez d'ailleurs depuis beaucoup plus longtemps que moi.

Au surplus, disais-je, ce Président de la République n'aura aucun pouvoir nouveau et ceux qu'il a si l'on y regarde de près, ont leurs limites. Si le Gouvernement refuse de suivre le futur Président, celui-ci ne pourra faire appel au référendum. Si l'Assemblée nationale renverse le Gouvernement, le Président peut la dissoudre, mais la nouvelle Assemblée sera en place pour au moins un an et il faudra bien qu'il s'en accommode. (Applaudissements à gauche et au centre.)

En fait, l'Assemblée nationale garde – c'est normal – une place prépondérante dans l'État et ses armes sont puissantes. Le risque de déséquilibre des pouvoirs existe – je le répète – dans le sens de l'affaiblissement des pouvoirs de l'exécutif.

C’est ce péril que nous désirons conjurer en tâchant de maintenir à la fonction de Président de la République son importance, en intéressant pour cela à son élection chaque citoyen dont il est bon qu'il se sente directement concerné par le choix du chef de l'État afin de se sentir par là associé personnellement aux grandes lignes de la politique nationale.

Voilà, mesdames, messieurs, les raisons permanentes du texte que nous proposons au pays directement, parce que vous savez que dans les circonstances actuelles il n'aurait pas abouti par une autre voie. (Interruptions à l'extrême gauche.)

 

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