Homo sapiens ou demens?

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Edgar Morin, La méthode

 

L'homo sapiens est beaucoup plus porté à l'excès que ses prédécesseurs et son règne correspond à un débordement de l'onirisme, de l'éros, de l'affectivité, e la violence. C'est un être d'une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, furieux, aimant, un être envahi par l'imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui sécrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d'illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde sont toujours incertains, un être soumis à l'erreur, à l'errance, un être lubrique qui produit du désordre. Et comme nous appelons folie la conjonction de l'illusion et de la démesure, de l'instabilité, de l'incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l'erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir l'homo sapiens homo comme demens.

Tout animal doué de ces tares démentielles aurait sans doute été impitoyablement éliminé par la sélection darwinienne. Pour le biologiste, il est inconcevable qu'un animal si mal ajusté ...Ait pu non seulement survivre, mais encore accomplir dans l'univers hostile et le froid des glaciations des progrès techniques, intellectuels et sociaux décisifs. Dès lors, il faut plutôt penser que les déferlements de l'imaginaire, que les dérivations mythologiques et magiques, que les confusions de la subjectivité, que la multiplication des erreurs et la prolifération du désordre, loin d'avoir handicapé l'homo sapiens, sont au contraire liés à son prodigieux développement.