Avenir ?

La IIIe République est présumée avoir été celle des professeurs ; la IVe celle des avocats ; la Ve celle des énarques ! A cinquante ans, n’est-elle pas devenue plutôt celle des soldeurs ?

 Pour solde de tout compte

Ce que l’on appelle fonctions régaliennes de l’état,en ne réalisant pas toujours que l’on renvoie, par cette expression non point tant aux fondations de la république qu’aux fondements de la monarchie ! Assurer la sécurité des biens et des personnes, rendre justice, battre monnaie ! On n’est pas si loin que l’on croit de la tripartition à la Dumézil, à celle qui fit tout l’imaginaire du Moyen-âge, celle au fond d’une division sociale des tâches où pendant que l’un vous protégeait du côté du ciel, et l’autre du côté de la terre, le troisième pouvait travailler !

A y bien regarder, tout le rôle du politique était bien d’empêcher que ne naisse le moine soldat, ou le paysan laboureur comme si rien n’était plus dangereux pour l’ordre temporel que la mixité des genres ! Le tiers, en bonne logique, est exclu ! Et d’abord de la sphère de l’état ! Ceci dut-il rester un doux fantasme, parce qu’après tout, la médiévité fut tout entière bousculée par les empiètements successifs, et parfois simultanés, de la cléricature et de la soldatesque, l’état tient sa légitimité du roi, et ce dernier du spirituel ! Oui l’état fouaille dans les entrailles du divin ! Sa fonction protectrice est avant tout pastorale ! Elle ne touche au temporel qu’en ultime recours, pour ce maintien provisoire de l’ordre, dans l’attente du Jugement ; dans l’attente ; faute de mieux !

Ne jamais oublier ceci : le pouvoir n’est pas temporel ; il est spirituel ! Il n’est pas humain ; mais procède toujours du divin ! Soit il en procède ; soit il en est ! Soit par précession, soit par procession ! Il y avait quelque logique à ce que le tiers ne fût rien dans l’ordre féodal : non seulement en raison de la conception si négative du travail, héritée de l’antiquité grecque, mais en raison aussi et peut-être surtout de cette transcendance du pouvoir ! Il y avait quelque logique à ce que l’ordre temporel fût entendu comme un pis aller rendu indispensable par la faute originelle, mais comme transitoire sitôt la rédemption exaucée ! Oui, le pouvoir est pastoral et cesse sitôt les brebis ramenées au bercail ! Oui, le pouvoir relève de la soldatesque, ce cette alliance très conflictuelle mais gémellaire entre le sabre et le goupillon !

La veine libérale, ne nous y trompons pas, réinvente ses antiennes dans ce cantique-ci ! Vouloir réduire l’état à ses fonctions régaliennes, c’est le ramener à ses fondamentaux ! En privilégiant l’économique, le travail – ah ce redoutable et bien cynique remettre la France au travail ! – elle semble vouloir inverser le processus, puisqu’intégrer le tiers au cœur du social ! Il n’en est en réalité rien ! Le tiers demeure hors du champ politique, hors de ce qui importe ! Soumis à sa propre règle, qui est celle de la rentabilité, et donc de la rotation de plus en plus rapide du capital, le tiers s’exclut de lui-même en tournoyant à vide telle la toupie de nos enfances ! en dessinant ainsi un espace sans autre norme que sa propre célérité

La veine libérale vante l’autonomie, c'est-à-dire, précisément, l’absence de règles pour la sphère économique ! L’autorégulation est la traduction financière de l’autonomie morale : on sait quoi en penser. Politique et économie ne jouent plus dans la même cour et ceci aboutit toujours à l’instrumentalisation de celle-là par celle-ci.

La veine libérale est autiste qui n’entend qu’elle-même : Il y a toujours à craindre quand l’économie parle valeur, morale ou liberté puisque sa démarche reste toujours locale. Elle parle travail mais elle désire la rente ! Elle parle liberté mais elle désire l’autonomie de la rente. Elle parle d’avenir mais elle désire l’urgence de la rente ! Elle n’a pas de temps à perdre avec le temps ou le monde

Or, culture, enseignement, sciences et philosophie ne font pas partie de ces fondamentaux ! N’en ont jamais fait partie et c’est d’ailleurs tant mieux ! Quand les pouvoirs s’entichent de penser, c’est toujours pour réinventer la doctrine officielle ! Quand les avant-gardes du peuple se promettent de le guider, c’est toujours pour faire de la science une affaire politique, rarement pour faire de la politique une affaire de sciences !

Et pourtant !

Ce fut sans doute la gloire de la jeune république assaillie de toute part par l’isolement de la défaite, l’insolite d’une république au milieu de monarchies, que d’inventer l’école gratuite, laïque et obligatoire ! Comment ne pas voir, même en ne considérant que la dimension la plus sordidement économique, que, ce faisant, la république pariait sur l’avenir, investissait sur l’intelligence – collective ou non – misait sur l’homme finalement, beaucoup plus que sur les choses ! Moment rare, même si on peut toujours mégotter en arguant que ce ne fut en l’occurrence que le biais pris par l’état pour graver dans le marbre les valeurs de la république et la rendre en conséquence incontournable !

Ce moment fut un moment de vraie politique ! Un grand moment de saine politique ! Non pas de ces démarches technocrates visant à ajuster les règles et les lois aux contraintes conjoncturelles mais miser sur l’homme contre les choses, sur l’instruction contre l’ignorance, sur la liberté contre la soumission. Tel est le sens de la république, son fondement comme sa légitimité ! Si rupture il y eut dès 89, assumée avec plus ou moins de conscience à partir de 1875, ce fut bien celle-là : ce refus résolu de la misère et de l’ignorance ; cette démarche résolue vers le progrès, peut-être sottement envisagé comme inéluctable, mais en tout cas solidement assis sur la livre volonté de l’homme !

C’est ce moment-là que l’on est en train de clore ; cette phase que l’on est en train de liquider !

Souvenons-nous de la fierté de la phase gaullienne quand elle put proclamer que le budget de l’éducation nationale dépassait enfin celui de la défense ! On en est loin ! Si loin !

La trahison de la rentabilité

C’est que la connaissance ne peut être affaire de rentabilité, de retour sur investissement, sinon de manière si métaphorique que la logique y perd son latin, et l’humanisme son grec ! Le pari sur la connaissance est un pari sur le temps, certainement pas sur la conquête d’espaces ; fussent-ils de marchés !

La logique de la LOLF, car la LRU ne fait, de ce point de vue qu’en observer les canons, peut paraître celle d’une saine gestion : rendre compte de l’utilisation des deniers publics, en assurer la meilleure utilisation possible, que peut-on reprocher à cela ?

Moi qui croyais naïvement que l’on ne pouvait additionner pommes et poires ! Moi qui croyais que la raison ne pouvait arguer que sous l’aune de la mathesis universalis ! Mais c’est vrai, je suis si mauvais mathématicien ! Comment peut-on seulement imaginer mettre en parallèle, performance des investissements d’un côté, et liberté de l’autre ?

A moins, précisément d’instrumentaliser la liberté elle-même pour ne la considérer plus que comme le truchement d’une rentabilité accrue ! Or, tel est justement le leitmotiv du libéralisme : comment avons-nous pu, sans mot dire, sans maudire, laisser s’opérer ce véritable rapt idéologique qui laissant liberté se déporter si loin dans le champ économique se donne des hauteurs de donneur de leçon pour ne plus la justifier qu’au l’aune d’une performance accrue ! ce vol manifeste qui soumet le politique à l’économique et nous contraint sans cesse à devoir désormais justifier l’être par la chose, l’idée par la performance !

Quoi ? La science serait-elle de ces marchandises que l’on acquiert, transforme et échange en vue d’une plus-value ? n’aurait-elle de justification que par cette plus-value ? Quoi ? l’éducation des citoyens n’aurait-elle comme seule justification que la nécessaire formation accrue que le si rapide développement technique exigerait pour notre industrie, ou nos services ? Quoi ? la recherche fondamentale n’aurait-elle d’autre fondement et justification que les applications techniques qu’elle autoriserait ?

J’aime à me souvenir que performance est d’abord un terme que la course hippique a emprunté à l’anglais pour désigner l’exploit voire le record. Que ce même terme désigne aussi la représentation, théâtrale notamment, et donc ce spectacle qui se contemple, s’admire ! Il y a quelque chose de l’ordre de l’hyperbole obligée dans la performance, la condamnation au toujours plus, toujours plus vite ! Et ce n’est certainement pas un hasard si le sport moderne s’est inventé dans l’espace anglo-saxon de la seconde révolution industrielle ! La logique libérale est celle de la démesure ! Plus vite ! plus loin !

A l’exact antipode de la tempérance, elle est ce qui tente d’échapper au temps comme à l’espace ! Elle est blasphème, stricto sensu, l’injure faite au sacré ; le parjure par excellence ! Celle d’une humanité qui ne sait rester à sa place dans le monde, et s’obstine à la prendre toute ! A la croisée des chemins, à la racine, substituer à la valeur fondatrice, celle usuelle de la marchandise parce que dans l’échange marchand, la capitalisation est possible à l’infini !

C’est ceci qui est en jeu et rien d’autre : L’hybris contre la tempérance, l’espace contre le temps ! Il est vrai : cette démesure n’a pas d’âge ; parce qu’elle n’a pas de culture ; ni de limite parce qu’elle est comptable ! Elle relève de l’eschatologie pour cela même que, tel un trou noir, elle semble devoir engloutir avec elle espace comme temps !

Le grec cherchait, dans la forme, l’idée qui animait la matière et lui donnait un sens humain ; le bon énarque gestionnaire lui, fait de la forme un moyen, un outil (per-forma) ! Tout est dans les mots, nous le savions déjà ! Devant ce qui croît et éclot, le grec se pose, se retourne et contemple l’acte même du dévoilement ! Le grec sait que la fusis est encore naissance et mouvement ; il devine que la performance est moins dans la saisie de l’être, moins dans la réquisition que dans la contemplation, dans ce spectacle que représente l’excursion hors de la crypte ! Pour lui, qui invente le théâtre comme la philosophie, la mathématique en même temps que la démocratie, tout se joue dans la réunion, dans ce logos qui est la forme même que prend la réunion !

Que reste-t-il de tout cela ?

De cette conversion vers l’orée de la caverne, où douloureusement s’éblouit ce qui s’échappe, ne demeure plus que la perversion qui arraisonne l’être en le transformant en marchandise, en promesse de rente !

C’est bien ainsi que nous paraissons : dans l’obstination gouvernementale à réduire la voilure de l’état, dans le souci de contraindre l’université à une performance que la démarche financière ne peut entendre qu’en terme de brevets et autres applications techniques rentabilisables au moins à moyen-terme, c’est l’avenir que nous soldons !

Je ne sais à quelle aune on peut encore mesurer le temps présent : je sais juste qu’un pays qui rémunère plus ses gardiens de prison que ses instituteurs est un pays qui ne croit plus en son avenir ! Qu’un pays qui vénère plus ses banquiers qu’il n’épaule ses chercheurs est une nation malade de l’immédiat ! Un pays qui n’a pas plus de jugeote que les inconstances adolescentes !