ENTRETIEN
Professeur et chercheur à l'université du Surrey (Grande-Bretagne), Tim Jackson est un économiste atypique.
En
2000, il devient le titulaire de la première chaire de développement
durable créée au Royaume-Uni, à l'université de Surrey. Il y fonde aussi
une unité de recherche croisant l'économie, la psychologie et la
sociologie.
En 2004, nommé à la commission du développement
durable créée par le gouvernement de Tony Blair, le chercheur dirige le
travail du groupe " Redefining Prosperity " qui le conduit à écrire Prospérité sans croissance,
livre publié en 2007 au Royaume-Uni, et deux ans plus tard en France
(De Boeck). C'est l'un des ouvrages d'économie environnementale les plus
marquants de ces dernières années. Alors que 2011 débute, M. Jackson
livre son pronostic sur la croissance et sur les moyens de faire évoluer
le modèle économique actuel, qu'il critique largement. La croissance peut-elle reprendre en 2011 ?
En
ce qui concerne les économies occidentales, la réponse est probablement
non. Les mécanismes destinés à maintenir la croissance ont fragilisé le
système économique en développant un endettement toxique qui a conduit à
l'effondrement des marchés financiers. Or les éléments de cette
dynamique de crise restent à l'oeuvre aujourd'hui, car l'expansion
monétaire illimitée est par nature instable. De surcroît, le prix du
pétrole repart à la hausse.
L'autre aspect de la question est de
savoir si l'on peut poursuivre la croissance sans dommages
environnementaux irréversibles, sachant que nous vivons dans un monde
fini. Pour y parvenir, il faudrait découpler la croissance de la
production matérielle, créer de la valeur économique non dans les biens,
mais dans les services : loisir, santé, éducation...
Est-ce la tendance suivie jusqu'à présent ?
Non.
Les progrès d'efficacité énergétique restent inférieurs à l'expansion
de l'économie. De même, les tendances en ce qui concerne la forêt, l'eau
ou l'érosion des sols vont dans le mauvais sens. Depuis vingt ans, le
discours officiel proclame que la technologie, en dématérialisant
l'économie, va résoudre l'impact environnemental négatif de la
croissance. Mais ce découplage ne se produit pas. Le niveau de
technologie nécessaire pour y parvenir est irréaliste. Ce n'est pas très
populaire de le dire, mais la technologie ne peut plus être considérée
comme la solution à nos difficultés.
La croissance verte est-elle une piste crédible ?
Il
est bien sûr utile d'investir dans une meilleure productivité des
ressources et dans les technologies faiblement carbonées. Mais il
n'empêche, on retombe toujours sur le même problème : -quelle croissance
pouvons-nous atteindre grâce à ces technologies ? Si vous n'analysez
pas en profondeur la dynamique du système, vous faites des hypothèses
irréalistes sur l'efficacité de la technologie
Quelle solution proposez-vous ?
Notre
culture repose sur un appétit continu pour la nouveauté, qui est le
langage symbolique des objets. Nous avons encouragé systématiquement le
comportement individualiste et matérialiste. Cette psychologie
collective est indispensable au modèle actuel, car si les dépenses
baissent, il s'écroule. Mais en récession, par exemple, il est à noter
que les gens épargnent davantage spontanément, ce qui pénalise le
système. Cette épargne supplémentaire - qui se traduit par une moindre
consommation - prouve que le modèle économique actuel peut être en
contradiction avec le comportement des gens. En fait, l'altruisme est
aussi présent chez l'homme que l'individualisme. De même, la course à la
nouveauté est en conflit avec le souhait de beaucoup de se satisfaire
de l'existant. Dans ces conditions, pourquoi privilégier ce côté
individualiste du consommateur, qui n'est qu'une part de la psyché
humaine, et l'encourager systématiquement ?
Comment remodeler le système économique ?
Il
faut suivre trois démarches. La première est d'admettre que l'expansion
économique a ses limites. Nous savons que nos ressources ne sont pas
infinies, nous connaissons et mesurons l'impact écologique de nos modes
de vie, nous devons donc définir les règles d'une économie fonctionnant
dans ce cadre.
La deuxième est de réguler le marché financier, et
plus largement la façon dont nous envisageons l'investissement et le
profit. Les capitalistes distribuent le profit comme ils le souhaitent.
Mais il faudrait mesurer ce dernier autrement - pas seulement en termes
financiers, mais aussi en prenant en compte le social et
l'environnemental - et le ramener au bénéfice de la communauté.
Le
troisième point vise à changer la logique sociale. Le gouvernement peut
agir en modifiant la structure des incitations, en fournissant aux gens
les moyens de s'épanouir autrement, d'une façon moins matérialiste.
Mais cela peut-il permettre de combattre le chômage ?
Le
capitalisme actuel poursuit l'augmentation continue de la productivité
du travail, si bien qu'on produit la même chose avec toujours moins de
gens. Si vous acceptez cette idée que la hausse de la productivité est
la clé du progrès économique, vous n'avez que deux options : l'une c'est
d'avoir moins d'emplois dans l'économie, l'autre est d'en avoir autant,
ce qui signifie toujours plus de croissance - qui se heurte aux limites
des ressources et de l'environnement. Le choix est donc soit de
conserver la croissance de la productivité et d'admettre par conséquent
qu'il y aura moins de travail dans l'économie, ce qui signifie la mise
en place de politiques de réduction du temps de travail ; soit opter
pour la fin de la hausse de la productivité, et développer les services
sociaux - éducation, aide sociale, maintien des espaces publics,
rénovation des bâtiments, etc.
Ces activités sont naturellement
intensives en travail : leur qualité ne s'améliore pas par une
augmentation de la productivité, au contraire. Si l'on suit ce choix, il
y aura certes une baisse des profits, et moins de productivité telle
qu'elle est conventionnellement mesurée, mais plus d'emplois...
Propos recueillis par