Gagner plus pour travailler moins

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Gagner plus pour travailler moins

Christophe Edlinger, 31 ans, trader. Entouré d’expatriés, ce diplômé des Ponts exerce ses talents de spéculateur à Londres et, malgré la crise, pourrait bientôt se retirer, fortune faite.
Par Auréliano Tonet
Libération : lundi 20 août 2007

«I l s sont plus de 300 000 à avoir choisi Londres : les cerveaux fuient, le capital suit, la France décapitée !» Le genre d’accroche qu’on a coutume de lire dans le Point, moins dans Libération. N’empêche. On en connaît tous au moins un, ami, ami d’ami , à s’être engouffré dans l’Eurostar, des étoiles plein la tête. En Bourse, on appelle ça une tendance. Jeunes diplômés d’écoles de commerce ou d’ingénieurs, costumes trendy, ils s’en vont tenter leur chance de l’autre côté du tunnel. La City, c’est quand même une autre paire de manches que la Défense : la promesse de gains à gogo, d’adrénaline virile et besogneuse, que rédiment d’intenses soirées au pub entre expats et de paisibles week-ends du côté de South Kensington. «South Ken» pour les grenouilles, «frogs valley» pour les autochtones, un petit bout de France cossue et verdoyante, où réside Christophe Edlinger, trader pour une banque d’un pays neutre, très férue de discrétion.

De 8 à 21 heures, dans la salle des marchés de sa banque, il coasse, bondit, nage d’un cours à l’autre : Cac, Footsie, Nasdaq. Soirs et week-ends, il revient buller à South Ken. Il y retrouve un appartement de 120 m2 qu’il loue 5000 euros par mois, sa fa mille, ses amis - des compatriotes travaillant, comme lui à la City. C’est au sein de l’antenne locale du Crédit lyonnais qu’il a rencontré Emmanuelle : elle y faisait du contrôle de gestion, lui ses premières armes de trader. Sept ans et un mariage plus tard, elle a arrêté le boulot pour s’occuper de leur fille, Valentine, trois mois à peine. La jeune maman commande par Internet du lait et des yaourts bio made in France. C’est dans cet aller-retour entre ancrage national et échanges globalisés que se joue l’équilibre de notre trader. «J’ai longtemps supporté Arsenal et sa colonie de Frenchies, raconte Christophe, très disert sur le foot londonien. Mais depuis le départ de Thierry Henry à Barcelone, je me sens basculer vers Chelsea, le club de mon quartier.» Soit une équipe comptant douze nationalités, qu’abreuvent les millions d’un oligarque russe.

Les traders ont la réputation d’être à la fois joueurs et mégalos. Sur ce terrain, malgré des dehors discrets et modestes, Christophe Edlinger ne déçoit pas, lui qui s’aventure à comparer sa banque à son nouveau club fétiche : «Comme les Blues de Chelsea, notre équipe, très internationale, est l’une des meilleures d’Europe. Nous espérons passer devant le champion, la Société générale, d’ici peu.» Car le trading n’est pas un sport solitaire, qu’on se le dise : «Nous ne sommes plus dans les années 80, où l’instinct, la coke et les individualités menaient la danse, de Maradona traversant seul le terrain de bout en bout au cliché du trader psychopathe véhiculé par American Psycho de Bret Easton Ellis. Aujourd’hui, le trading est un jeu d’équipe où priment la technique et la tactique. Sans les vendeurs et les mathématiciens qui travaillent avec lui, le trader n’est rien.» Un rôle de finisseur qui l’amène à s’identifier à des buteurs tels Henry ou Drogba, «classes et efficaces», plutôt qu’aux fioritures d’un Zidane ( «il ne court pas assez»).

Comme celle du footballeur de haut niveau, la carrière du golden boy est brève, intense et grassement rémunérée. Christophe perçoit 200 000 euros par an, auxquels s’ajoute un bonus cinq à vingt fois supérieur, selon les gains qu’il réalise sur les marchés. Un salaire «déconnecté du monde réel», mais gagné «honnêtement, sans ruiner personne» : «Si les gens veulent changer le système, qu’ils le fassent.»

Au-delà du stress, des horaires et des enjeux croissants, Christophe Edlinger justifie ses millions par la pénurie de traders expérimentés ( «depuis le milieu des années 90, le métier est en plein boom») et par le «coût de remplacement» qu’induirait son départ. Lui compte déjà deux débauchages à son actif. En 2000, à peine diplômé, il atterrit au Crédit lyonnais : six mois de stage à Londres, un an et demi de trading junior à Hongkong, puis un retour difficile à Paris, où il s’agace de la «fainéantise» de ses collègues, RTT et pauses interminables à la clef. Un chasseur de têtes le ramène à la City, pour la Royal Bank of Scotland, dont le «manque d’ambition» explique son transfert, quelques mois plus tard, chez ses nouveaux amis.

Christophe Edlinger est loin d’être inculte : il a lu tout James Ellroy, dont il goûte la violence teintée d’autobiographie repentante. Sa vocation scientifique, cependant, émerge très tôt : «Les maths, c’est carré, sans ambiguïtés : il n’y a pas de questions existentielles ou morales.» Bac mention très bien, trois ans de prépa ( «une douleur»), puis les Ponts et chaussées, assorti d’un DEA à Jussieu. C’est à la suite d’un cours mémorable, donné, en première année d’école d’ingénieurs, par un trader, qu’il se destine aux mathématiques financières : «Les cours de stochastique dispensés à Paris sont mondialement reconnus, ce qui explique en partie le nombre important de traders français.» Une formation qui lui permet d’accéder rapidement au Graal du métier : le trading de produits dits «exotiques», bien plus complexes que les produits «vanille», car dépendant d’un nombre potentiellement infini de variables et d’indices.

Lui qui vote à droite depuis la terminale, cite Blair comme son politique favori : «Les Français gardent une vision misérabiliste de l’Angleterre. Blair a réussi à faire du social là où il n’y en avait pas, sans que ça tourne au n’importe quoi.» Il ne se dit pas contre une taxe sur les capitaux financiers, mais la voudrait «écolo plutôt que sociale». Tout juste consent-il à louer le «punch», la «jeunesse» et le bouclier fiscal de Sarkozy : «Mais les Français sont-ils prêts à mettre en œuvre les changements qu’il propose ?»

Comme la plupart de ses collègues, Christophe se voit arrêter la bourse d’ici cinq à dix ans : «Tenir les risques pour les banques», calculer les équations à rallonge des produits «Himalaya», les vendre à de gigantesques fonds d’investissements, ça use, ça lasse. Il songe à se stabiliser en France et y vivre d’immobilier. Loin du trading, dont l’univers froid et frénétique «commence à déteindre sur [son] comportement». Le matin, lorsque le métro a du retard, il est le seul, dit-il, à taper du pied d’impatience. Face au risque terroriste, il épouse les valeurs probabilistes de son métier : «Je n’ai qu’une chance sur dix millions de sauter avec la bombe.»Quant à sa relation avec sa fille, il la trouve de plus en plus «interactive». Précisons que l’enfant loge, comme ses parents, juste au-dessus de la salle de ventes de Christie’s… Soudain, Christophe se prend à parler de sa vie comme d’un «entonnoir». Derrière lui, les Ponts, le tunnel sous la Manche, les «Himalaya», un à un franchis ; d’où, peut-être, cette impression diffuse d’achèvement. Adolescent, ce fils d’une fonctionnaire et d’un directeur d’auto-école messins, abonné à Auto Moto, voulait «travailler dans les moteurs, les suspensions». Aujourd’hui, il conduit une Maserati. «Les jeunes Européens vont gagner leur argent en Angleterre. Une fois retraités, ils vont le dépenser en France, un pays moins dynamique, mais plus agréable à vivre.» Christophe a 31 ans. La préretraite n’est plus très loin.