DISCOURS DE GUESDE
Citoyennes, Citoyens, Camarades,
Laissez-moi, tout d'abord, remercier Jaurès d'avoir aussi bien posé la
question, la seule question pour la solution de laquelle vous êtes réunis ce
soir. Jaurès a dit la vérité, au point de vue historique de nos divergences
lorsque, allant au delà de la participation d'un socialiste à un
gouvernement bourgeois, il est remonté jusqu'à ce qu'on a appelé l'affaire
Dreyfus.
Oui, là est le principe, le commencement, la racine d'une divergence qui n'a
fait depuis que s'aggraver et que s'étendre.
LA LUTTE DE CLASSE
Jaurès a eu raison également, lorsqu'il a commencé par vous fournir
l'élément indispensable de tout jugement, lorsqu'il vous a rappelé la
société actuelle divisée en classes nécessairement antagonistes et en lutte
; il a eu raison de vous dire que c'était en vous plaçant sur ce terrain
socialiste, que vous pouviez vous prononcer entre lui et nous. Seulement, à
mon avis, il a été imprudent en invoquant ce qu'il appelle un principe, et
ce que j'appelle, moi, un fait : la lutte de classe. Oh ! il vous l'a très
bien définie, il vous l'a montrée sévissant dans tous les ateliers, sur le
terrain économique ; il vous l'a montrée comme moyen indispensable, le jour
où elle est transportée et systématisée sur le terrain politique, pour en
finir avec les classes, pour affranchir le travail et pour affranchir la
société ; mais ensuite, il vous a dit : « Cette lutte de classe que nous
venons de reconnaître positivement et de proclamer théoriquement ; cette
lutte de classe, nous allons commencer par la laisser de côté comme ne
pouvant pas déterminer notre conduite, notre politique, notre tactique de
tous les jours. » De telle façon qu'il assimilait la lutte de classe au
paradis des chrétiens et des catholiques, que l'on met si loin, si en dehors
de tout, qu'il n'influe pas sur la vie quotidienne, ne dirigeant ni les
volontés, ni les actes des chrétiens et des catholiques d'aujourd'hui,
réduit qu'il est à un simple acte de foi dans le vide.
La lutte de classe, telle que l'a très bien définie Jaurès, si elle ne
devait pas déterminer votre conduite de tous les jours, la politique de la
classe ouvrière, la tactique nécessaire du prolétariat organisé en parti de
classe, serait un mensonge et une duperie : elle est pour nous, elle doit
être au contraire la règle de nos agissements de tous les jours, de toutes
les minutes. (Bravos vifs et répétés.)
Nous ne reconnaissons pas la lutte de classe, nous, pour l'abandonner une
fois reconnue, une fois proclamée ; c'est le terrain exclusif sur lequel
nous nous plaçons, sur lequel le Parti ouvrier s'est organisé, et sur lequel
il nous faut nous maintenir pour envisager tous les événements et pour les
classer.
PREMIERE DÉVIATION
On nous a dit : La lutte de classe existe ; mais elle ne défendait pas, elle
commandait au contraire au prolétariat, le jour où une condamnation inique
était venue atteindre un membre de la classe dirigeante, elle faisait un
devoir, une loi aux travailleurs d'oublier les iniquités dont ils sont tous
les jours victimes, d'oublier les monstruosités qui se perpètrent tous les
jours contre leurs familles, contre leurs femmes et contre leurs enfants.
Ils devaient oublier tout cela ; c'étaient des injures anonymes, des
iniquités anonymes, ne pesant que sur la classe ouvrière - qui ne compte
pas. Mais le jour où un capitaine d'état-major, le jour où un dirigeant de
la bourgeoisie se trouvait frappé par la propre justice de sa classe, ce
jour-là, le prolétariat devait tout abandonner, il devait se précipiter
comme réparateur de l'injustice commise.
Je dis que la lutte de classe ainsi entendue - je reprends mon mot de tout à
l'heure - serait une véritable duperie. Ah ! Jaurès a fait appel a des
souvenirs personnels, il vous a raconté ce qui s'était passé dans le groupe
socialiste de la Chambre des députés à la fin de la législature de 1893-1898
; à ce moment-là, c'était à l'origine de l'affaire elle était, on peut le
dire, encore dans l'œuf, Jaurès vous a dit qu'il y avait les modérés - dont
il n'était pas - et qu'il y avait l'extrême gauche, les avancés, dont il
était, et qu'à ce moment Guesde lui-même poussait à une intervention du
groupe socialiste dans une affaire qui n'avait pas revêtu le caractère
individuel ou personnel.
C'est alors, comme vous l'a dit Jaurès que j'ai protesté contre l'attitude
des modérés : mais savez-vous quel était leur langage ? Jaurès aurait dû
l'apporter à cette tribune. Les modérés ne voulaient pas qu'on se mêlât à
l'affaire parce que, disaient-ils, nous sommes à la veille des élections
générales et que l'on pourrait ainsi compromettre notre réélection. Et ils
ajoutaient : « Ah ! si nous avions encore devant nous une ou deux années
avant que le suffrage universel ait la parole, nous pourrions alors examiner
la question en elle-même et décider si l'intérêt, si le devoir du Parti est
d'intervenir. »
C'est contre cette lâcheté électorale, contre ces hommes qui ne pensaient
qu'à leur siège de député que j'ai protesté (Vifs applaudissements), et que
j'ai dit autre chose encore, car j'ai été plus loin : j'ai dit que si le
suffrage universel, utilisé par le prolétariat, devait aboutir à une simple
question de réélection, de fauteuils à conserver, j'ai dit qu'il vaudrait
mieux rompre avec la méthode parlementaire et nous cantonner dans l'action
exclusivement révolutionnaire.
Est-ce vrai, Jaurès ? N'est-ce, pas le langage que j'ai tenu ? (Bravos
répétés : Mouvements divers.) Permettez, camarades, que j'entre dans le
détail. Jaurès était avec moi alors…
Jaurès : C'est très bien, c'est très juste.
NOTRE ATTITUDE
Guesde : Mais à ce moment-là, camarades, de quoi s'agissait-il ?
S'agissait-il de diviser le prolétariat en dreyfusards et en
anti-dreyfusards de poser devant la classe ouvrière ce rébus de l'innocence
ou de la culpabilité d'un homme ? Car, dans ces termes c'était, et c'est
resté un véritable rébus, les uns jurant sur la parole d'un tel, les autres
sur la parole d'un autre, sans que jamais vous ayez pu pénétrer dans cet
amas de contradictions et d'obscurités pour vous faire, par vous-mêmes, une
opinion. Il ne s'agissait pas d'affirmer, de jurer que Dreyfus était
innocent ; il ne s'agissait pas surtout d'imposer au prolétariat le salut
d'un homme à opérer, lorsque le prolétariat a sa classe à sauver, a
l'humanité entière à sauver ! (Longs applaudissements.)
C'était à propos du procès Zola, lorsque nous avons assisté à ce scandale
d'un chef d'état-major général, de galonnés supérieurs, venant devant la
justice de leur pays et jetant dans la balance leur épée ou leur démission
en disant : « Nous ne resterons pas une minute de plus à notre poste, nous
abandonnerons, nous livrerons la défense nationale, dont nous avons la
charge, si les jurés se refusent au verdict que nous leurs réclamons. »
Dans ces circonstances, j'ai dit à Jaurès que, si une République, même
bourgeoise, s'inclinait devant un pareil ultimatum du haut militarisme, c'en
était fait de la République ; et j'ai ajouté : « Il nous faut monter à la
tribune ; il nous faut demander l'arrestation immédiate, non pas pour leur
rôle dans l'affaire Dreyfus, mais pour leur insurrection devant le jury de
la Seine, du Boisdeffre et de ses suivants. »
Est-ce vrai, encore, citoyen Jaurès ? (Vifs applaudissements.)
Voilà comment j'ai été dreyfusard, c'est-à-dire dans la limite de la lutte
contre le militarisme débordé, allant jusqu'à menacer, sous le couvert d'un
gouvernement complice, d'un véritable coup d'État. Et nous avons été ainsi
jusqu'aux élections ; et aux élections - s'il y a ici des camarades de
Roubaix, ils pourront en témoigner - sur les murs j'ai été dénoncé comme
acquis, comme vendu à Dreyfus. Est-ce que je me suis défendu contre pareille
accusation ? (Non ! Non !) Est-ce que j'ai pensé un instant qu'il y avait là
un certain nombre de voix à perdre et qui allaient assurer le succès de mon
adversaire ? Non, camarades, pas plus alors que jamais je ne me suis
préoccupé des conséquences personnelles que pouvaient avoir mes actes qui
ont toujours été dirigés, déterminés, commandés par l'intérêt de la classe
ouvrière que je représentais, - et que j'entendais représenter seule, car
sur les murailles de Roubaix il y avait, personne ne peut l'oublier : «
Qu'aucun patron ne vote pour moi, qu'aucun capitaliste ne ,vote pour moi ;
je ne veux ni ne puis représenter les deux classes en lutte je ne veux et ne
puis être que l'homme de l'une contre l'autre. »
Voilà le mandat que je vous demandais, que vous m'aviez donné, et que j'ai
rempli. (Vifs applaudissements et bravos.)
DREYFUS ET LE PARTI SOCIALISTE
Mais le lendemain des élections tout avait changé ; il ne s'agissait plus,
cette fois, de brider le militarisme, il ne s'agissait plus de prendre au
collet les généraux ou les colonels insurgés ; il s'agissait d'engager à
fond le prolétariat dans une lutte de personne.
Il y a, disait-on, - et on l'a dit et écrit, non pas une fois, mais cent,
non pas cent fois, mais mille, - il y a une victime particulière qui a droit
à une campagne spéciale et à une délivrance isolée ; cette victime-là, c'est
un des membres de la classe dirigeante, c'est un capitaine d'état-major -
c'est l'homme qui, en pleine jeunesse, fort d'une richesse produit du vol
opéré sur les ouvriers exploités par sa famille et libre de devenir un homme
utile, libre de faire servir la science qu'il doit à ses millions au
bénéfice de l'humanité, a choisi ce qu'il appelle la carrière militaire. Il
s'est dit : « Le développement intellectuel que j'ai reçu, les connaissances
multiples que j ai incarnées, je vais les employer à l'égorgement de mes
semblables. » Elle était bien intéressante, cette victime-là. (Vifs
applaudissements.)
Ah ! je comprends bien que vous, les ouvriers, vous, les paysans, que l'on
arrache à l'atelier, que l'on arrache à la charrue, pour leur mettre un
uniforme sur le dos, pour leur mettre un fusil entre les mains, sous
prétexte de patrie à défendre, vous ayez le droit et le devoir de crier vers
nous, vers le prolétariat organisé, lorsque vous êtes frappés par cette
épouvantable justice militaire, parce que vous n'êtes pas à la caserne de
par votre volonté - parce que vous n'avez jamais accepté ni les règlements,
ni l'organisation, ni la prétendue justice militaire que vous subissez ;
mais lui, il savait ce qu'il avait devant lui lorsqu'il a choisi le métier
des armes ; c'est de propos délibéré qu'il s'est engagé dans cette voie,
partisan des conseils de guerre tant qu'il a cru qu'ils ne frappaient que
les prolétaires et que c'est lui, dirigeant, officier, qui mettrait contre
eux en mouvement cette justice aveugle et à huis clos. Telle était la
victime pour laquelle on avait osé la prétention de mobiliser tout l'effort
prolétarien et socialiste...
Ah ! camarades, on a fait appel à des souvenirs... (Applaudissements.) Oh !
n'applaudissez pas, je vous prie laissez-moi aller jusqu'au bout sans
ajouter, par vos bravos, à ma fatigue on a fait appel à des souvenirs
personnels, je demande à les compléter.
Jaurès, vous a parlé non pas d'un manifeste, mais d'une Déclaration du
Conseil national du Parti ouvrier français.
Ce qu'il ne vous a pas dit, c'est qu'auparavant il y avait eu une espèce de
conseil du socialisme ; il y avait eu, organisée par Millerand et Viviani,
une rencontre entre Jaurès, qui voulait non seulement entrer dans cette
affaire Dreyfus, mais y engager tout le Parti, et nous qui étions d'un avis
contraire.
C'est aux environs de Paris, dans une maison de campagne de Viviani, que
nous nous sommes réunis tous un soir ; et, comme Vaillant n'avait pu être au
rendez-vous, il avait écrit à Jaurès, l'avisant - je fais encore ici appel à
la mémoire de Jaurès...
Jaurès : Mais je ne conteste pas la lettre de Vaillant, je constate qu'elle
ne m'était pas adressée.
Guesde : Soit. Laissant de côté l'intervention de Vaillant sous la forme
d'une lettre à Jaurès, je dis qu'il y a eu, cette nuit-là, bien avant la
déclaration du Conseil national, une réunion dans laquelle Millerand et
Viviani, qui, pas plus que Vaillant et moi, ne voulaient alors que l'on
entraînât le Parti socialiste derrière Dreyfus, se sont joints à moi pour
vous dire : « Citoyen Jaurès, vous ne pouvez pas engager le Parti, vous
n'avez pas le droit d'engager le Parti » - et vous nous avez donné votre
parole de ne faire qu'une campagne personnelle. (Bravos.)
Jaurès : Je l'ai toujours dit.
Guesde : Jaurès reconnaît que ce que je rapporte est l'exacte vérité ; si
j'ai évoqué ces faits, ce n'est d'ailleurs que pour établir les
responsabilités. Quand il vous parlait tout à l'heure de la Déclaration du
Conseil national du Parti ouvrier comme ayant retiré pour ainsi dire nos
troupes engagées, - ce qui constitue un acte de défection et de trahison sur
tous les champs de bataille - Jaurès oubliait de vous dire que la totalité
des socialistes et des organisations consultés lui avait intimé l'ordre de
ne pas engager le Parti socialiste derrière lui.
Lorsque notre Déclaration a paru, elle ne faisait donc que maintenir une
décision qui avait toujours été la nôtre et qui exprimait la volonté
concordante des différentes fractions socialistes.
Oh ! je pourrais aller plus loin dans ces détails personnels ; mais je
m'arrête, estimant que ce que j'ai rappelé est suffisant, et je reviens à
notre terrain de classe. Je dis que nous ne pouvons reconnaître à la
bourgeoisie, lorsqu'une injustice frappe un des siens, le droit de
s'adresser au prolétariat, de lui demander de cesser d'être lui- même, de
combattre son propre combat, pour. se mettre à la remorque des dirigeants
les plus compromettants et les plus compromis ; car il est impossible de ne
pas se souvenir que le principal meneur de cette campagne contre une
iniquité individuelle, avait déposé un projet de loi qui était la pire des
iniquités contre une classe ; révolté par un jugement de conseil de guerre
qui aurait frappé un innocent, il n'avait pas craint de frapper sans
jugement, tous les ouvriers et employés des chemins de fer, en voulant
qu'avec le droit de grève on leur enlevât le moyen de défendre leur pain:
c'était là l'homme de la vérité c'était là l'homme de la justice ! et il
aurait fallu que même les serfs des voies ferrées oubliassent le crime
projeté contre leur classe pour faire cause commune avec M. Trarieux, avec
M. Yves Guyot, avec la fine fleur des bourgeois exploiteurs (Rires et
applaudissements) ou ayant théorisé l'exploitation des travailleurs ; il
aurait fallu, et on aurait pu - tout en maintenant la lutte de classe -
coudre le prolétariat à cette queue de la bourgeoisie emprisonneuse qui
avait derrière elle la bourgeoisie fusilleuse de 1871.
Ah ! non, camarades. A ce moment-là, le Parti ouvrier a crié : Halte là ! A
ce moment il a rappelé les travailleurs à leur devoir de classe ; mais il ne
leur prêchait pas le désintéressement ou l'abstention. La Déclaration
portait en toutes lettres : Préparez-vous à retourner, contre la classe et
la société capitaliste, les scandales d'un Panama militaire s'ajoutant aux
scandales d'un Panama financier. Ce que nous voyions, en effet, dans
l'affaire Dreyfus, c'était les hontes étalées qui atteignaient et ruinaient
le régime lui-même. Il y avait là une arme nouvelle et puissante, dont on
pouvait et dont on devait frapper toute la bourgeoisie, au lieu de mobiliser
et d'immobiliser le prolétariat derrière une fraction bourgeoise contre
l'autre...
Vous évoquiez tout à l'heure l'admirable révolutionnaire qu'était
Liebknecht. Or, il a pris la parole dans cette affaire Dreyfus, et ça été,
comme notre Parti ouvrier, pour désapprouver votre campagne :
«
Je ne l'approuve pas, - vous écrivait-il - je ne peux pas l'approuver, parce
que vous avez porté de l'eau au moulin du militarisme, du nationalisme et de
l'antisémitisme. » C'est la vérité, camarades ; au bout de l'affaire
Dreyfus, il n'y a pas eu de suppression des conseils de guerre, il n'y a pas
eu la moindre modification à la justice militaire, il n'y a rien eu de ce
qu'on vous promettait ; il y a eu un homme qui a été arraché à son rocher de
l'île du Diable ; campagne personnelle, elle n'a eu qu'un résultat
personnel. (Mouvements divers.)
L'EMBOURGEOISEMENT
Oh ! je me trompe, il y a eu quelque chose, et ce quelque chose, c'est
Jaurès lui-même qui a eu le courage de le confesser. Il vous a dit : De
l'affaire Dreyfus, de la campagne que j'ai menée avec un certain nombre de
socialistes pour Dreyfus, il est sorti la collaboration d'un socialiste à un
gouvernement bourgeois. Cela est vrai, citoyen Jaurès, et cela suffirait, en
espèce de coopération socialiste dehors du reste, pour condamner toute dont
vous vous vantez.
Oui, il a fallu cette première déformation, il a fallu l'abandon de son
terrain de classe par une partie du prolétariat pour qu'à un moment donné
ont ait pu présenter comme une victoire la pénétration dans, un ministère
d'un socialiste qui ne pouvait pas y faire la loi, d'un socialiste qui
devait y être prisonnier, d'un socialiste qui n'était qu'un otage, d'un
socialiste que M. Waldeck-Rousseau, très bon tacticien, a été prendre dans
les rangs de l'opposition, pour s'en faire une couverture, un bouclier, de
façon à désarmer l'opposition socialiste (Bravos), de façon à empêcher les
travailleurs de tirer, non seulement sur Waldeck-Rousseau, mais de tirer sur
Galliffet, parce qu'entre eux et Galliffet, il y avait la personne de
Millerand. (Nouveaux applaudissements.)
Ah ! vous dites et vous concluez que vous aviez raison dans la campagne
Dreyfus parce qu'elle a conduit Millerand dans le cabinet Waldeck
Rousseau-Galliffet. Je dis, moi, que là est la condamnation définitive de
cette campagne. il a suffi qu'une première fois le Parti socialiste quittât,
fragmentairement son terrain de classe ; il a suffi qu'un jour il nouât une
première alliance avec une fraction de la bourgeoisie, pour que sur cette
pente glissante il menace de rouler jusqu'au bout. Pour une oeuvre de
justice et de réparation individuelle, il s'est mêlé à la classe ennemie, et
le voilà maintenant entraîné à faire gouvernement commun avec cette classe.
Et la lutte de classe aboutissant ainsi à la collaboration des classes,
cette nouvelle forme de coopérative réunissant dans le même gouvernement un
homme qui, s'il est socialiste, doit poursuivre le renversement de la
société capitaliste, et d'autres hommes, en majorité, dont le seul but est
la conservation de la même société, on nous la donne comme un triomphe du
prolétariat, comme indiquant la force acquise par le socialisme. Dans une
certaine mesure, oui, comme le disait Lafargue. C'est parce que le
socialisme est devenu une force et un danger pour la bourgeoisie, à laquelle
il fait peur, que celle-ci a songé à s'introduire dans le prolétariat
organise pour le diviser et l'annihiler ; mais ce n'est pas la conquête des
pouvoirs publics par le socialisme, c'est la conquête d'un socialiste et de
ses suivants par les pouvoirs publics de la bourgeoisie.
Et alors, nous avons vu, camarades, ce que j’espérais pour mon compte ne
jamais voir, nous avons vu la classe ouvrière, qui a sa République à faire,
comme elle a sa Révolution à faire, appelée à monter la garde autour de la
République de ses maîtres, condamnée à défendre ce qu'on a appelé la
civilisation capitaliste.
Je croyais, moi, que quand il y avait une civilisation supérieure sous
l'horizon, que lorsque cette civilisation dépendait d'un prolétariat
responsable de son affranchissement et de l'affranchissement général c'était
sur cette civilisation supérieure qu'on devait avoir les yeux obstinément
tournés ; je croyais qu'il fallait être prêt à piétiner le prétendu ordre
d'aujourd'hui pour faire ainsi place à l'autre.
Il paraît que non ; il paraît que les grands bourgeois de 1789 auraient dû
se préoccuper de défendre l'ancien régime, sous prétexte des réformes
réalisées au cours du XVIIIe siècle ; je croyais, moi, qu'ils avaient marché
contre ce régime, qu'ils avaient tout balayé, le mauvais et le bon, le bon
avec le mauvais et je croyais que le prolétariat ne serait pas moins
révolutionnaire, que, classe providentielle à son tour, appelé à réaliser, à
créer une société nouvelle, émancipatrice, non plus de quelques-uns, mais de
tous, il devait n'avoir d'autre mobile que son égoïsme de classe, parce que
ses intérêts se confondent avec les intérêts généraux et définitifs de
l'espèce humaine tout entière!
La nouvelle politique que l'on préconise au nom de la lutte de classe
consisterait donc à organiser à part, sur son propre terrain, le
prolétariat, et à l'apporter ensuite, comme une armée toute faite, à un
quelconque des états-majors bourgeois. Alors que, abandonnée par les
salariés, qui sortaient de ses rangs politiques au fur et à mesure de leur
conscience de classe éveillée, la bourgeoisie se sentait perdue, on nous
fait aujourd'hui un devoir pour demain, comme pour hier, de nous porter à
son secours chaque fois que se produira une injustice, chaque fois qu'une
tache viendra obscurcir son soleil.
Ah ! camarades, s'il vous fallait faire disparaître l'une après l'autre
toutes ces taches, non seulement vos journées, mais vos nuits n'y
suffiraient pas et vous n'aboutiriez pas à nettoyer ce qui est innettoyable
; mais à ce travail de Pénélope, vous auriez prolongé la domination qui vous
écrase, vous auriez éternisé l'ordre de choses d'aujourd'hui qui pèse sur
vos épaules, après dix-huit mois de collaboration socialiste au pouvoir
bourgeois, aussi lourdement qu'à l'époque des Méline, des Dupuy et des
Périer.
COLLECTIVISME ET RÉVOLUTION
Il n'y a rien de changé et il ne peut rien y avoir de changé dans la société
actuelle tant que la propriété capitaliste n'aura pas été supprimée et
n'aura pas fait place à la propriété sociale c'est-à-dire à votre propriété
à vous.
Cette idée-là que, depuis vingt et quelques années, nous avons introduite
dans les cerveaux ouvriers de France, doit rester l'unique directrice des
cerveaux conquis et doit être étendue aux cerveaux d'à côté où la lumière
socialiste ne s'est pas encore faite. C'est là notre tâche exclusive ; il
s'agit de recruter, d'augmenter la colonne d'assaut qui aura, avec l'État
emporté de haute lutte, à prendre la Bastille féodale ; et malheur à nous si
nous nous laissons arrêter le long de la route, attendant comme une aumône
les prétendues réformes que l'intérêt même de la bourgeoisie est quelquefois
de jeter à l'appétit de la foule, et qui ne sont et ne peuvent être que des
trompe-la-faim. Nous sommes et ne pouvons être qu'un parti de révolution,
parce que notre émancipation et l'émancipation de l'humanité ne peuvent
s’opérer que révolutionnairement.
Nous détourner de cette lutte, camarades, c'est trahir, c'est déserter,
c'est faire le jeu des bourgeois d'aujourd'hui qui savent bien, comme le
disait Millerand à Lens, que le salariat n'est pas éternel, qui savent bien,
comme l'a répété, comme un écho, Deschanel à Bordeaux, que le prolétariat
est un phénomène provisoire... mais qui renvoient la disparition de cette
dernière forme de I’esclavage à je ne sais quelle date plus éloignée que le
paradis même des religions, qui au moins doit suivre immédiatement votre
mort. Vous ne vous paierez pas de cette monnaie de promesses, vous êtes
actuellement trop conscients et trop forts.
PAS DE CONFUSION
Mais Jaurès a été plus loin ; il a essayé d'assimiler l'action électorale du
socialisme emmanchant le suffrage universel comme un moyen de combat, à
l'action ministérielle par la bourgeoisie gouvernementale. Il a été encore
au-delà, il a prétendu qu'en installant avec vos propres forces Carette à
l'hôtel de ville de Roubaix et Delory à l'hôtel de ville de Lille, vous
aviez autorisé Millerand à accepter un morceau de pouvoir de la classe
contre laquelle vous êtes obligés de lutter jusqu'à la victoire finale. Il
vous a cité, d'autre part, certaines paroles de Liebknecht, qui aurait
condamné en 1869 l'entrée des socialistes dans les parlements bourgeois,
alors que la même année il se laissait porter avec Bebel dans le Reichstag
de la Confédération de l'Allemagne du Nord ; il vous a rappelé que
Liebknecht a pénétré également dans le Landtag de Saxe alors qu'il y avait
un serment à prêter et que Liebknecht disait : « Si nous n'étions pas
capables de passer pardessus cet obstacle de papier, nous ne serions pas des
révolutionnaires. »
Quel rapport est-il possible d'établir entre les deux situations ? Pour
entrer dans le Reichstag de la Confédération de l'Allemagne du Nord, il
fallait y être porté par les camarades ouvriers organisés ; il fallait y
entrer par la brèche ouverte de la démocratie socialiste ; on était le fondé
de pouvoir de sa classe. Il fallait pour le Landtag de Saxe, prêter serment
dérisoire, comme celui que Gambetta devait prêter à l'Empire, n'empêchait
pas que ce fût en ennemi qu'on s'introduisait dans l'Assemblée élective,
comme un boulet envoyé par le canon populaire... Et vous osez soutenir que
les conditions seraient les mêmes de Millerand acceptant un portefeuille de
Waldeck-Rousseau ? C'est le prolétariat, paraît-il, qui l'année dernière, a
donné un tel coup d'épaule électoral que la brèche a été faite par laquelle
Millerand a passé ? Une pareille thèse n'est pas soutenable. Il est arrivé
au gouvernement appelé par la bourgeoisie gouvernementale. (Applaudissements
et bravos.) Il y est arrivé dans l'intérêt de la bourgeoisie gouvernementale
qui, autrement n'aurait pas fait appel à son concours. On pouvait constituer
un ministère, même de plus de défense républicaine que celui dont nous
jouissons depuis dix-huit mois, sans qu'un socialiste en fît partie. Vous
avez parlé du cabinet Bourgeois ; il n'y avait pas de socialiste dans ce
cabinet et il a fait, on peut l'affirmer, une oeuvre plus républicaine que
le cabinet d'aujourd'hui. Une preuve, entre autres, c'est que la loi sur les
successions, votée alors, n'a pas trouvé grâce devant le gouvernement de
défense républicaine de l'heure présente, qui compte un socialiste, et qui a
lâché une partie de la réforme d'alors. (Bravos.)
Camarades, le jour où le Parti socialiste, le jour où le prolétariat
organisé comprendrait et pratiquerait la lutte de classe sous la forme du
partage du pouvoir politique avec la classe capitaliste, ce jour-là il n'y
aurait plus de socialisme ; ce jour-là il n'y aurait plus de prolétariat
capable d'affranchissement ; ce jour-là, les travailleurs seraient redevenus
ce qu'ils étaient, il y a vingt-deux ans, lorsqu'ils répondaient, soit à
l'appel de la bourgeoisie opportuniste contre la bourgeoisie monarchiste
soit à l'appel de la bourgeoisie radicale contre la bourgeoisie opportuniste
; ils ne seraient plus qu'une classe, qu'un parti à la suite, domestiqué
sans raison d'être et surtout sans avenir.
EN COMBATTANT
Je me souviens d'un parti républicain dont j'ai été, le vieux parti
républicain, qui se refusait au genre de compromission que l'on voudrait
imposer aujourd'hui à notre Parti socialiste. L'Empire ayant fait appel,
réellement appel à un des Cinq, à Émile Ollivier, quoiqu'il s'agît alors de
transformer, ce qui était possible, l'Empire dictatorial en Empire libéral,
quoiqu'il y eût au bout de cette collaboration d'un républicain au
gouvernement de Bonaparte la liberté de réunion et de presse et le droit de
coalition ouvrière, malgré tout, à l'unanimité, la bourgeoisie républicaine,
plus intransigeante, possédant sur ses élus une maîtrise plus complète,
n'hésita pas à exécuter comme traître M. Émile Ollivier.
N'aurions-nous donc ni l'énergie, ni la conscience des républicains
bourgeois de la fin de l'Empire ? Ce n'est d'ailleurs là que la partie
incidente de mon rappel au passé. Ce que je voulais mettre en lumière, c'est
que le parti républicain sous l'Empire, comme le Parti socialiste
aujourd'hui disait : « Il faut faire la République, mais il faut marcher en
combattant. »
Cela n'a pas duré longtemps. Un homme est venu, c'était Gambetta, et je me
rappelle en 1876, à Belleville, il prononçait les paroles suivantes : « Je
ne connais que deux manières d'arriver à mon but, en négociant ou en
combattant ; je ne suis pas pour la bataille. »
C'était là l'arrêt de mort du vieux parti républicain ; l'opportunisme était
né, et l'opportunisme républicain, c'était la stérilité républicaine,
c'était l'avortement républicain, incapable en trente années d'aboutir même
aux réformes politiques qui sont un fait accompli par delà nos frontières,
aux États-Unis d'Amérique ou dans la République Helvétique ; c'était je le
répète, la mort du parti républicain bourgeois ! Eh bien, aujourd'hui, nous
nous trouvons, nous, parti de classe, nous, parti socialiste, avec des
responsabilités plus grandes, avec des nécessités qui s'imposent plus
impérieusement, devant les deux mêmes politiques : les uns préconisant la
prise du pouvoir politique en combattant, les autres poursuivant cette prise
du pouvoir partiellement, fragmentairement, homme par homme, portefeuille
par portefeuille, en négociant.
Nous ne sommes pas pour le négoce : la lutte de classe interdit le commerce
de classe ; nous ne voulons pas de ce commerce-là ; et si vous en vouliez,
camarades de l'usine, camarades de l'atelier, prolétaires qui avez une
mission à remplir, la plus haute mission qui se soit jamais imposée à une
classe, le jour où vous accepteriez la méthode nouvelle, ce jour-là non
seulement vous auriez fait un marché de dupes mais vous auriez soufflé sur
la grande espérance de rénovation qui aujourd'hui met debout le monde du
travail...
CLASSE CONTRE CLASSE
Aujourd'hui ce qui fait la force l'irrésistibilité du mouvement socialiste,
c'est la communion de tous les travailleurs organisés poursuivant, à travers
les formes gouvernementales les plus divergentes, le même but par le même
moyen : l'expropriation économique de la classe capitaliste par son
expropriation politique.
Cette unité socialiste, jaillie des mêmes conditions économiques, serait
brisée à tout jamais le jour où au lieu de ne compter que sur vous-mêmes,
vous subordonneriez votre action à un morceau de la classe ennemie, qui ne
saurait se joindre à nous que pour nous arracher à notre véritable et
nécessaire champ de bataille.
La Révolution qui vous incombe n'est possible que dans la mesure où vous
resterez vous-mêmes, classe contre classe, ne connaissant pas et ne voulant
pas connaître les divisions qui peuvent exister dans le monde capitaliste.
C'est la concurrence économique qui est la loi de sa production et c'est la
concurrence politique ou les divisions politiques qui, soigneusement
entretenues, lui permettent de prolonger sa misérable existence.
Si la classe capitaliste ne formait qu'un seul parti politique, elle aurait
été définitivement écrasée à la première défaite dans ses conflits avec la
classe prolétarienne. Mais on s'est divisé en bourgeoisie monarchiste et en
bourgeoisie républicaine, en bourgeoisie cléricale et en bourgeoisie libre
penseuse, de façon à ce qu'une fraction vaincue pût toujours être remplacée
au pouvoir par une autre fraction de la même classe également ennemie.
C'est le navire à cloisons étanches qui peut faire eau d'un côté et qui n'en
continue pas moins à flotter insubmersible. Et ce navire-là, ce sont les
galères du prolétariat sur lesquelles c'est vous qui ramez et qui peinez et
qui peinerez et qui ramerez toujours, tant que n'aura pas été coulé, sans
distinction de pilote, le vaisseau qui porte la classe capitaliste et sa
fortune, c'est-à-dire les profits réalisés sur votre misère et sur votre
servitude. (Applaudissements et bravos répétés.)