En fait

Expression irritante, qui revient dans les propos quotidiens, comme pour mieux ponctuer de réalité l'inanité de notre regard. Nous ne tenons jamais tant au réel que dès lors qu'il s'enfuit ou nous échappe.

Ce n'est qu'impéritie de langage, anodine, qui illustre, au mieux, la contagion des mots; au pire,  la porosité de l'esprit.

Je devine bien, et comprends les mécanismes de cette langue soutenue, si éloignée de notre langue quotidienne, qui nous oblige à une élégance inaccoutumée, à une précision rugueuse où nous restons malhabiles. Telles des béquilles, nous cherchons dans ces explétions des ponctuations que nos gestes ou nos vocalises ne savent pas toujours offrir. Mais pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre. J'ai entendu, qui se seront succédé comme feuille au vent, les voilà, si vous voulez et autre donc qui ne rythmaient rien d'autre que le gué immaîtrisé d'une phrase à l'autre. Parce qu'il est difficile, assurément, de déployer sa pensée, que cette dernière réside précisément dans le recueil, le rassemblement des éclisses éparses de nos idées, qu'il y a pensée, justement dans la connexion logique que nous posons, imposons ou reposons entre les idées, il y cohérence à retrouver dans nos manies, la figure du lien, figure d'autant plus obsédante qu'elle est défaillante où, en tout cas, difficile à recueillir.

Mais justement, pourquoi celle-ci, pourquoi cet en fait protubérant qui déchoit aux règles de la pensée?

Serait-ce que subitement nous aurions oublié que la pensée, puisque langage, était combinatoire de concepts, de représentations et non de réalité?

Serait-ce que désormais nous eussions à ce point confondu pensée et technique que, décidément, notre espace soit sournoisement grevé de ce  pragmatisme empirique, si furieusement dogmatique que plus aucun recul, retrait ne soit  désormais possible, que nous ne considérions plus dans la réalité que des faits de pensées, des objets mis à disposition de nos appétences ou représentations?

Car il s'agit bien de cela: nous avons perdu le monde dans cette affaire! Nous ne parlerons jamais autant de lui que depuis qu'il s'est retiré.

Oui, cet en fait, n'est autre que notre fait. Et le monde est en train de nous le dire, notre fait! Nous ne pouvons plus habiter le monde en poète, parce qu'il n'est plus de monde qui nous soit extérieur; ne subsistent plus que marchandises, gisements de plus-values, stocks où puiser.

Sans doute avons-nous épuisé le monde sous la mégalomanie de nos appétences: nous avons pu longtemps croire qu'il fût pérenne! qu'il fût seulement nature. Son irruption, sous forme de menace, dans notre histoire, nous gêne et inquiète! A raison!

Nous avons refoulé le fait, est-ce pour cela que nous l'invoquons dans cette explétion presque magique qui vise à conjurer le sort?

C'est ceci même qui inquiète: que cette redondance marque à la fois le retrait de l'être et le délitement de la pensée!

 


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