Portable

Coypel

C'est, parait-il, le signe de la modernité! Être mobile, flexible; être partout, ou joignable partout. La frontière qui me protégeait de l'extérieur est désormais poreuse. Il n'y a plus rien de privé, ou presque. A chaque instant, je suis joignable, appelable. L'oeil, dans la tombe regarde Caïn: je ne sais si ma culpabilité désormais est cosmique; je sais seulement que je suis désormais l'essence même de ce qui est imputable. Adam cherchait à se cacher pour éviter le regard réprobateur de Dieu, mais la honte d'être nu l'envahissait, et, inévitablement il fut reconnu. Et chassé!

Nous avons réinventé, de la pire des façons, le nomadisme! De désirer ainsi être ouverts à la rosée des vents, nous ne sommes plus de nulle part, de ne pouvoir plus voyager. Où que nous allions, c'est notre propre monde que nous transportons! Les frontières ont disparu sous la boursouflure de nos prétentions. Le monde s'est refermé sur lui-même en croyant s'ouvrir, et le mouvement lui-même se rapetasse sur l'inertie.

Il fallait peut-être lire Aristote: ou ne pas se prendre pour Dieu! Le moteur est immobile et il est faux que l'immobilité soit motrice. Les chemins ne mènent plus nulle part, parce qu'à force de désirer être partout, nous ne sommes plus de nulle part. Exilés hors du monde, hors de notre monde, nous avons suscité la portabilité extrême: la volatilité. Rien ne reste, ne subsiste, non plus les paroles que les actes.

Vient le temps non de l'insouciance, mais de l'impuissance comme si nous étions désormais condamnés, pour le parjure de nous être pris pour des dieux, de n'être même plus des hommes. Réduits au rang de simple contact, nous voici reclus à la connectivité absolue. Nous savions n'être que de passage, nous sommes le passage lui-même, désormais.

Impuissants surtout, comme si rien de ce que nous pouvions encore dire, écrire ou faire, ne devait, ne pouvait produire quelque effet sur l'autre, le monde voire nous-mêmes. Fuyants, ou faux-fuyants, fantômes peut-être, simplement. Fous d'enracinement d'avoir asséché la terre. Nous avons pulvérisé nos sols et la poussière qui s'envole ainsi aux vents mauvais, emportant nos rêves et nos identités dit et redit, clame obsédante, la liturgie de notre mort. Elle est notre ironie, la figure même ce que nous rêvâmes!

Non, il n'est pas vrai que le souffle toujours annonce l'esprit. Parfois, c'est vrai, il l'inspire; aujourd'hui il l'expire.

Celui qui vulgairement appelait les sous-hommes par leur numéro, participait de ce crime absolu par quoi l'on épuisa l'homme en l'homme. De manière plus doucereuse, nos portables font de même: les numéros, même pas cachés, nous sont désormais comminatoires que nous ne retenons même plus, conservés qu'ils sont dans le répertoire magnétique de nos amnésies. Oui, nous sommes des numéros! Plus que des numéros! Coupables de ne même pas le réaliser!

Alors, comme une bobine vide, tournoyant encore par la seule force de son inertie, comme un pantin aux membres brinquebalants que le marionnettiste abandonne aux quolibets des impatiences juvéniles, nous nous agitons, parlons! Mais dans cette Babel infernale, le bruit équivaut au silence!

Je sais aujourd'hui ce qu'épuisement signifie: le retrait de l'être!

 

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