Moïse
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Assis là, sur ce rocher qui offrait à ses yeux le seul promontoire qui lui ouvrît suffisamment l'horizon pour embrasser enfin l'infinie douceur de la Parole divine; hébété, comme abasourdi par une révélation qui annulait toutes les autres; taciturne comme seuls peuvent l'être les hommes dont l'âme a frôlé l'étale douceur de la plénitude; prêt à mourir tant il lui semblait alors avoir éprouvé tout ce qu'âme humaine peut endurer; aux confins de l'enthousiasme, devant ces cimes où Dieu venait juste de le convoquer, mais du désespoir aussi de parvenir jamais à s'y exhausser, Moïse, vidé de tant de parousie offerte, rêvassait tandis que son bras, presque par mégarde, balayait le sol de son bâton, comme s'il avait inconsciemment désiré que la terre, sacrée de tant d'indicible rencontre, restât vierge de toute trace, de toute empreinte humaine, même la sienne, tant son indignité en eût souillé la sainteté.
Combien d'heures, combien de jours resta-t-il ainsi, non pas prostré, mais transi sur le roc élyséen de ses extases? Nul ne le sut. Rien ne semblait devoir l'atteindre; ni la faim, ni le sommeil. Sans doute serait-il demeuré ainsi, dans cet impassible regard qui n'entend plus le bleuté du firmament ni ne voit la nostalgique mélopée du rossignol si la voix céleste, fulminante, n'avait de nouveau grondé, le rappelant de son sommeil éternel aux sourdes contingences de l'heure.

Mêlant en un adorable hourvari, la promesse de l'aube et les lourdes passées noirâtres de l'ouragan, le ciel déchira cette qualité de silence où Moïse avait laissé baigner son âme, pour tonner encore de cette menace abyssale qui transit l'âme et fait le cœur tressaillir.
Alors le Seigneur envoya un signe.
Sans qu'il le réalisât immédiatement, Moïse vit l'ineffable tétragramme, tracé sur le sable de ce bâton qu'il tenait serré, qui échappa cependant à sa main, quand, quelques secondes auparavant, il dessinait encore ses lignes enfiévrées qui ne trahissaient rien d'autres que la vacuité de son âme et la vaniteuse finitude des hommes. Son cœur manqua d'imploser d'étonnement et d'angoisse. Il ne s'appartenait plus. Quelque chose, qui n'était pas le hasard, avait saisi son bras et guidait son âme.
Le buisson si ardent qu'il crut ses yeux muets à jamais, avait essarté son âme. Jamais homme ne subit cela: cette absolue sensation d'évidement qui corroda ses souvenirs de grandeur, la noblesse où il avait été élevé et le dernier lambeau de fraternité qui le liait encore à Pharaon. Moïse se délitait en lui comme si la présence divine ne pouvait se conjuguer qu'avec le retrait de l'homme. La moindre parcelle de désir ou de volonté, le dernier écho d'identité s'effritait à présent devant la lumière impérieuse qui le convoquait au-delà, loin au devant de lui-même. Son cerveau, même, cédait devant ces images soudain confuses et contradictoires qui le ramenaient à l'enfance de ses peurs. En lui, vacuité et plénitude s'emmêlèrent en un tourbillon où la raison s'égarait cherchant désespérément l'aspérité d'un mot où s'agripper. Il n'était plus lui-même et son âme, trop étroite désormais pour accueillir l'ultime élan de la grâce divine, s'écartela jusqu'à la démesure.
Il fallait que l'homme mourût en Moïse pour que naisse le prophète.
Mais s'il n'était déjà plus lui-même, il n'était pas encore la bouche de Dieu. Tout juste égaré, entre l'être et le silence, grand corps brisé, abandonné d'avoir été trop assiégé. Pour d'imperceptibles secondes encore, Dieu sembla s'être retiré l'abandonnant à son rocher comme pour laisser à son âme l'espace du recueillement. Mais, trop à l'étroit dans ses chairs lascives, Moïse souffrit. Or, Dieu toujours s'avance sans coup férir, tant la nuque humaine se raidit devant les incessants coups du glaive divin. Ainsi, après qu'il crut tout perdre, sa voix, son passé, son âme et son avenir, Moïse subitement recouvra tout ensemble. De sa main, il tenait l'indicible: LE NOM DE DIEU.
Son âme ressaisie, mais ses muscles aussi, tendus à l'extrême, chaque parcelle de sa peau, chaque recoin de son corps, la moindre pliure de son esprit, quoique effacés par l'incompréhensible image, pourtant criante de pureté, se concentrèrent comme tendus dans le geste de ces doigts.
On eût dit que sa main avait aspiré tout ce qui lui restait de chair, de sang de sueur et de force. Oui, l'homme avait une main! Mais cette main avait vu dieu. Et briller comme autant d'enivrantes sentences les dix mélopées qui décideraient du genre humain.
Il n'écrivait pas. Non! Les mots ne surgissaient ni de son âme ni de sa pensée.
Il était les mots.
En lui, la Parole incarnée, embrasait la main et résonnait le sol. Il n'écrivait pas: il était l'écriture. Jamais le symbole n'avait tant confiné à la perfection de l'être.
Une à une les dix impérieuses exhortations rythmèrent le souffle de Moïse; sublimes de simplicité, telle une destinée qu'aucune poussière ne dévierait jamais. Et les lueurs du jour, d'abord hasardées, bientôt impétueuses, tel un ruisseau juvénile d'ardeurs devenant torrent irrépressible de majesté, n'en parurent que plus mélodieuses encore.
Dans cet interstice immense qui sépare Dieu de son œuvre, là où son âme errante laissait s'insinuer la ferveur, Moïse devint l'instrument de la miséricorde pour que la parole gravée dans l'airain, récolte un à un les éclats épars de la finitude humaine. L'aubade monta des abysses et la création tout entière, fièrement rivée aux amarres de la lumière enfin décelée, se leva pour marcher; le regard franc; le pas volontaire.
C'était beauté de voir les cuivres tonitruants de la promesse résonner enfin, scandant l'odyssée périlleuse de l'être. Car, soudainement, la création exhaussée, se présenta aux rives de l'Etre. Dieu n'était plus si loin, mais seulement là, sur l'autre berge du fleuve de parole qui l'unissait à l'homme. Lui seul pouvait en traverser les eaux dormantes aux sublimes secondes où la Parole le compénétrait; mais plus jamais désormais, son peuple ne serait seul à s'extirper douloureusement des traverses méphitiques de l'orgueil. Priant, le regard obsédé de grandeur, tourné vers l'autre berge du fleuve, Israël enfin verrait éclore la Parole, entendrait la défaite honteuse des Ténèbres.
Alors s'engagea l'incroyable dialogue: montant de la vallée, sourdement réverbérée puis emmurée par l'âcre escarpement des rocs, scandée par l'écho, exhaussée jusqu'au cimes arides du Sinaï, la prière ivre de ferveur des fils d'Israël s'éleva tandis que s'abattirent sur la montagne sacrée, l'ondée purificatrice, l'éclair aveuglant et le tonnerre colérique.
Et, miracle, l'orage entrelaçant l'ample mélopée, ensemença le dialogue de la pensée humaine et de la parole divine. Moïse, au centre de ce sublime hymen, tenant de ses deux bras enfin solides qui désapprirent alors de trembler, la colère impérieuse et sainte et la foi candide, si fragile encore, joignit alors les mains et célébra leur Alliance.
Un peuple était né!
L'histoire humaine pouvait enfin commencer: dans les ombres moirées de l'ouragan, l'Alliance ouvrit les écharpes de lumière et dessina un chemin de gloire.
Moïse sut alors que le temps était de reprendre son bâton de pèlerin, de redescendre dans la caverne belliqueuse du temps, pour conduire son peuple vers la terre promise.

 

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