L'orée

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Errante, hagarde, bafouée par les vents qui giflaient des joues trop pâles pour ne pas transpirer l'angoisse, trop affaissées pour ne pas exsuder la misère, elle baguenaudait tout autour du parvis à la recherche d'on ne sait quoi, comme si l'objet de sa quête restait cela seul qui pût encore l'accrocher à la vie ou que sa perte signât définitivement un évidement à quoi elle ne sut jamais se résoudre. Grande, au-delà de toute discrétion, parce qu'il lui fut à jamais interdit d'entre les femmes passer inaperçue, brune à en noircir oncques rêve, bravache à en tuméfier les plus humbles timidités, elle était de ces femmes que le destin choisit pour rappeler  à la paresse qu'il n'est pas de chemin tout fait.

Fières comme certitudes au vent, les flèches de la cathédrale s'enfonçaient dans la brume comme assurées de ne s'y point perdre, en dépit de cette ombre qu'elles dédaignaient de projeter sur un sol sournoisement orphelin de tout repère, de toute trace, de tout pas! Pythagore, voûté sur son écritoire au recoin du portail royal semblait indifférent à ce qui ne dorait pas ses vers; seule la synagogue semblait quêter l'alentour mais ses yeux bandés la condamnaient d'emblée.

Elle ne savait même plus d'où elle venait tant elle avait marché, droit devant elle, ne réalisant même pas qu'en réalité ses pas intempestifs la ramenaient au seuil de son infini désarroi. On ne fuit jamais tant croît l'aride thébaïde qui nous pourchasse jusqu'au creux des reins, et fouaille nos âmes. Se lever matin et ne pouvoir arborer de sourire pour personne, s'apprêter en vain parce que personne ne vous verra, essuyer jusqu'au dégoût l'antique malédiction qui vous rejette en deçà des bruissements quotidiens, vivre malgré tout, non pour espérer mais pour l'entêtement sot  d'une lueur annoncée, et marcher, marcher mais marcher encore!

Elle était partie, un jour, sans trop savoir où aller, parce qu'il le faut bien, parce que c'était ainsi qu'on lui avait appris qu'il fallait, qu'elle sentait surtout que sa route ne la pourrait mener quelque part que si elle se décidait de l'entreprendre; seule: il ne peut y avoir de destinée sans ensemencement, et son chemin devait bien débuter ici, où justement elle redoutait de se rendre!

Son alto sous les bras, prompte à égrener quelques lignes mozartiennes pour des passants curieux mais empressés, elle contrefaisait le mendiant, à l'affût de quelques pièces, d'une oreille qui l'entendît, d'un sourire qui la regardât! Alors oui, ici, à côté de la mère emmitouflant son petit à l'abri des vents, juste assez visible pour exciter la pitié; à côté de ce grand dégingandé dont la barbe filasse camouflait mal un  âge trop ardent pour tant de rêves enfouis, se partageant le mince espace qui menait les pieux au seuil de leur effroi, les fidèles aux contours de leur componction, elle sortait son instrument, et esquissant quelques pas semblait danser les notes d'une fugue dont elle esquivait tous les pièges.

Parfois un regard; rarement un sourire, mais c'est elle en réalité qui  accompagnait les passants  des notes qu’elle retrouvait perchées dans sa mémoire ou que, parfois, elle inventait. Elle se voulait sacrifier à l’antique liturgie de la vie : elle sentait plus qu’elle ne sut, combien les oblations propitiatoires que l’espace humain devait concéder au temps s’imposeraient, impérieuses désormais : on ne trace jamais, le long de son âme, de lignes qui ne finissent par s’effacer au vent turbulent ou vous déchirer en vous traversant brutalement si l’on n’a pas, préalablement dessiné les contours improbables d’une anse d’où, subrepticement, surgira l’effluve, bouillonnera l’écume; où s’épandra la vie.

Elle errait, sans le savoir, mais est-ce si certain que cela, après tout, peut-être le sentait-elle au creux de son âme : les occasions sont rares mais données à tous . C'est un recoin oublié, ou un palais mirifique; une comptine brutalement arrachée aux méandres de l'enfance oubliée ou la rémanence diaphane d'un fumet, qu'importe! Subitement, une voix clame ou susurre. Et vous exhausse.

Ce matin-là, sur le parvis, un enfantelet, sans age,  dont la vêture contrefaisait la maturité mais le sourire la gourmandise... Ses yeux pétillaient au rythme de la mélopée et chaque élan de l'archet relançait la danse de ses pupilles émerveillées. Quelque chose, qui dépassait la joie, animait son regard comme si la musique subitement l'avait envahi, et que son coeur battît au contrepoint de l'alto. Il n'écoutait pas la musique, il l'était. Elle sut alors combien de ses doigts gourds, de son errance maladroite, la vie pouvait à chaque moment exsuder, et s'esquisser le chemin.

Comme par lambeaux, la brume s'effilocha de ses yeux, et cet instrument, cabossé, si mal accordé à son errance, lui sembla subitement le plus enjoué des subterfuges.

Ici, à la croisée des rêves et de la foi, où s'entremêlent doutes, échecs et obstination, elle venait de découvrir le passage si étroit, tant rêvé, qui de la banalité mène à la grâce.

Toi qui aujourd'hui en oublierais presque ces lentes  noirceurs de quête, toi qui aujourd'hui, laisse perler ton âme sache à chaque instant de ce parcours nouveau, faire revivre cette seconde magique où d'entre les brumes tu sus quérir ce regard qui vit, ce regard qui entraîne; où d'entre les pavés si glissants de l'incertitude tu sus fouetter la mélopée et attiser l'âme. Puise au plus profond de ton souvenir, cet instant magique où, pour la première fois il te regarda, parce que c'est alors, en cet entrecroisement, que lui, ainsi que toi, que vous ensemble, furent résolument vivants.

Il n'est pas de venelle, si étroite, si escarpée fût-elle, qu'on ne puisse franchir tant que résonne vivante en nous l'ultime rémanence de ce regard-là! 

Dans la foi de cette prunelle encore embrumée qui sait nonobstant se nourrir de l'amour de sa mère, dans l'innocence de cette main qui scande maladroitement le rythme d'une sarabande, oui, gît le secret d'une vie, le secret de ta vie! Parce que l'enfant, comme la musique, toujours sait réinventer la vie, et attiser les flammes.

Va, désormais, ton chemin, avec la fierté humble qu'il te rend si aimable, avec le courage qu'il te demande! Là-bas, au bout, tu trouveras enfin ce que tu déjà tu possèdes: la légèreté et la grâce.