« Des
millions d’yeux, je le savais, ont contemplé ce paysage, et pour moi il
était comme le premier sourire du ciel. Il me mettait hors de moi au sens
profond du terme, il m’assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre,
tout était inutile. Le monde est beau, et hors de lui point de salut. La
grande vérité que patiemment il m’enseignait, c’est que l’esprit n’est rien
ni le cœur même, et que la pierre chauffée par le soleil ou le cyprès que le
ciel découvert agrandit limitent le seul univers où avoir raison prend un
sens : la nature sans hommes. Et ce monde m’annihile, il me porte jusqu’au
bout, il me nie sans colère. Dans ce soir qui tombait sur la campagne
florentine, je m’acheminai vers une sagesse où tout était déjà conquis, si
des larmes ne m’étaient venues aux yeux, et si le gros sanglot de poésie qui
m’emplissait ne m’avait fait oublier la vérité du monde.
C’est
sur ce balancement qu’il faudrait s’arrêter, singulier instant où la
spiritualité répudie la morale, où le bonheur naît de l’absence d’espoir, où
l’esprit trouve sa raison dans le corps. S’il est vrai que toute vérité
porte en elle son amertume, il est aussi vrai que toute négation contient
une floraison de « oui ». Et ce chant d’amour sans espoir qui naît de la
contemplation peut aussi figurer la plus efficace des règles d’action : au
sortir du tombeau, le Christ ressuscitant de Piero della Francesca n’a pas
un regard d’homme. Rien d’heureux n’est peint sur son visage - mais
seulement une grandeur farouche et sans âme, que je ne puis m’empêcher de
prendre pour une résolution à vivre. Car le sage comme l’idiot exprime peu.
Ce retour me ravit. Mais cette leçon, la dois-je à l’Italie, ou l’ai-je
tirée de mon coeur ? C’est là-bas, sans doute, qu’elle m’est apparue, mais
c’est que l’Italie, comme d’autres lieux privilégiés, m’offrait le spectacle
d’une beauté où meurent quand même les hommes, ici encore la vérité doit
pourrir et quoi de plus exaltant ? Même si je la souhaite, qu’ai-je à faire
d’une vérité qui ne doive pas pourrir ? Elle n’est pas à ma mesure. Et
l’aimer serait un faux-semblant. On comprend rarement que ce n’est jamais
par désespoir qu’un homme abandonne ce qui faisait sa vie. Les coups de tête
et les désespoirs mènent vers d’autres vies et marquent seulement un
attachement frémissa
nt aux leçons de la terre. Mais il peut arriver qu’à un
certain degré de lucidité, un homme se sente le cœur fermé et, sans révolte
ni revendication, tourne le dos à ce qu’il prenait jusqu’ici pour sa vie, je
veux dire son agitation. Si Rimbaud finit en Abyssinie sans avoir écrit une
seule ligne, ce n’est pas par goût de l’aventure, ni renoncement d’écrivain.
C’est « parce que c’est
comme ça » et qu’à une certaine pointe de la
conscience, on finit par admettre ce que nous nous efforçons tous de ne pas
comprendre, selon notre vocation. On sent bien qu’il s’agit ici
d’entreprendre la géographie d’un certain désert. Mais ce désert singulier
n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre sans jamais tromper leur soif.
C’est alors, et alors seulement, qu’il se peuple des eaux vives du bonheur.
À portée de ma main, au jardin Boboli,
pendaient d’énormes kakis dorés dont la chair éclatée laissait passer un
sirop épais. De cette colline légère à ces fruits juteux, de la fraternité
secrète qui m’accordait au monde à la faim qui me poussait vers la chair
orangée au-dessus de ma main, je saisissais le balancement qui mène certains
hommes de l’ascèse à la jouissance et du dépouillement à la profusion dans
la volupté. J’admirais, j’admire ce lien qui, au monde, unit l’homme, ce
double reflet dans lequel mon cœur peut intervenir et dicter son bonheur
jusqu’à une limite précise où le monde peut alors l’achever ou le détruire.
Florence ! Un des seuls lieux d’Europe où j’ai compris qu’au cœur de ma
révolte dormait un consentement. Dans son ciel mêlé de larmes et de soleil,
j’apprenais à consentir à la terre et à brûler dans la flamme sombre de ses
fêtes. J’éprouvais… mais quel mot ? quelle démesure ? comment consacrer
l’accord de l’amour et de la révolte ? La terre ! Dans ce grand temple
déserté par les dieux, toutes mes idoles ont des pieds d’argile. »