Les grands hommes
Les grands hommes

Ce sont les grands hommes historiques qui saisissent l’universel supérieur et font de lui leur but: ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au concept supérieur de l’Esprit. C’est pourquoi on doit les nommer des héros . Ils n’ont pas puisé leurs fins et leur vocation dans le cours des choses consacré par le système paisible et ordonné du régime. Leur justification n’est pas dans l’ordre existant, mais ils la tirent d’une autre source. C’est l’Esprit caché, encore souterrain qui n’est pas encore parvenu à une existence actuelle, mais qui frappe contre le monde actuel parce qu’il le tient pour une écorce qui ne convient pas au noyau qu’elle porte…
Ils connaissent et veulent leur œuvre parce qu’elle correspond à l’époque. Et c’est de cela qu’il s’agit en fait. Leur affaire est de connaître le monde universel, le stade nécessaire et supérieur où est parvenu leur monde; ils en font leur but et y consacrent leur énergie. L’universel qu’ils ont accompli, ils l’ont puisé en eux-mêmes; mais ils ne l’ont pas inventé; il existait de toute éternité, mais il a été réalisé par eux et il est honoré par eux. Parce qu’ils l’ont puisé en eux-mêmes, en une source qui n’a pas encore surgi à la surface, ils ont l’air de s’appuyer uniquement sur leur force: et la nouvelle situation du monde qu’ils créent et les actes qu’ils accomplissent sont en apparence un simple produit de leurs intérêts et de leur œuvre. Mais le Droit est de leur côté parce qu’ils sont lucides: ils savent qu’elle est la vérité de leur monde et de leur temps; ils connaissent le Concept, c'est-à-dire l’Universel qui est en train de se produire et qui s’imposera à la prochaine étape. 1

Ruse de la raison

On peut appeler ruse de la Raison le fait que celle-ci laisse agir à sa place les passions en sorte que c’est seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des pertes et des dommages. Car c’est seulement l’apparence phénoménale qui est en partie nulle en partie positive. Le particulier est trop petit en face de l’Universel: les individus sont donc sacrifiés et abandonnés. L’Idée paie le tribut de l’existence et de la caducité, non par elle-même mais au moyen des passions individuelles. 2

Histoire conjonction de l'universel et du particulier

Une masse immense de désirs, d’intérêts et d’activités constitue les instruments et les moyens dont se sert l’Esprit du Monde pour parvenir à ses fins, l’élever à la conscience et la réaliser. Car son seul but est de se trouver, de venir à soi, de se contempler dans la réalité. C’est leur bien propre que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur agissante vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste, qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment (…) C’est l’union de l’Universel existant en soi et pour soi et de l’individuel et du subjectif qui constitue l’unique vérité.
(…) Une des implications de la connexion ci-dessus indiquée (entre l’Universel et le particulier) est la suivante: dans l’histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose d’autre que ce qu’ils ont projeté et atteint, que ce qu’ils savent et veulent immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit en même temps quelque autre chose qui y est cachée, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n’entrait pas dans leurs vues. 3

Nous sommes des êtres d'histoire.

Les actes de la pensée paraissent tout d'abord, étant historiques, être l'affaire du passé et se trouver au-delà de notre réalité. Mais, en fait, ce que nous sommes, nous le sommes aussi historiquement. (...)
Le trésor de raison consciente d'elle-même qui nous appartient, qui appartient à l'époque contemporaine, ne s'est pas produit de manière immédiate, n'est pas sorti du sol du temps présent, mais pour lui c'est essentiellement un héritage, plus précisément résultat du travail, et, à vrai dire, du travail de toutes les générations antérieures du genre humain. (...) Ce que nous sommes en fait de science et plus particulièrement de philosophie, nous le devons à la tradition qui enlace tout ce qui est passager et qui est par suite passé, pareille à une chaîne sacrée (...) qui nous a conservé et transmis tout ce qu'a créé le temps passé.
Or cette tradition n'est pas seulement une ménagère qui se contente de garder fidèlement ce qu'elle a reçu et le transmet sans changement aux successeurs ; elle n'est pas une immobile statue de pierre mais elle est vivante et grossit comme un fleuve puissant qui s'amplifie à mesure qu'il s'éloigne de sa source.4

1 La Raison dans l’Histoire, 120 et sq.

2 ibid

3 ibid, p 110

4 ibid