C’était un matin
d’hiver, même pas froid, même pas neigeux! Non! Simplement gris comme les
pardessus de fonctionnaires plus hantés de convoler avec les murailles que
de percer les cieux de quelque espérance. Paris avait la couleur de ces
jours d’hiver que l’histoire ne retient jamais, non tant qu’il ne s’y
passerait rien - il se produit toujours à Paris quelque événement sourd
qui du futur ourdit les trames - mais plutôt qu’il s’y passerait trop de
ces infimes ou intimes anecdotes que nul finalement ne veut voir ou
entendre.
Et pourtant ce
matin-là quelque chose d’immense, d’énorme, je devrais plutôt écrire
d’incommensurable devait survenir qui bouleverserait vos vies à tous: Yves
allait soutenir sa thèse.
Tout le monde ici ne
connaît peut-être pas ce curieux rite qui se pratique épisodiquement dans
cette étonnante tribu des Sorbons. Il faut peut-être que je m’arrête
quelques instants pour expliquer à ceux qui les ignorent, ce que sont les
Sorbons. Tribu assez étroite il y a quelques décennies seulement, les
Sorbons qui sont aux Dogons ce que la choucroute est à la légèreté de
l’être et Mireille Matthieu à l’invention du papyrus, prolifèrent dans un
quartier de Paris qu’ils se sont annexé et qu’ils appellent latin en
lointain souvenir non tant de leur origine ethnique que de la grâce
intellectuelle qu’ils s’efforcent d’imiter sans réellement y parvenir.
Autrefois vêtus assez
élégamment de toge, de queue de pie ou au moins de jaquette, ils ont
délaissé depuis certains événements troubles qui affolèrent le calme
olympien qu’ils affectaient de mimer, ce qui les pouvaient signaler aux
yeux admiratifs du vulgaire, pour adopter la grisaille affectée de cette
secte étrange des gestionnaires ou des commerciaux dont j’aurai peut-être
le temps de vous parler plus tard.
Les Sorbons n’aiment
pas particulièrement se mêler aux autres tribus et se complaisent à rester
entre eux dans un temple qu’ils dédient à la culture selon eux, à
eux-mêmes, selon moi. Ils n’aiment rien tant que de parler de la misère du
monde environnant, n’affectant de trouver grâce qu’à leur propre univers.
En réalité les Sorbons forment une tribu bavarde. On ne leur doit
finalement pas grand chose sinon l’invraisemblable entassement de livres
qu’ils produisent depuis des siècles.
Voilà me direz-vous
noble tâche que celle d’offrir au vulgaire de quoi rassasier son esprit
épais et néanmoins avide d’élévation. Que nenni! Les livres qu’écrivent
les Sorbons ont la réputation d’être abscons. Ils n’aiment rien tant
qu’écrire sur eux-mêmes, rarement sur les autres, le monde ou la vie. Le
piaillement d’un oiseau sur la branche printanière d’un platane égayé,
n’éveille aucune lueur en leur âme; le feulement à peine effleuré du désir
leur est étranger et c’est à peine s’ils daignent - dans la plus grande
discrétion d’ailleurs- payer leur tribut aux soubresauts de l’être. Ils
ont le rêve platonicien du souverain bien et tous, sans aucune exception,
se verraient bien, au zénith des idées, à la place du soleil. Les Sorbons
eurent tant de mal autrefois à sortir de la caverne qu’ils angoissent à
l’idée même de seulement la regarder.
Non les Sorbons
n’écrivent pas sur la vie parce qu’ils ne l’aiment qu’enfermée dans les
graphes sibyllins de leurs livres. Non les Sorbons n’écrivent que des
livres sur les livres que les autres Sorbons ont écrits. Ce sont les rois
et ont de Narcisse l’amour immodéré de l’image.
Je sens une question
sourdre de la foule: Yves est-il un Sorbon? Non, bien sûr car on ne naît
pas Sorbon. Yves, tout le monde ici le connaît et aime, vient d’une autre
tribu, vous le savez, beaucoup mieux connue, et d’ailleurs plus
prolifique, qui vit et sévit dans ces lieux un peu bizarres, assez clos,
qu’on appelle collège. Yves ne peut pas être un véritable sorbon sans
doute d’abord parce qu’il aime la vie mais il aime aussi les livres et
c’est cela, ce petit péché pas si mignon que cela qui un jour lui fit
envie d’être initié à la tribu des Sorbons.
Passer d’une tribu à
l’autre n’est pas chose aisée: comment ne pas trahir la terre d’où l’on
est né, comment montrer en même temps que l’on est digne d’être reçu par
ceux à qui l’on convoite de ressembler.
La tribu des collèges
fournit à toutes les autres tribus les sorciers et les prêtres dont elles
peuvent avoir besoin. De plus en plus cette tribu est délaissée par les
hommes, envahie par une théorie de vestales enrubannées dans leurs
pédomaniaques rituels. Elle hante l’esprit de nos enfants jusqu’à les
empêcher de dormir ou au contraire les faire fuir. La tribu des collèges
aime, elle aussi, à rester entre soi, et se mêle assez peu à qui ne lui
ressemble pas. Ce n’est pas une tribu particulièrement aimée, et je ne
suis pas sûr qu’elle s’aime elle-même. Elle aimerait toujours être
ailleurs ou autre chose que ce qu’elle est: En particulier elle lorgne
avec envie vers les Sorbons dont elle redoute toujours d’être l’esclave ou
le soutier. Est-ce pour la considération médiocre qu’elle recueille, ou
par misogynie camouflée qu’Yves s’apprêtait ce matin-là à délaisser la
tribu des collèges où pourtant il était tombé quand il était petit? Fut ce
par rêve de grandeur ou pour une sombre cause qu’il entendait défendre?
Comment savoir.
Toujours est-il que
ce matin-là, dans la nuit encore conquérante des aubes hivernales,
Yves
apparut, empêtré derrière sa cravate. Je devinais à son visage diaphane la
langueur torpide de sa nuit sans sommeil qu’il dut bien passer à apprêter
son âme pour la grande initiation qui lui ouvrirait les ultimes remparts
du grand œuvre.
Imaginez une chapelle
oubliée, toute petite aspérité des millénaires enfouis, autel d’une
divinité ombrageuse depuis longtemps délaissée, mais jalouse pourtant des
oblations qui lui sont dues. Le temple des sorbons est comme une crypte
romane: la lumière n’y pénètre que par les novices, n’y survit que par
l’onction des officiants. Trop petite pour que le vulgaire puisse y
pénétrer, la chapelle n’autorisait la grâce que d’une assemblée savamment
élue, ne tolérant l’obscurité de la prière que pour prix de la lumière
enfin méritée de la raison, de la sagesse ou de la parousie. .
L’impétrant s’avança
en silence, l’échine courbée comme il sied au novice ivre de grandeur,
devant les quatre desservants qui l’oindraient bientôt de l’auréole des
Sorbons … Quatre hommes bien sûr tant la tribu est rétive à accueillir les
femmes autrement que comme des vestales silencieuses et dévouées, tout
empruntés de gravité, contraints d’accueillir ce novice qui s’aventurerait
bientôt à vouloir les remplacer, cet ingénu qu’il faudrait tout à l’heure
reconnaître pour pair.
L’officiant, plutôt
jovial, avait de ses origines lointaines les couleurs soleil qui seyaient
plutôt bien à l’exégèse qu’Yves déclinerait. Bienveillant parce que
silencieux, il avait du moteur immobile la puissance de provoquer l’ire de
ses commensaux. A la gauche, un atrabilaire à la peau aussi étonnamment
lisse que son imberbe pensée... le cheveux jauni plaqué en arrière comme
les espérances qu’il avait désappris de nourrir; au centre le parangon
d’Yves, l’œil bienveillant et la lippe goguenarde; à droite un facétieux
lutin, le seul qui prit apparemment plaisir au rituel qu’il semblait
vouloir dédramatiser.
Devant ce docte
aréopage de Sorbons revêtus de leurs certitudes, harnachés de
complaisance, Yves, assis, vautré dans l’impatience d’en finir, entama ses
incantations à la déesse sorbonne non sans quelques incartades barbares
vers ses délices vaudoues qui firent maugréer l’un, et s’affaisser les
sourcils de l’atrabilaire chafouin.
Ce que narra Yves à
ce moment-ci, je ne saurais trop vous le dire: la foule fidèle, ainsi que
moi-même, plus soucieuse de l’affection que nous lui portions que des
sentences qu’il proférait, attendait impatiemment la seconde où, Sorbon
exultant son immanente ipséité ferait sauter les bouchons de champagne.
Yves prononçait ses psaumes exégétiques comme on procède à des ablutions:
par spasmes périodiques et monocordes, jusqu’à l’instant où, dans une
prosopopée inoubliable prononcée avec ce chic négligé à faire pâlir
d’envie, la vie subitement souffla ses braises dans la crypte funèbre des
parangons gris. Les rythmes effrénés des cérémonies vaudoues scandaient la
musique des mots, et l’homme, dans l’épaisse dureté de son corps, semblait
ouvrir les mains et s’offrir à l’être. Les mots n’étaient plus seulement
des images, ils étaient la vie. Et l’autre était là, dans la présence.
C’est cet instant,
que l’atrabilaire véreux, dans la sclérose de ses gestes cacochymes,
choisit de briser comme on rompt le charme du rêve. Il fallait un sot, il
le joua à merveille.
J’ai découvert ce
jour là ce que pouvait être une pensée hépatique: elle a de la colique ce
flux incessant qui se nourrit de lui-même; et la rémanence méphitique des
habitudes. Cramponné sur d’invraisemblables petites fiches reliées par des
élastiques, l’atrabilaire bavotait à l’envi, pestant sur tous les parjures
que ce renégat d’Yves avait pu proférées plutôt que de se soumettre
servilement au rite ancestral.
C’était l’instant de
l’épreuve: pointant chacune des scarifications, il semblait vouloir
fouailler dans toutes les blessures. Le verbe haut, la bave méprisante, le
souci de marquer sa place. Yves, imperturbable, souriait, désarmant, comme
s’il avait su que ces vagues amères étaient le prix à payer pour
l’intronisation tant espérée.
Le patriarche
chafouin des lettres épuisées n’en finissait plus de maugréer, semblant
presque jouir de sa colère qu’il dut croire sainte, qui était juste sotte.
Le sorbon hypocondriaque n’eut en fait qu’un grief à adresser: qu’Yves ne
lui ressemblât pas.
Mais Yves sut faire
l’ange. Et il passa.
L’autre resta sur la
rive de sa mer morte, dans les flots glauques de ses pulsions de sorbon.
Non Yves, surtout ne
ressemble jamais à cet icône craquelée.
Et je savoure avec la
foule ici rassemblée, le serment où je te convoque:
Répète après moi:
Non! Je ne serai
jamais un sorbon.