Le chemin ...la vérité et la vie
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Il en est des montagnes comme des hommes : elles semblent si tenaces que rien ne doit pouvoir les ébranler ; elles se dressent là, devant nous, comme autant de fiertés farouches qu’aucune intrépidité ne saurait entamer ; et dessinent dans le silence impavide des jours l’horizon extravagant de nos efforts. Elles sont la marque pesante d’un temps qui ne passe pas, nous réduisant à la mélopée chagrine de nos vains efforts. Là, depuis toujours, comme un point cardinal, qui nous offre un sens autant qu’un repère, elle barre l’espace autant qu’elle le scande. Sur ses flancs, les hommes peinent à leur survie, oeuvrent à leur pérennité hésitant, comme à chaque jour entre la portée de leur ahanement et l’inanité de leur aspiration.
Que peut bien signifier, pour ce pic fièrement dressé, la mélopée sans cesse réitérée de nos gesticulations, des hauteurs de la montagne, cette véhémente litanie des hommes qui se seront succédé sur ses vertiges pentus ? Ici, l’éternité, là le temps qui passe et efface les moindres traces de l’importance humaine. Il faut monter très haut, atteindre presque le sommet, pour reconquérir quelque chose du calme des origines : là haut, les mimiques humaines ne sont plus que d’infimes abscisses, presque effacées, tant s’équivalent ces affairements empressés aux yeux de qui ne change pas. Comme une cohorte sans fin, les hommes, de là-haut, se suivent et se ressemblent étrangement, comme s’ils ne faisaient qu’un, ou que, par le miracle des chicanes effacées ou surmontées, ils ne formassent qu’une même chaîne, au dernier maillon de quoi s’ajoutât sempiternellement un nouvel anneau que chacun forge à le croire ultime, quand il n’est que solidaire.
Homme, sais-tu seulement vivre le temps et embrasser le transitoire comme la grâce renouvelée de ta liberté ?
A nous voir, si gravement, gratter toujours la terre, bâtir nos édifices et perpétuer nos lignées, je mesure l’angoisse à peine enfouie de nos nuits ; et la cadence furieuse de nos jours. Savons-nous seulement vivre, nous qui répugnons à l’instant, prétentieusement accoudés à la vanité de la trace ? nous, si obstinément suspendus au regard porté au lointain, quand il nous eût fallu, plutôt, lever les yeux vers les cimes ?
Je rêve, c’est vrai, d’épaisseur, pour nous qui ne sûmes tracer que des lignes. Il nous manque le volume, l’amplitude. Comme si le monde jusqu’à nous, n’avait jamais eu qu’une seule et piètre dimension, comme si la minceur des choses avait été plus écrasée encore que de rigueur par notre impuissance à exhausser notre regard, ou que, par l’imprécation des jours et l’enfermement des tâches, nous eûmes simplement oublié que ces venelles-ci, ces sentiers-là, tracés par on ne sait qui, simplement peut-être par la lente corrosion des jours, et la farouche coulée du ru, que ce layon, oui, loin d’être un calvaire, offre au contraire à nos pas hésitants, l’heur d’une trouée, la vertu d’une perspective.
De là-haut, niché, l’on ne domine rien, mais l’on surplombe tout, et le panorama si largement ouvert sur la vallée interdit tout désespoir. Il n’est pas de fleuve sans gué, si malaisé fût-il, qu’on ne le puisse avec souffrance ou ingéniosité, franchir. Il n’est pas de vallée qui nous condamne à l’impasse, tant, là-bas, au détour de nos requêtes, s’entrouvre une trouée, un col, et l’ubac de nos peines. L’espace n’est jamais barré, il se révèle juste trop ténu, écrasé qu’il demeure par notre obstination à ne pas le dilater.
J’ai craint, comme d’autres, la dilection d’aucuns pour les hautes cimes : le pouvoir me reste haïssable, et détestable l’arrogance même de vouloir forger la chaîne des hommes ; je ne parviens toujours pas à considérer le chaînon comme ce qui doit asservir, mais au contraire réunir. Me flagelle comme une obscénité, l’ambition opiniâtre qui vassalise l’autre, rabote le destin et enferme les rêves. Escalader les pics, braver les impossibles, tremper sa volonté jusqu’à l’ultime soupir, sont autant de tensions perverses que la lente pérégrination dément, et la vie réprouve.
Dans cet exhaussement qu’offre la sérénité des monts, il y a au contraire toute la lenteur des temps qui passent moins qu’ils ne s’écoulent, la même fougue inerte que celle des flots du Rhin dans la plaine. J’y veux voir non la clameur de l’orgueil, mais la sourde rémanence de l’humilité. Non pas se mortifier à l’idée que nous ne serions rien, ou si peu ; mais se glorifier au contraire d’être l’atome discret d’un souffle plus ample que soi ; le chemin, transitoire d’une histoire que nous longeons difficilement et prolongeons à peine ; le risque, sans cesse pris, la main transie, gourde de trop d’engelures, qui s’offre à l’autre, sans quête de retour, pour la gravité seule du geste. Comme si nous n’avions d’autre héroïsme que de réverbérer l’écho originel, et le transmettre à qui nous suit, ce peu surajouté qui ne compte que pour nos forfanteries mais s’efface sitôt que s’élève le regard. Se réjouir de la trace sitôt effacée que marquée, comme nos pas sur la grève que la moindre vaguelette mourant sur la rive suffit à gommer.
Qu’importent alors les ombres moirées qui ternissent nos désirs, ou les écueils fatals de nos efforts ? Tout juste parviennent-ils à nous arracher quelque larme ! mais pourquoi donc devraient-ils entraver notre route.
La vérité gît sans doute ici, nichée au détour de la ronce, ou de la jonchée, négligemment abandonnée, des feuillages jaunis d’un automne interminable…
La montagne concède de se laisser parfois percée de puits ou de mines, et abandonne parfois à l’avidité des hommes, les pépites dorées ou argentées qui leur confèreront l’illusion de l’importance ; se laisse parfois arracher sa chair dont on taillera pierres de cathédrale ou cisèlera statuaires et jubés pour mieux parer la prière empressée des âmes. Elle se donne, sans retenue, mais sans s’abandonner jamais.
La vérité est dans le chemin même, non dans la pépite. Dans le parcours sinueux, non dans le terme ; non dans la force énergiquement déployée de l’effort mais au contraire dans la fidélité soyeuse et silencieuse qui s’entête à orner chaque geste, chaque parole, chaque recueillement et silence, du souvenir ému et circonspect de ces étendues neigeuses, que l’aurore réserve au promeneur matinal, vierge de toute empreinte comme aux matins du monde.
L’envie est si forte d’y poser son pas, de marquer l’espace d’un signe de son parcours, mais la répugnance si vivace à souiller la limpidité des aurores !
Toute notre vérité gît ici, dans l’ambivalence de nos jours à vouloir tellement être sans souiller ; à œuvrer sans détruire ! Comment vivre sans être prédateur ?
La montagne nous l’enseigne qui semble vierge de toute atteinte lors même que nous nous acharnâmes, aux siècles s’écoulant, à lui arracher son sel et sa terre ; sa sève et ses fruits. Que nous nous adossions à l’adret ou tentions de gravir l’ubac, toujours l’ombre qu’elle projette sur la vallée, révèle le serment de l’aube, annonce l’exploration du crépuscule, et nous engage, en une soucieuse quiétude dans les méandres de la nuit.
Il n’est pas que le désert pour nourrir la tentation. Le fils s’éloigna, pour recueillir les éclisses éparses de sa mission, et forger le bouclier écartant à jamais ce qui d’ignoble, pût se tenter. La solitude, à peine troublée par le bruissement immense de l’éloquence perverse, offrit à celui qui se levait, l’heur de tremper son cœur aux fouaillements de l’être. Mais la montagne aussi est lieu du dévoilement, plus rustique sans doute, non moins authentique, pourtant. Aux détours de la mer traversée par le miracle de la piété, sur la route d’une promesse invraisemblable, le bègue, qui répugnait à porter une parole qu’il ne pouvait même pas prononcer, gravit le mont, et attendit, que tonne l’être. Encourant tous les risques, et l’imprudence d’abandonner son peuple dans la vallée sans autre guide que la certitude d’un retour impossible, sans autre foi que l'allégation bravache de l’Etre, que nul avant lui n’avait osé proclamer, il resta, dans ces hauteurs où s’exhale le sens, s’exalte l’être !
Je l’imagine, assis, les mains ouvertes vers les cieux, en ce geste si pur de la prière orientale, quêtant l’impensable, scrutant l’ineffable. Savait-il seulement ce qu’il attendait ; ce qui l’attendait ? Un signe, ardent, une calme luminescence ?
Puis ce fut le tonnerre, clinquant qui allait, pour les siècles, fracasser l’être d’autant de coups de buttoir que de vie à réinventer. Brusquement fendue d’éclairs, la nuit s’ouvrit comme les flots de la mer, et là haut, aveuglante de félicité, l’incroyable évidence de la loi. L’histoire humaine, soudain, béait comme les lèvres d’une cicatrice qui ne se refermerait pas, comme cet horizon que souligne en même temps que barre la montagne. Le messager sentit combien désormais la main se pouvait tendre, plutôt que le bras s’armer ; que le voyageur qui s’avance n’est pas ennemi à pourfendre mais proche à accueillir ; et qu’en s’offrant à l’Etre, qu’en lui consacrant un jour, ce serait tout son cheminement qu’il ornerait désormais de sens et de vie.
J’aime Israël pour cela, d’avoir inventé l’Un, que l’on aime autant que craint, d’avoir su, pour toujours, percer la vallée, et nous offrir cette trouée mélancolique où les armes jetées enfin sur les bas côtés permettent enfin aux mains de se libérer et tendre ; où les bâtons cessent de frapper le camelot qui s’avance pour soutenir seulement les pas hésitants mais encore décidés des vieillards impatients d’atteindre la terre promise.
Pouvait-il savoir que la langue grecque le redira qui choisit le même mot pour dire à la fois la pensée qui s’élève, le geste qui accueille, la main qui recueille. J’aime la Grèce pour cela d’avoir inventé le logos dans cette richesse offerte du chemin, et de la vérité, d’avoir nommé ange, celui qui transmet.
Gravir les monts, c’est toujours s’approcher un peu de l’être ; et risquer la fureur. L’air aux cimes extrêmes est si rare, quoique pur, qu’il manque toujours de nous étouffer en excitant nos ardeurs : la Torah ne raconte-t-elle pas que la Lumière divine est telle qu’aucun homme ne se pourrait tenir devant elle sans être immédiatement aveuglé ; sans se consumer incontinent ? Ambivalence de l’être, qui rapproche de si près la vertu de la création et le risque du néant, ambivalence des sommets qui conjuguent si intimement pureté et étouffement ; ambivalence des jours qui offrent à la vallée, la sueur des larmes, et l’effort des sourires ! Convoqué dans l’être, sans s’y pouvoir soustraire, la barbe blanchie comme si les flammes de la parole avaient de trop près léché son visage et consumé sa jeunesse, Moïse, redescendit, toujours bègue, comme pour mieux souligner que le message importe plus que le messager ; qu’il n’est pas de faiblesse humaine qui ne puisse porter l’infini de la promesse divine.
La déréliction qui l’attendait, ouvrit les chemins d’une sainte colère. En brisant les tables de cette loi qu’il venait juste de recevoir, Moïse, rappelait simplement qu’il n’est pas d’engagement qui se puisse d’infidélité contenter. Au pied du Sinaï, au chevet de l’être, il n’est de chant que de l’être qui se doive entendre ; que de complainte qui se doive pieusement élever.
Le piton soutient le montagnard quand, tout entier à son affaire, celui-ci lui dédie sa vie, la tension fidèle de son être. Il sait que le roc, solide, étaie sa route pour autant qu’il servira la pierre plutôt que simplement la fouler.
Elle se dévoile peut-être ici la vérité de la vie : dans ce chemin malaisé, humble où l’homme réapprendrait à tenir sa place, à servir l’être plutôt que le fouler ; à l’embellir pour la gloire d’une harmonie que le monde peine à maintenir.
Derechef, j’aime le grec pour avoir su nommer dévoilement, ce que sottement nous appelons vérité : parce que la vérité ne saurait pour nous coïncider avec l’être ; que cette coalescence est le seul fait du divin ! qu’en revanche, la vérité est tout entière dans le chemin, dans ce gué, difficile à dénicher où passe, de la grotte à la lumière, ce qui éclôt, s’éveille et grandit. Que vérité est justement ce qui advient, naît et s’approche. Que vérité est compagne en cela du pèlerin que nos tables devraient ne jamais omettre d’accueillir aux vents mauvais, aux nuits menaçantes ; aux Noël frileux et solitaires.
C’est pour cela même que j’aime la montagne, parce qu’elle scande invariablement la litanie de cette vérité qui se dévoile. En mimant l’éternité de son immensité, elle nous convoque à advenir, par nos efforts, nos désirs et nos craintes. Elle n’est pas plus éternelle que nous ne le sommes mais nous avons besoin de l’espérer pour oser encore advenir.
La montagne nous est amie : qui sait nous accueillir en nous prescrivant de nous exhausser aux faîtes ; de ne renoncer jamais ni de nous satisfaire des clairières charmeuses. Elle nous abrite moins qu’elle ne nous voue au chemin, au voyage ; à l’épreuve. Ne jamais s’asseoir ; toujours conserver près de soi brodequins et canne, parce que toute vérité est aventure, excursion ; sortie de caverne. S’aveugler pour quelques instants, certes, mais se soumettre à l’ombre de l’être éclôt, et prier, puisqu’il n’est de vie, qu’à l’humus recueilli ; de chemin joyeux que dans l’ancillaire fierté de soutenir plus noble que soi.
Il en est des cimes comme des amitiés : leur présence exigeante qui nous incite sempiternellement à nous dépasser, en dessinant l’horizon ouvert des compossibles où elles nous convoquent. Toujours là, présente, elle est ce qui s’approche, et recueille !
Aujourd’hui, demain, savoir le pic, là haut, prompt à être admiré, gravi et respecté ; savoir l’amitié si proche, si forte, m’oblige à être meilleur que je ne suis, à m’exhausser encore.
Cet effort, être signe de l’autre qui vous accueille, est le sens du chemin ; la force de la vie ; le sens de la vérité.
Présente, toujours ; c’est cela que je te dois et pour quoi il n’est pas de gratitude assez forte. S’engager à reprendre le chemin ; à ne pas regarder en arrière ; mais toujours scruter l’escarpement prochain qui fera de nous, luminescences avouées, la ligne de crête de ceux qui demain, conjugueront avec nous la présence de l’autre et la richesse du sens.