Le voleur d'âme

 

index


Thomas s’était enfermé dans son atelier depuis huit jours déjà; sans sortir, sans même manifester sa présence par un bruit quelconque. Certes, sa manie fut toujours de soustraire le moment clé de sa création à tout regard furtif et importun. Il recherchait le soutien et la présence de ses amis; il tolérait parfois celle de simples visiteurs; il savourait tout particulièrement la présence discrète de Jeanne aux heures hésitantes des premiers coups de pinceaux. Mais le moment arrivait toujours où, non sans revêche brusquerie, il chassait tout son monde: ce moment était celui où l’âme de sa toile enfin se révélait à lui.
La création, comme l’amour, ne supporte aucune exhibition.
Jeanne s’était habituée à ces soudaines cadences d’humeur, à cette scansion trop régulière d’aménité et de misanthropie. Certains de ses amis lui en voulurent; les meilleurs restèrent. Mais cette fois-ci il avait été presque violent. Et depuis, son isolement était si long; bien trop long.
Le plus souvent il reparaissait dès le troisième jour de sa réclusion, ivre de fatigue, désaltéré d’inquiétude; avide d’amour. La face irrégulièrement ombrée par sa barbe naissante, il désirait toujours prolonger alors, sans nulle autre transition que sa ferveur, la symphonie des formes dans la frénésie d’amour où le couple déclinait les cinq flexions de l’égarement et de la plénitude.
Eux seuls pourront jamais parler de ce concerto-là, mais Jeanne alors n’avait pas besoin de regarder la toile achevée, elle la devinait à l’exaltation avec laquelle Thomas lui faisait l’amour. En elle, il tentait de capter la vie qu’il désirait tellement incruster dans le maillage de la toile, dans le dégradé des bleus; et c’est entre les reins de Jeanne qu’il en ponctuait l’épuisement.
Il n’est pas d’artiste sans cette obsession de la vie. Le peintre avec ses pâtes informes; l’écrivain de ses arabesques encrées; le sculpteur à partir de son bloc rigide de marbre; tous, ils tentent le mégalomaniaque défi d’arracher un souffle à la matière; un geste aux formes; un sourire aux couleurs. Tous le tentent; aucun ne le réussira jamais: et c’est grâce à cet impossible-là que l’art peut encore dérouler son indicible mélopée.
Thomas, plus qu’un autre, lui qu’une naissance anonyme, humble et fantastique condamnait à l’imaginaire, avait cru que puisque surgi de nulle part comme le cadeau subsidiaire de l’être à ceux qui n’ont même plus assez d’angoisses pour avoir encore de l’espoir; avait cru pouvoir, en toute vertu, en offrir l’apothéose.
D’ordinaire, il lui suffisait de deux ou trois journées pour harmoniser le point d’orgue de sa toile, mais cette fois-ci, quoiqu’une semaine se fût déjà écoulée, il restait reclus, comme si la toile avait résisté à ses vains assauts ou que son âme se fût tarie. Jeanne était inquiète. Mais que pourrait-elle faire d’autre sinon attendre. Et attendre encore. Rien ne fut plus désolant en ces jours d’hiver insistant que sa grande couche qu’aucune ardeur ne venait plus embraser; que son grand corps nu transpirant d’attentes retenues et de désir inassouvi.
Thomas peignait des nus, presque exclusivement. Il s’était bien essayé autrefois aux paysages, mais il y renonça rapidement. Il recherchait l’épure, le trait droit, imperceptiblement oblong par où le souffle viendrait fléchir la résistance de la matière. Trop parasitée, trop envahie d’influences humaines, la nature lui semblait trop contradictoire, trop virtuose, trop contradictoire pour qu’un artiste y puisse incruster son sceau. Et puis, surtout, il aimait trop l’amour et la passive contemplation des corps où seule s’épanchait son inspiration . Il avait eu de nombreux modèles, mais aucun n’égala jamais Jeanne: elle seule parvint à fixer le bouillonnement insatiable de ses désirs en une posture à la fois lascive et de rage contenue où Thomas devinait les prémices de l’être.
Cette fois encore il avait résolu de peindre Jeanne. De longues journées, malgré le froid qui les saisissait, elle posa nue. L’imagination du peintre avait été éveillée par la lecture de quelques versets de la Genèse. Il voulut représenter la seconde qui décida du genre humain, la folle alchimie par laquelle Dieu inventa Eve.
A genoux, tenant en ses deux bras fléchis un crâne qu’elle paraissait approcher de ses lèvres comme pour l’embrasser, à moins qu’elle ne le tendît vers les cieux, en oblation suprême, elle avait trouvé, par miracle ou hasard, la pose qui entremêlait en une géniale synthèse, mouvement et repos, soit d’amour et appétit macabre, sourire et pleurs, tendresse et férocité! Accroupie, sans que pour autant ses fesses rejoignissent les talons ni qu’on puisse ainsi deviner si elle s’élançait au devant du sacrifice, ou s’asseyait seulement d’épuisement devant la parousie enfin réalisée; les bras mi tendus, esquissant à la fois l’offertoire et la crainte où le corps en même temps s’offrait et se protégeait, le cheveu défait qui ruisselait en minuscules gouttelettes éclaboussait le troublant rebondi de ses reins; la gorge tour à tour fière et humble éployée en un savant partage où courbe furtive et formes généreuses conjuguaient subtilement trouble du désir et quiétude de la chair nourricière; femme ou mère; ange ou démon; fée ou sorcière, elle accomplissait tout ceci à la fois, vivante et morte contemplant en ce crâne tendu la victoire contre la mort, ou la fatale promesse.
Instinctivement, Jeanne avait trouvé cette posture prévenant ainsi l’imagination du peintre; devançant sa quête. Il n’avait jamais été nécessaire de lui demander de garder la pose: spontanément elle trouvait et la force de son intuition lui offrait le souffle où son corps pour quelques jours se figerait. Etait-ce ceci qui agaça Thomas? Jeanne, sans être artiste, elle qui n’était qu’une femme, qui était, simplement, semblait pouvoir accomplir en toute intuition, presque sans provocation, mais sans peine assurément, ce qu’en lui le peintre poursuivait douloureusement. Vainement!
Alors, tout aussi subitement qu’il l’avait enlacé, il la chassa. Sans violence, non; mais avec tristesse. Et il était resté, prostré devant sa toile, pourtant presque achevée, rêvant d’absolu devant l’arrondi frêle d’un sein, scrutant la ligne fragile d’une épaule, espérant enfin permettre la métamorphose de la force. Alors, il comprit que ce crâne que la femme tenait en ses mains, c’était lui.
Il était comme obsédé, moins par la toile d’ailleurs, que par ce regard que Jeanne y semblait jeter à la dérobée. Des heures durant, ils étaient restés seuls, sans autre témoin que la toile. Il avait tenté et cru réussir l’impossible alchimie, il avait dépassé le réel et l’imaginaire. Mais ce regard, d’ironie mordoré, s’était imposé à son pinceau; à son insu. Non, il n’était pas possible qu’elle l’eût regardé ainsi! Il n’avait rien vu, rien senti. Et tout peint, cependant.
Ce regard résumait l’âme de la femme. Il l’avait dérobée, par inadvertance. Regard terrible, pas menaçant; désinvolte. Pas agressif, bravache. Jeanne était restée devant lui; il l’avait toisée, et n’avait rien vu cependant. Seul son pinceau avait sondé l’imperceptible! Glacé d’effroi devant son art qui ne se sera accompli qu’à l’instant même où il lui échappait, son talent brusquement aspiré par un pinceau trop sagace, il comprit qu’entre ses angoisses nocturnes et les chaudes plaintes du corps de Jeanne toujours s’insinuerait ce regard, effilé comme une lame; ce regard qu’il ne parvenait pas à soutenir.
On ne vole pas impunément l’âme des femmes.
Au neuvième jour, Jeanne força la porte de l’atelier. La toile gisait à terre lacérée par cette même dague qui pointait, provocante, de la poitrine exsangue de Thomas