L'espace est infini où pourtant
nous découpons des territoires, des frontières et des haines. Enfant, je
les regardais avec ce mélange de fascination et de crainte qui caractérise
la candeur. La flèche s'était arrêtée ici, à Strasbourg, où je naquis;
elle aurait pu se ficher sur une autre terre, presque la même, un peu plus
loin, sur l'autre berge du fleuve. Je suis né français; J'aurais pu naître
allemand. Le hasard ici était naturel.
Les miens, depuis de très nombreuses générations échouèrent dans ce même
espace: ils naquirent pourtant allemands. Le hasard dorénavant est
historique ou culturel comme on préfère dire parfois.
Je ne puis comprendre le hasard dont d'autres cherchent à repousser les
limites mais à observer la logique qui débouche sur la nature humaine,
l'idée m'effleure parfois que la terre où l'on naît n'a ni lieu, ni temps.
Ici et maintenant. Tous nous cherchons notre identité, la revendiquons ou
la défendons. Nous avons même une carte pour cela qui nous rattache à une
race enfouie. Elle mentionne un nom, un lieu et une date comme si la
lignée et le temps suffisaient à nous définir. Je crains au contraire
qu'ils nous perdent. Quand je veux dire mon identité, je butte plutôt sur
une question que je ne trouve de réponse.
Je
veux ici écrire cette question. Pourquoi toujours l'ici se dérobe sous mes
pas; pourquoi le maintenant ne me console non plus que l'auparavant.
Pourquoi écrire sinon pour transmettre et donc braver ce flux incessant de
l'être qui s'égaye dans le sable ? Écrire est un rêve d'intellectuel ou
bien l'effroi de l'âme; mais toujours un pari vaniteux contre le temps.
Avoir quelque chose à prouver est une prétention dont je n'ose arguer; je
préfère, même si c'est difficile, laisser suinter la sensation presque
muette.
Malgré cela, malgré l'angoisse de l'échec, malgré la sottise qui frappe
toujours par revers quand l'on n'a écrit que d'insipides fadaises; ma
plume ne cessa jamais de s'affoler sur la feuille quitte à ne la laisser
jamais achever la page, comme pour mieux s'assurer qu'elle ne me quittera
pas.
Je ne suis pas le seul de la famille: mon grand-père, aussi, écrivit, lui
que rien pourtant ne prédisposait à d'autres écritures que comptables. Un
jour, mon père, lassé sans doute des questions sans cesse reposées sur ma
famille, sur mon avant, posa devant moi un petit dossier de quelques cent
feuillets manuscrits.
- Tiens, puisque tu veux savoir! Lis! Ton grand-père écrivit cela dans les
années qui précédèrent sa mort. Ces lignes sont tout ce qui me reste de
lui. Elles ne disent pas tout; à charge pour toi de deviner le reste.
J'avais un grand-père ! Je le savais bien sûr; mais il n'avait été pour
moi qu'une austère abstraction. Cherchant un jour un papier, je tombai sur
le livret de famille de mes grands-parents. Je devais avoir une douzaine
d'années; peut-être un peu plus.
Qui dira jamais la magie d'un livret de famille ? Je ne suis même pas sûr
que lui manque la grâce que possédaient les vieilles bibles familiales sur
la page de garde desquelles, l'on notait autrefois, naissances, mariages
et décès. Sous l'aridité si pointilleuse de l'acte officiel perce la
puissance de l'être. Symbolique première page où sont liées, vis-à-vis,
les lignées maternelles et paternelles! Puis ces pages consacrées à chaque
enfant où la place de la mort est déjà réservée. J'imaginais la fierté
mâle de mon père déclarant en mairie la naissance de son enfant: geste
obligatoire mais inaugural ! En l'espace de quelques instants, l'enfant
soudainement existait !
C'ÉTAIT ÉCRIT
Privilège nécessaire du mâle comme l'enfantement l'est de la féminité.
C'est d'un autre accouchement dont il s'agit, moins douloureux certes,
moins vivant bien sûr, mais tout aussi mystique Cet instant, je le connus
à mon tour, bien plus tard, mais le même sentiment de puissance m'envahit
alors que celui que j'avais pressenti en compulsant le livret des autres:
donner un nom ou plutôt un prénom, marquer d'une musique à peine audible
le parcours d'un être est une charge bien grave pour un homme jeune.
Bien sûr, le choix est déjà porté, mais je ne pus jamais m'empêcher de
songer à ce qu'il fût advenu de mes enfants si par bravade ou soudaine
prescience, j'avais décidé d'en modifier le prénom. L'enfant serait-il
autre ? En serais-je père différent?
L'instant est lourd: le choix est irréversible ! Il est solennel car la
vertu s'y fait acte.
Sur le livret de mon grand-père, une mention marginale était portée:
MORT POUR LA FRANCE.
La formule ne manque pas d'une tonitruante élégance: elle frappa l'enfant
que je fus. Mon père m'expliqua en quelques phrases trop générales quel
fut son parcours: industriel, juif, happé par la guerre, résistant,
déporté. Drancy, Auschwitz. Ces noms ne me disaient alors rien. C'était
assez pour satisfaire ma curiosité d'enfant; mais trop peu pour qu'à mes
yeux mon grand-père fût vivant.
Grâce à ces feuillets, j'allais non seulement connaître mais reconnaître
quel grand-père l'histoire m'avait ravi.
J'avais un grand-père! Enfin! Il n'était plus seulement un prénom et
quelques papiers officiels laissés derrière lui; il n'était plus seulement
cette médaille de légion d'honneur à l'importance de laquelle j'affectais
alors de croire avant de comprendre la vanité des colifichets politiciens.
Il était vivant puisqu'il me parlait! A moi, surtout, qui du même coup,
prenais de l'épaisseur.
J'avais un grand-père, et donc une histoire !
J'aimais ces lignes qu'il m'offrait. Le compris-je alors ? Je ne sais mais
je crois bien avoir découvert alors combien puissante est l'écriture qui,
d'un nom, fait une vie, qui rappelle celui que la mémoire avait presque
effacé d'entre les morts.