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«Penser Wikipedia comme un projet, pas une encyclopédie»

Web. Olivier Ertzscheid, chercheur, jauge l’utilisation du site par les étudiants :
Recueilli par ASTRID GIRARDEAU
Libération : mercredi 23 janvier 2008

Il y a deux mois, la bibliothécaire d’une école du New Jersey plaçait dans sa salle d’ordinateurs des panneaux «Just Say No to Wikipedia», reprenant le slogan d’une campagne antidrogue. Le mouvement fait tache d’huile, et plusieurs écoles aux Etats-Unis ont, à leur tour, décidé de bloquer l’accès à l’encyclopédie en ligne. L’Europe n’est pas en reste, puisqu’une enseignante de Brighton (Royaume-Uni) vient d’interdire à ses étudiants l’utilisation de Wikipedia et de Google. Cette réaction se base sur trois critiques récurrentes : Wikipedia contient des erreurs ; les élèves l’utilisent comme source primaire sans vérifier les informations; l’encyclopédie en ligne est facilement accessible, donc «recopiable». Pour Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information à l’université de Nantes et à l’IUT de La Roche-sur-Yon, auteur du blog Affordance (1), cette interdiction est vaine et contre-productive. Il s’en explique pour Libération.

Quel est votre regard sur l’utilisation de Wikipedia et de Google par vos élèves ?

Ce sont deux outils incontournables et emblématiques de nos pratiques informationnelles quotidiennes. Deux piliers de ce que j’appelle une «écologie cognitive», c’est-à-dire une manière nouvelle de penser et de vivre notre rapport à l’information et à la connaissance. Mes élèves utilisent Google de manière trop exclusive, et à seulement 10 % de ses possibilités réelles. Ils se contentent du moteur Web sans s’attarder sur la recherche d’images et surtout d’actualités, ni sur les options de recherche avancées. Pour Wikipedia, s’ils sont de plus en plus nombreux à connaître, «à froid», la particularité du site [n’importe qui peut l’éditer et le modifier, ndlr], ils font abstraction de cet aspect quand ils sont pris dans leurs usages «à chaud» [faire une recherche documentaire].

Sur votre blog, vous écrivez que Wikipedia «a donné ses lettres de noblesse à un encyclopédisme non plus savant mais d’usage».

Cela désigne deux phénomènes. Le premier est celui d’une babelisation des expertises : de plus en plus de gens «savent» de plus en plus de choses. Ils ont les moyens d’inscrire ces «savoirs» dans des cadres de référence comme Wikipedia, instantanément accessibles via les moteurs de recherche. Il faut ajouter que la co-construction des savoirs dépasse le cercle des experts «académiques», et que le principe de classement et d’inventaire raisonné - colonne vertébrale de tout projet encyclopédique - ne se fait plus en amont, mais en temps réel, et qu’il se nourrit des représentations et des parcours informationnels que chacun co-construit au gré de ses pérégrinations sur le Net.

Que pensez-vous de ceux qui veulent interdire Wikipedia et Google ?

Quand on observe les outils d’information «académiques» accessibles à l’université par les étudiants, par exemple les «portails» des bibliothèques, on comprend hélas pourquoi ils préfèrent utiliser Wikipedia ou Google. S’en désoler ne servira à rien. D’abord parce qu’interdire un site, c’est s’assurer que l’effet inverse sera obtenu. Interdire Wikipedia ou Google pour des recherches scolaires ou universitaires au nom d’une trop grande facilité d’accès ou d’un trop grand nombre d’information non-fiables, c’est comme interdire de conduire une voiture parce qu’il y a trop de chauffards.

Nombre d’enseignants se plaignent que leurs élèves copient-collent les informations fournies par Wikipedia. Que faire ?

Que croyez-vous que les étudiants faisaient quand il n’y avait «que» les encyclopédies papier ? Ils s’arrêtaient à la lecture du premier article correspondant à leur sujet, sans exploiter toutes les potentialités. Notre travail d’enseignant est de montrer que des alternatives existent. Il convient aussi de démystifier le fonctionnement de ces outils en en montrant les formidables potentialités, mais également les énormes limites. Pour utiliser au mieux ces outils, il faut être capable de les replacer dans une perspective globale : celle de l’évolution des outils de classement, d’accès et de traitement de l’information et des connaissances. Il faut essayer de penser Wikipedia non pas simplement comme une encyclopédie, mais comme un projet encyclopédique et un bien commun de l’humanité.

Ne devrait-on pas plutôt utiliser Internet comme source de réflexion sur l’information ?

En tant qu’enseignant, refuser de se pencher sur les outils que nos étudiants utilisent, c’est être aveugle et sourd. Cela ne fera que contribuer à renforcer le mal le plus nocif auquel nous devons faire face : celui de la confusion entre autorité et notoriété, confusion largement entretenue pas les médias, petits ou grands. Nous ne faisons que commencer à payer les pots cassés du syndrome «vu à la télé».

Que pensez-vous de l’évolution de l’information et de la connaissance sur Internet ?

Je crois que le prochain grand bouleversement est déjà en cours, et qu’il concerne l’avènement d’une synchronisation totale, parfaitement transparente entre nos activités informationnelles connectées et déconnectées. Chacun d’entre nous va être de plus en plus mis à l’épreuve de la temporalité numérique particulière qui caractérise les moteurs de recherche ou les projets comme Wikipedia. Je crois que nous ne sommes qu’au tout début d’un bouleversement profond de notre rapport intime à l’information et à la connaissance.

 

(1) Aaffordance.typepad.com