On oublie souvent que c'est un phénomène plus général
encore. Sur les dix dernières années, la baisse d'écoute des télévisions
et des radios est aussi très frappante. C'est une crise cataclysmique, le
mot n'est pas trop fort. Les gens ne s'en rendent pas toujours compte car
cette crise a été progressive. Mais si nous étions dans une pure économie
de marché, il n'y aurait plus de quotidiens. C'est une crise de la
démocratie, la télévision étant par ailleurs contrôlée par le pouvoir,
soit en raison des liens d'amitié du patron de TF1 avec Nicolas Sarkozy,
soit parce que la télévision publique est une télévision d'Etat.
Vous dites qu'il faut "tout repenser" dans la presse. De quelle
façon l'entendez-vous ?
Il faut tout remettre à plat. D'abord sur un plan technique : il n'y a
pas de concurrence dans l'imprimerie et les coûts d'impression sont très
chers. Malgré tous les efforts des Nouvelles Messageries de la presse
parisienne (NMPP), le prix de distribution est trop élevé. Quand
j'explique à des industriels le pourcentage qui passe dans la
distribution, ils sont effarés. Idéologiquement, je suis favorable au
système coopératif des NMPP, qui permet à tous d'être distribué partout.
Mais c'est parce que Marianne a quitté les NMPP (début 2000)
que nous nous en sommes sortis : 8 millions de francs (1,3 million
d'euros) de coûts en moins sur une année ! Enfin, tous les ans, on nous
explique qu'on va rouvrir des kiosques. Or, tous les ans, il y en a de
moins en moins.
Mais les gens lisent la presse gratuite...
Ah, parlons-en ! Si un boulanger décrétait qu'à partir de demain, il
distribuera des baguettes gratuites, dès le lendemain, ce serait interdit
par la commission de la concurrence. Pourquoi n'y a-t-il qu'un produit
dans notre société libérale, la presse, qui peut être gratuit sans que la
commission de la concurrence intervienne pour concurrence déloyale ?
Quelque part, le journal est identifié à un tract et il est distribué
comme tel... Comment une profession malade a-t-elle pu accepter cette
profusion de journaux gratuits ? C'est une folie !
N'est-ce pas aussi une crise du contenu de la presse ?
La presse a beaucoup perdu en abandonnant la polémique. Quand j'ai
débuté, il y avait 13 ou 14 quotidiens, d'obédiences politiques très
différentes, qui s'invectivaient entre eux, créaient des polémiques
internes. Les gens achetaient avec leur quotidien une patrie de
substitution, une bulle idéologique. Aujourd'hui, le consensus général est
mortifère. On n'a pas assez analysé le phénomène qui a eu lieu à
Libération au lendemain du référendum sur la Constitution européenne,
lorsque Serge July a injurié, dans son éditorial, ses lecteurs qui avaient
voté "non". C'était courageux de la part de July de rester favorable au
"oui". Mais on n'injurie pas ses lecteurs.
Regardez à la présidentielle : 19 % des électeurs ont voté Bayrou.
Libération, Le Figaro, Le Monde ont pris position contre
Bayrou. Or, ces 19 % représentent 30 % des lecteurs de journaux. De la
même façon, on voit aujourd'hui des cheminots qui ne veulent plus lire la
presse, des étudiants qui ne veulent plus la lire... La gauche sociale n'a
plus de journaux, les centristo-démocrates chrétiens, les gaullistes non
plus, etc. Et voilà comment on perd des lecteurs.
Ajoutez à cela une crise du marché publicitaire, et la presse n'a
plus de revenus...
Arrêtons-nous là-dessus, parce qu'à mes yeux, les deux sont liés. On a
eu un moment, il y a quinze ans, où les recettes publicitaires étaient
très hautes, juste au moment où débutait l'érosion des ventes. Les
journaux, surtout les magazines et les hebdomadaires, ont pensé que
l'important était d'avoir des recettes publicitaires. Dans certains
hebdomadaires, les recettes publicitaires ont atteint 80 % des recettes
globales. On a donc gonflé artificiellement les ventes pour justifier les
tarifs de vente des pages de publicité. Quand on arrive à vous offrir pour
un abonnement un stylo, une petite chaîne hi-fi et une montre, les gens
n'ont plus le sentiment d'acheter un magazine pour ce qu'il est. Surtout,
cela a modifié les contenus.
Nous avions fait un audit à Marianne pour comprendre pourquoi
les annonceurs ne venaient pas. Ils voulaient une nouvelle maquette,
enlever les rubriques de faits divers et de brèves que l'on appelait "Tu
l'as dit bouffi", trop peu chics pour la pub. Faire un cahier économique
alors que les gens veulent de l'économie dans l'info, pas en cahier. Le
rapport disait aussi : "Vous défendez le petit commerce contre la
grande distribution, donc ne vous attendez pas à avoir de la pub de la
part de celle-ci..." Or ce que les annonceurs veulent pour faire de la
pub, les lecteurs n'en veulent plus.
Faut-il aussi repenser la façon de faire du journalisme ?
Cela me fait mal de le dire, mais nous allons devoir changer notre mode
d'écriture. Il y a un type de phrase qui est mort. Je le regrette, parce
que je suis d'une génération qui aime ces phrases cicéroniennes,
c'est-à-dire une phrase construite, longue, avec des incidentes. Il faut
des phrases plus courtes. Mais surtout intégrer que tout accident
grammatical rend la phrase moins accessible. S'il y a huit ou neuf mots
après le sujet, eh bien il faut répéter le sujet. Les gens ne connaissent
plus beaucoup des mots que nous employons.
Il faudrait donc appauvrir son vocabulaire et ses références ?
Oui, car beaucoup de gens de moins de 40 ans n'ont plus les références
d'avant. Je reçois des lettres de lecteurs qui me disent qu'ils ne
comprennent pas tout ce que j'écris. J'avais parlé du boulangisme, en
référence au général Boulanger, ils pensaient que j'évoquais un pâtissier.
J'ai écrit : "C'est une division du monde à la Yalta." Mais qui
sait encore ce qu'est Yalta ? Je suis catastrophé que les jeunes ne
connaissent plus l'histoire, mais il faut bien en tenir compte. Les
journalistes sont furieux qu'on leur dise cela. Mais on ne doit pas faire
comme les marxistes qui décrivent la réalité comme ils voudraient qu'elle
soit, il faut s'adapter à elle.
Les politiques scénarisent leur communication. Les journalistes
doivent-ils scénariser leurs articles ?
Oui, sans doute. Il y a trente ans, lorsque j'étais grand reporter,
j'adorais écrire un feuillet de description. Aujourd'hui, s'il n'y a pas
eu une action dans les trois premières lignes, le lecteur décroche. On est
dans une société de mise en scène. Il faut donc nous y faire, nous aussi.
Et écrire des romans à côté, si on veut faire des descriptions. Enfin, on
ne peut plus avoir des journalistes spécialisés pendant cinq ou dix ans
sur une même rubrique.
Mais certaines matières réclament une expérience ! Il n'est pas
possible de se lancer du jour au lendemain dans une investigation
financière. Si vous empêchez la spécialisation, vous appauvrissez les
enquêtes.
Ce n'est pas faux. Mais il faut un système qui permette que le type
spécialiste des finances aille tous les trois mois faire un reportage
social ou en banlieue. Sinon, les gens ne liront plus des papiers
désincarnés qui ne prennent pas en compte les autres dimensions d'une
réalité. Enfin, il faut mettre en valeur les talents et les signatures
tout en repensant la structure de nos journaux.
C'est-à-dire ?
La hiérarchie de nos journaux est féodale, en pyramide. Cela induit un
comportement tribal : lorsque le journal se casse la figure, c'est la
faute du patron. Eh bien, parfois, c'est de la faute des rédactions. J'ai
vu au Matin une rédaction qui s'est suicidée à cause de ses luttes
de clans. Il faut sortir de la violence interne. Les journalistes doivent
être aussi responsables de leurs journaux.
Jamais on n'avait eu à la tête du pays un aussi grand professionnel
des médias que l'est Nicolas Sarkozy. Comment éviter de n'être qu'un
instrument dans les mains du président ?
Je ne vois pas d'autre solution que l'autocorrection des journalistes
eux-mêmes. J'ai d'ailleurs le sentiment que la presse est sortie de sa
sidération face à lui. Mais cela ne changera rien si la télévision ne
change pas son comportement, car les lecteurs nous confondent avec la
télé. Les journalistes de presse écrite doivent donc comprendre qu'ils
sont aussi, d'une certaine manière, responsables de la télévision.
L'agressivité à l'égard des médias prend parfois un tour complexe.
Ainsi, sur Internet, les gens diffusent parfois les rumeurs les plus
folles, en ayant la certitude que les médias traditionnels leur cachent
des informations, qui, en fait, sont bidons...
Il n'y a pas de nouveau média qui ne soit pas Janus, c'est-à-dire qui
n'ait pas deux faces. Internet est un formidable contre-pouvoir et aussi
un véhicule étonnant de haine. Mais comme la presse s'est interdit le
discours agressif, il faut un exutoire. Si les médias avaient accepté de
mener eux-mêmes la critique des médias, ils auraient eu la crédibilité
pour ensuite dire aux gens : cette rumeur est bidon. Mais, du coup, ils
croient n'importe quoi.
Pourquoi, finalement, quittez-vous Marianne ?
Parce que je vais avoir 70 ans et qu'il faut savoir se retirer. Je
continuerai à écrire, mais pas comme journaliste.