Pourquoi je suis libéral….
Socialiste et social-démocrate, c’est donc
pareil, maintenant ?
Pour moi, ça l’a toujours été. Le mot n’était pas employé
de la même manière parce qu’il y avait une réalité que les socialistes
français n’ont jamais pu atteindre. Premièrement, le parti de masse qui
caractérise le système social-démocrate et, deuxièmement, le rapport aux
syndicats. Dans toutes les social-démocraties, il y a d’abord adhésion
massive au parti ou au syndicat, puis il y a une relation contractuelle
entre le parti progressiste et l’organisation des salariés. Cela manquera
toujours en France. Si on regarde l’expérience espagnole, aussi bien celle
de Felipe Gonzalez que celle de José Luis Zapatero, même quand il y a eu
conflit avec les syndicats, il y a toujours eu partenariat.
Tenez vous un discours social-libéral ?
Non, je ne suis pas social-libéral : je n’adhère pas à ce
que représente ce courant de pensée. Mais je vous le dis tout net : je ne
réfute pas mécaniquement ce vocable, "libéral". Et quand il s’applique à
une doctrine politique, au sens global, je crois même qu’un militant
socialiste devrait le revendiquer. En revanche, ce qui est inacceptable
pour un progressiste, c’est de hisser le "libéralisme" au rang de
fondement économique et même sociétal, avec ses corollaires :
désengagement de l’État et laisser-faire économique et commercial. Il est
donc temps que nous cessions de nous acharner sur un mot, et que nous
tournions le dos à cette triste époque de notre histoire collective, qui a
vu une grande partie de la gauche française rejeter une constitution
européenne au motif qu’elle aurait été "libérale". C’est d’autant plus
absurde – et croyez bien que je ne suis pas inspiré par le goût du
paradoxe, mais par celui de la vérité – que la gauche que je défends est
par essence libérale. Quant au sarkozysme, ce bonapartisme modéré par la
désinvolture – mais nous y reviendrons –, il est profondément antilibéral.
Je le dis et je tente de le prouver. Qu’est-ce que le libéralisme ? C’est
une doctrine d’affranchissement de l’homme, née dans l’Europe des
Lumières. C’est, comme son nom l’indique, une idéologie de la liberté, qui
a permis l’accomplissement de grandes conquêtes politiques et sociales. Le
principe en est simple : il n’y a pas d’oppression juste, il n’y a pas de
chaîne qui ne doive être brisée, il n’y a pas de légitimité, ni donc de
fatalité, à la servitude. Et le libéralisme, c’est dans le même temps
l’idée que la liberté est une responsabilité, qu’être libre ce n’est pas
faire ce que l’on veut mais vouloir ce que l’on fait. Au nom de cet
héritage intellectuel- là, celui de Montesquieu, de John Locke, au nom de
ceux qui ont su se dresser contre le confort mortel de l’habitude pour
dire non, je suis libéral. Je suis libéral parce que j’aime la liberté.
Pour moi-même : j’ai toujours voulu être un homme libre de toutes les
puissances et de toutes les dominations. Et pour les autres : j’aime les
peuples libres qui défient la rigueur de l’histoire, j’aime que,
collectivement, s’exprime le désir d’avancer fièrement dans la voie que
l’on s’est souverainement tracée. Et ce que je dis des peuples vaut pour
les personnes. Chaque individu a droit au bonheur, et il a le droit de le
rechercher par les moyens qu’il souhaite. Avec une seule limite, celle de
l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme, qui définit l’idée
que je me fais du libéralisme : "(...) l’exercice des droits naturels de
chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de
la société la jouissance de ces mêmes droits." Le libéralisme est donc
d’abord une philosophie politique et j’y adhère. Ce sont les conservateurs
qui l’ont dévoyé au service d’une idéologie du laisser faire économique et
de la perpétuation des rentes et des privilèges dont ils bénéficient déjà.
Au nom d’un principe de liberté, leur dessein est en réalité celui de
l’immobilisme, qui prolonge leurs avantages et reproduit toujours les
mêmes inégalités. C’est une supercherie à la fois intellectuelle et
idéologique, dont la gauche ne doit pas, ne doit plus, s’accommoder. Je
suis donc libéral ET socialiste.
Extrait 1 (suite)…
Et pourquoi Sarko ne l’est pas ?
Sarkozy entrave les libertés individuelles, et il ignore
les libertés collectives. Qu’est-ce que l’amendement sur les tests ADN,
sinon une restriction imposée à la plus élémentaire des libertés : celle
d’exister autrement que par sa naissance, celle de ne pas se définir par
son code génétique ? Qu’est-ce que cette pratique politique, faite
d’arrogance et d’égotisme ? M. Sarkozy se veut souverain omnipotent : le
libéralisme, c’est le contraire. Le libéralisme, c’est la tolérance devant
les démarches individuelles, c’est une certaine forme d’indifférence
bienveillante de la collectivité devant la singularité des choix de
chacun, c’est la mise à l’épreuve de la plus belle des vertus – la
modération dans l’exercice d’un pouvoir quel qu’il soit. Mais je vais plus
loin : Nicolas Sarkozy est antilibéral dans bien des domaines. Prenez par
exemple la loi sur la rétention de sûreté. Elle piétine en vérité l’un des
principes de notre système judiciaire, la responsabilité pénale. Comme l’a
souligné Robert Badinter, on quitte la réalité des faits (le crime commis)
pour la virtualité d’une hypothèse. Faut-il ignorer la dangerosité
potentielle de ces personnes ? Non, évidemment. Mais il existe des
systèmes de contrôle rendus de plus en plus exigeants au fil des années,
qui permettent à la fois à la société de placer l’individu sous
surveillance tout en lui reconnaissant le droit à la réinsertion, dès lors
qu’il a accompli sa peine.
Extrait 2
La gauche doit rester le parti de l’impôt.
Si vous choisissez sans ambages la voie
européenne et sociale-démocrate, il n’y a plus d’utopie dans le socialisme
français ?
Comment cela, il n’y a plus d’utopie ? Ce n’est pas une
utopie que de fonder une société de la connaissance ? Ce n’est pas une
utopie que de maîtriser les conséquences culturelles des nouvelles
technologies ? Ce n’est pas une utopie que de créer une société de justice
dans l’économie moderne ? Ce n’est pas une utopie que de concevoir la
justice sociale dans le développement durable ? Ce n’est pas une utopie
que d’inventer des formes nouvelles de démocratie ? Ce n’est pas une
utopie que de faire progresser la civilisation de la liberté et de faire
de la France et de l’Europe un modèle de développement humain pour le
monde ? Ce sont des utopies réalisables, des idéaux que nous pouvons
atteindre. Voilà la différence avec la vieille gauche : nous ne nous
contentons pas de rêver et d’accuser les autres de trahison parce que ce
qu’ils font est imparfait. Et si nous admettions que le courage, le vrai,
celui qui justifie les efforts et que récompensent les victoires, ce n’est
pas d’appeler à la révolution impossible, mais de préparer la réforme
possible ? Le courage, ce n’est pas l’incantation, c’est l’action. Nous
agissons pour qu’un jour nos rêves se réalisent. Les plus beaux rêves sont
ceux qui se réalisent, même partiellement.
Une droite intelligente dirait sans doute la
même chose…
Non ! Elle ne le dit pas et elle ne le fait pas ! La
droite intelligente est aujourd’hui incarnée par Nicolas Sarkozy. Que
dit-elle ? Elle tient un discours populiste à la limite de la démagogie.
Les ouvriers sont formidables, les fonctionnaires sont formidables, les
salariés sont formidables. Mais tous les efforts financiers de l’Etat vont
à d’autres, à ceux qui n’en ont pas besoin. C’est vrai pour la fiscalité :
les réductions d’impôts consenties au début du quinquennat ont profité
pour l’essentiel aux classes favorisées et aux héritiers relativement
fortunés, sans aucun effet sur l’économie. Je le dis d’ailleurs avec
calme. La gauche a toujours été le parti des fonctionnaires, c’est-à-dire
des agents de l’Etat. Elle le reste, et elle n’a pas à s’en excuser : elle
peut s’opposer, avec fierté, à la démagogie d’un régime qui veut toujours
moins de fonctionnaires, mais toujours plus de policiers, toujours plus
d’infirmières. La Grande-Bretagne de Tony Blair a mené contre le chômage
une lutte dont les plus sourcilleux de nos libéraux saluent l’efficacité,
et elle a gagné cette bataille en créant 1,5 million d’emplois dans la
fonction publique. La gauche a toujours été le parti de l’impôt,
c’est-à-dire des revenus de l’Etat : elle doit avoir le courage de le
rester, à l’heure où la justification même de la contribution collective à
la richesse de la nation est remise en cause. C’est le maire d’une commune
où les prélèvements obligatoires n’ont pas augmenté en sept ans qui le
dit : contester le principe de la fiscalité, c’est porter atteinte à
l’équilibre même du pays. Avec le bouclier fiscal, avec la suppression des
droits de succession, la droite, qui prétend réhabiliter le travail,
sacralise en réalité l’héritage et favorise ceux qui se sont "donné la
peine de naître et rien de plus".
Extrait 3
Ce que j’aimais chez Ségolène…
Vous avez cru en Ségolène Royal ?
J’aimais la perspective qu’une femme devienne présidente
de la République. Philosophiquement, c’était un progrès. Je pressentais
sa volonté, sa détermination, ce qui est une qualité. Je n’étais pas
enthousiaste de ses effets d’annonce, même s’il y avait parfois de bonnes
intuitions. Et la part d’irrationnel – qui doit être intégrée dans la vie
démocratique – me paraissait excessive.
Au début, vous avez pensé qu’elle pouvait
gagner ?
Je l’ai espéré. Je l’ai souhaité. Je lui ai dit : "Je
ferai tout ce que je peux pour que tu gagnes. Je le ferai totalement, mais
en gardant ma liberté."
Extrait 4
…et ce que j’ai détesté
Après le premier tour de la
présidentielle, vous pensiez que l’échec de la gauche était déjà inscrit
dans les résultats ?
Je l’ai craint. Certes, la victoire n’était pas
impossible. Mais il eût fallu, entre les deux tours, des initiatives de
Ségolène extrêmement audacieuses pour inverser la tendance. D’ailleurs
elle l’a senti, puisqu’elle a été très offensive dans ses rapports avec le
centre. J’ai approuvé son débat public avec Bayrou. Sur le fond, c’était
de bonne qualité. En revanche, ses balancements entre lui et Strauss-Kahn
pour le poste de Premier ministre ne m’ont pas semblé de nature à
renforcer sa crédibilité. Il faut toujours revenir aux fondamentaux. Je
n’ai jamais vu un candidat à la présidence de la République annoncer à
l’avance son Premier ministre. Plus exactement, un seul l’a fait : Gaston
Defferre, qui a formé un tandem avec Pierre Mendès-France. On a vu le
résultat : 5% à eux deux. Pourtant ils ne manquaient ni de talent ni
d’expérience. Ce qu’elle nous a révélé depuis à propos de sa démarche
nocturne auprès de François Bayrou me conforte dans le fait qu’il ne
suffit pas d’avoir l’intuition d’un problème pour le résoudre.
Ne fallait-il pas élargir les alliances du
PS ? Au moins, elle a fait preuve d’esprit de décision.
L’esprit de décision y était. Mais la décision était
mauvaise. On pouvait s’adresser aux électeurs de Bayrou du premier tour,
montrer dans la transparence, lors du débat, les points d’accord et de
désaccord. Mais renverser les alliances, c’est autre chose. C’est
d’ailleurs un problème qui nous est posé aujourd’hui. Est-ce bien sérieux
de concevoir une alliance allant du centre à l’extrême gauche ? C’est
sympathique. Mais il faut un minimum de cohérence. Quelle est la base
politique et programmatique d’une telle coalition ? Est-elle crédible
auprès des électeurs ? Le centre existe-t-il ? Jusqu’à présent, il était
un faux nez de la droite. Le centre tombait toujours du côté conservateur.
Bayrou est différent. Mais quel est son projet, sinon prendre la place du
PS comme principal opposant ? Et quelle est sa force réelle ? Tout cela
demande une réflexion sérieuse, qui ne peut venir qu’après une
redéfinition de l’identité et de la stratégie des socialistes.
Avez-vous pensé être candidat vous-même ?
Un certain nombre de personnes m’ont demandé d’y penser.
Mais je n’étais pas en situation. On ne doit jamais être candidat pour
soi, mais seulement quand on est l’homme ou la femme du moment. Et puis
l’hypothèse Jospin existait. Lionel est un homme d’Etat qui aurait été
utile au pays : je ne devais pas l’affaiblir.
Extrait 5
La réforme ? oui mais la vraie !
Sarkozy est-il un véritable
réformateur ou bien, un peu comme Chirac, donne-t-il l’illusion du
mouvement sans changer les choses ?
On ne le sait pas encore. En premier lieu, il est par
définition le continuateur de Chirac, puisqu’il était président du
principal parti de la majorité chiraquienne avant 2007. Il est, au moins
en partie, responsable de l’état du pays. En 2012, il aura un bilan de dix
années et non de cinq. Pour l’instant, il est plus dans la continuité que
dans la rupture. Que fait-il pour réduire la dette publique accumulée sous
Chirac ? Rien. Au contraire, le déficit s’accroît. De la même manière,
qu’a fait Nicolas Sarkozy depuis un an pour renforcer les capacités
économiques de la France ? Rien. Il donne l’impression de l’activité, de
l’énergie mais c’est un artifice. Je ne conteste pas l’importance de la
communication politique : gouverner, c’est aussi affaire de clarté dans
les mots, l’attitude, le rythme. Mais quand la communication se substitue
à l’action, il y a une forme d’imposture. C’est ce que dessine le
sarkozysme.
Sera-t-il l’homme de l’adaptation libérale de
la France à la mondialisation ?
Il a déjà montré qu’il ne le serait pas. Je vous le
répète : Sarkozy n’est pas libéral, il est conservateur. Il l’a prouvé à
plusieurs reprises : étatiste, protectionniste, il impose à tous les
échelons l’omniprésence d’un Etat que dans le même temps il désarme.
Va-t-il réaliser des réformes que la gauche
n’a pas faites ou pas osé faire ?
Ah oui ? Lesquelles ? La couverture maladie universelle ?
La réduction du temps de travail ? À moins que vous ne fassiez allusion au
RMI, à la CSG? Ou au PACS? Ou bien, dans un autre ordre d’idées, à
l’abolition de la peine de mort ? Sérieusement, la sérénité et, tout
simplement, l’objectivité du débat démocratique exigent, comme préalable,
la vérité. Qu’on ne nous dise plus que la gauche est immobile et que la
droite est réformatrice. C’est le respect de la vérité qui m’oblige à
rappeler que les plus grandes réformes de ces trente dernières années,
celles qui ont modifié en profondeur la société française, celles qui ont
fait avancer notre pays, ont été inspirées par la gauche. Je ne dis pas
que nous avons tout réussi. Je reconnais qu’il nous est arrivé d’être
pusillanimes : nous aurions dû, pour reprendre l’exemple que vous citiez,
réformer les retraites. Nous ne l’avons pas fait. Nous l’avons seulement
esquissé. Mais la droite, au pouvoir depuis six ans, ne l’a pas fait non
plus, elle s’est simplement emparée du sujet pour diviser et créer des
affrontements artificiels. Je rétablis la vérité, parce que la gauche,
pour revenir au pouvoir, devra tordre le cou à l’idée saugrenue, démentie
par les faits, selon laquelle elle ne saurait pas réformer.
Extrait 6
La gauche a besoin de managers et
d’autorité ?
C’est même une priorité. Nous sommes une gauche de
gouvernement. Nous devons réfléchir à notre manière de gouverner et, donc,
à notre manière de gérer l’État. C’est un défi majeur pour la gauche,
peut-être le principal. Pour gagner, il faut être crédible. Nous ne
changerons pas la société, nous ne réaliserons pas les réformes sociales
et écologiques qui s’imposent sans une gestion rigoureuse et énergique.
Nous devons être des managers. Des managers du changement, de la réforme
du dialogue social, des managers de l’espoir. Mais des managers. Nous ne
ferons rien sans moyens. Or l’Etat, sous Chirac et Sarkozy, s’est
considérablement endetté. Et nous ne pouvons pas augmenter les impôts
indéfiniment, même si j’assume parfaitement le fait de maintenir un haut
niveau de prélèvements, notamment pour les classes les plus favorisées. Il
faut donc trouver des ressources nouvelles. Ces ressources existent :
elles résident notamment dans les gains d’efficacité que nous pouvons
réaliser dans le fonctionnement de l’Etat et des services publics. C’est
ce que nous avons fait à Paris. Nous n’avons pas augmenté les impôts
pendant sept ans. Nous avons recherché des marges nouvelles en réformant
l’usage de l’argent public et en rationalisant la gestion de la Ville.
Nous pouvons parfaitement le faire à l’échelle du pays. A condition d’être
des managers.
C’est une conception nouvelle ?
Dans une certaine mesure. La gauche doit assumer les
contraintes de la gestion. C’est la condition première pour réaliser
l’utopie ! Les deux sont indissociables. C’était aussi l’idée de Pierre
Mendès-France...
Extrait 7
L’écologie, c’est le cœur du projet socialiste
Il n’y a aucune contradiction entre une
politique globale de protection de la planète et la croissance ?
Si, si nous en restons à la définition actuelle de la
croissance. Mais notre stratégie doit consister à obliger le capitalisme à
s’adapter, par un mélange de contraintes, d’incitations fiscales et
d’opportunités d’investissements. Exemple : si nous décidons d’améliorer
l’habitat à un rythme rapide, ce qui est indispensable, un immense
débouché s’ouvrira à l’industrie du bâtiment. La construction, l’isolation
et la rénovation, de même que la formation des personnes, représentent de
gigantesques chantiers. C’est le propre du capitalisme de s’adapter pour
trouver de nouvelles sources de richesses. A nous de l’y contraindre.
Cette politique est adaptée aux pays riches.
Que vont devenir les pays les plus pauvres, qui ont un besoin vital de
développement et ne peuvent se permettre de brider leur croissance pour
préserver la qualité de l’atmosphère ?
Vraie question ! Il est clair qu’on ne peut pas contester
aux populations du tiers-monde le droit d’accéder à la consommation. Mais,
à l’inverse, faudrait-il considérer que « notre » logique de
développement, avec ses conséquences désormais avérées sur
l’environnement, est « tolérable » dans les pays du Sud ? Savez-vous, par
exemple, que la grande majorité des maladies liées à la diffusion de
pesticides touchent des agriculteurs de ces pays ? Parce qu’ils n’ont pas
les protections techniques dont bénéficient leurs homologues américains ou
européens. D’ailleurs, parmi les futures grandes puissances, la prise de
conscience est déjà perceptible : la Chine n’a pas du tout l’intention de
réduire sa croissance, mais elle se fixe désormais des objectifs
volontaristes pour faire baisser ses émissions de CO2. Donc, la
réponse à votre question passe par des transferts de technologie en
direction de ces pays, et au-delà par l’affirmation, plus indispensable
que jamais, de l’amélioration du niveau de vie de leur population. Il
s’agit en fait de reconstituer un cycle vertueux : car cette ambition
implique une accélération de la croissance économique, dans le respect de
l’environnement. On est donc bien loin de l’option « décroissance » que
vous évoquiez tout à l’heure et qui irait à l’encontre d’une vraie
solidarité avec les nations émergentes. Concrètement, comment aider
notamment les pays africains à produire leur denrées alimentaires sans
répandre des tonnes de pesticides sur leurs cultures, sans détruire leurs
forêts ou leur savane et sans épuiser leurs sols ? C’est la politique de
codéveloppement, dont nous avons déjà parlé …
Comment lier la question de l’environnement
et la question sociale ? On voit bien qu’il y a parfois contradiction
entre les deux. À l’échelle internationale, la maîtrise de la croissance
peut gêner le développement des pays les plus pauvres, vous l’avez dit ;
sur le plan national, certains investissements dans la protection de
l’environnement risquent de réduire les crédits sociaux.
La contradiction n’est qu’apparente. Je préconise un
changement profond de raisonnement. La question écologique ne peut plus
être un simple chapitre dans les programmes de la gauche. Elle doit être
au centre du projet. À condition d’être pensée à partir des valeurs de
justice sociale et non comme une simple contrainte environnementale : j’en
reviens à la définition même du concept de développement durable. Et c’est
sans doute là que la distinction droite-gauche reprend son sens.
D’ailleurs, un nombre croissant de jeunes entreprises tiennent compte,
dans leur gouvernance et dans leur mode de fonctionnement, à la fois des
enjeux environnementaux et des enjeux sociaux. Cela a commencé avec le
commerce équitable : les militants de ce mouvement ne distinguent pas la
protection de la planète et la protection des hommes qui travaillent et
souffrent sur cette planète. Pour eux, c’est la même préoccupation : la
logique du marché doit être limitée par le double souci de l’humain et de
la nature, qui sont deux modalités du sens collectif. C’est la bonne
méthode.
Précisez...
Les associations qui s’occupent de commerce équitable
sont attentives à la qualité des produits, mais aussi à leur bilan
écologique et à leur bilan social : pas de dommages écologiques pour
produire, pas de travail des enfants, un droit social, des syndicats et
une rémunération plus juste des producteurs. En fait, ces objectifs sont
liés. Il y a un même enjeu collectif, solidaire, qui est à la fois
écologique, économique et social. La pensée de gauche doit s’adapter à
cette nouvelle conception de l’économie mondialisée. Il s’agit de
réorienter le développement de la planète sous contrainte sociale et
environnementale. Le progrès social change de contenu. Le besoin de
justice reste le même, mais il passe aussi par le respect pour la planète,
dont les dérèglements lèsent en priorité les plus faibles, les plus
démunis.
N’est-ce pas l’un des enseignements du
Grenelle de l’environnement, mis en place par un gouvernement de droite ?…
Avec quels moyens et pour quels résultats ? J’approuve
tout ce qui se traduit par une large concertation, par une mobilisation
des expériences et des expertises. Très bien ! Mais honnêtement, en termes
de diagnostic, qu’a-t-on appris que nous ne savions déjà ? Donc, sur les
moyens : quand le Grenelle fixe pour objectif de passer de 2 % des
superficies dédies à l’agriculture biologique à 6 % en 2010, c’est
positif. Mais comment ? Sur la base de quelles mesures réglementaires ?
Avec quels moyens budgétaires ? Qu’est-ce qui concrètement incitera un
agriculteur à faire désormais plus volontiers du bio ? Mystère. Autre
exemple : savez-vous que les conclusions du Grenelle, en matière de
transports publics, ne s’appliquent pas à l’Ile-de-France, soit 11,5
millions de Franciliens exclus d’un dispositif pourtant censé développer
l’offre de déplacements ? ! Or, s’il y a bien une région en France qui est
directement concernée par cet enjeu, c’est l’Ile-de-France.
Extrait 8
Ce que je sais de notre passé colonial
La France doit-elle se
repentir pour sa politique coloniale ?
Je ne suis pas sûr que l’expression soit la bonne. Mais
si nous étions plus nets sur ces questions qui nous font mal, les
relations avec le Maghreb seraient moins douloureuses. Nous pourrions
assumer notre partenariat de sécurité, qui est essentiel dans la lutte
contre le terrorisme, et peser en même temps en faveur du pluralisme et
des droits de l’homme. Le non dit colonial ne fausserait pas en permanence
le dialogue. Nicolas Sarkozy récuse l’idée de repentance... Encore une
fois, je ne sais pas si le mot repentance convient. Encore que... Est-il
si humiliant d’exprimer des regrets ? En tout cas, ce qui me choque dans
le propos de Nicolas Sarkozy c’est que la repentance n’a été exprimée par
la France qu’à propos de Vichy et par Jacques Chirac. Donc quand il dit :
« Il y en a marre de la repentance », que vise-t-il ? Pour ce qui concerne
la colonisation au Maghreb et notamment là où elle a été la plus
douloureuse, en Algérie, il faut simplement dire la vérité. Le président a
commencé, mais avec quels méandres de la pensée ! L'ambassadeur de France
en Algérie nous avait pourtant mis sur la bonne voie en allant reconnaître
en février 2005 les massacres de Sétif, qui ont fait tant de morts en
1945. En fait, au-delà des mots qui nous piègent – repentance, excuses,
etc. –, dire la vérité suffirait. Dire la vérité, notre vérité et même
notre vérité commune. Car elle est faite de domination, d'exploitation, de
souffrance imposées aux colonisés en même temps que de liens culturels et
affectifs que personne n'a envie de nier, pas plus les Algériens que les
Français.
Il y avait donc un aspect positif dans la
colonisation ?
Non. Il y a eu des aventures individuelles, dont je suis
un héritier, qui ont permis à des gens de se connaître, de vivre ensemble
et même d'être heureux. Mais le fait colonial reste ce qu'il a été : une
domination illégitime, et le plus souvent brutale, découlant d'intérêts
économiques et militaires ou d'une volonté impérialiste. Cela n'empêche
pas que des individus aient tissé des liens amicaux au temps de la
colonisation. Regardez un Tunisien, un Algérien, un Marocain accueillant
des Français nés là-bas : ce sont souvent des retrouvailles d'amitié.
Enrico Macias n'est toujours pas retourné en Algérie. C'est encore
difficile. Mais, enfin, les Algériens écoutent ses disques. Le lien est
là. Il faut le préserver. Pour autant, le jugement de l'Histoire est sans
appel : la colonisation a été négative. C'est tout.
Faut-il que le gouvernement algérien
reconnaisse, symétriquement, le sort cruel réservé aux harkis qui ont été
massacrés au moment de l'indépendance ou bien qu'il condamne l'usage du
terrorisme, contre les civils ?
Il ne s'agit pas de troc ni de marchandage. Il s'agit de
la vérité et de l'Histoire. Disons déjà toute la vérité, pour ce qui nous
concerne... C'est nous qui avons colonisé l'Algérie, ce ne sont pas les
Algériens qui ont colonisé la France. Alors disons-le et que chacun prenne
ses responsabilités. Les choses évolueront ensuite. Les dirigeants
algériens sont des personnes intelligentes