Le jeu des possibles
Il devrait être bien clair aujourd'hui qu'on n'expliquera
pas l'univers dans tous ses détails par une seule formule ou par une seule
théorie. Et pourtant le cerveau humain a un tel besoin d'unité et de
cohérence que toute théorie de quelque importance risque d'être utilisée de
manière abusive et de déraper vers le mythe. Pour couvrir un large domaine,
une théorie doit posséder à la fois assez de puissance pour expliquer des
événements divers et assez de souplesse pour s'appliquer à des circonstances
variées. Mais un excès de souplesse peut changer la puissance en faiblesse.
Car une théorie qui explique trop finit par n'expliquer rien. A être
utilisée sans discrimination, elle perd toute utilité et devient un discours
vide. Les fanatiques et les vulgarisateurs, en particulier, ne savent pas
toujours repérer cette frontière subtile qui sépare une théorie heuristique
d'une croyance stérile; une croyance qui au lieu de décrire le monde réel
peut s'appliquer à tous les mondes possibles.
Ce sont les abus de ce genre qui ont déformé les monuments intellectuels
échafaudés notamment par Marx et Freud. Ce dernier parvint à se convaincre
lui-même, ainsi qu'une fraction appréciable du monde occidental, du rôle que
jouent des forces inconscientes dans les affaires humaines. Après quoi
Freud, et plus encore ses disciples, s'efforcèrent désespérément de
rationaliser l'irrationnel, de l'enfermer dans un infranchissable réseau de
causes et d'effets. Grâce à un surprenant arsenal comprenant complexes,
interprétation des rêves, transferts, sublimation, etc. il devint possible
d'expliquer n'importe quel aspect visible du comportement humain par quelque
lésion cachée de la vie psychique. Quant à Marx, il montra l'importance de
ce qu'il a appelé le «matérialisme historique» dans l'évolution des sociétés
humaines. Là encore, les disciples de Marx éprouvèrent le besoin de rendre
compte, par le même argument universel, du bruit et de la fureur de
l'histoire dans ses moindres aspects. Chaque détail de l'histoire devient
ainsi l'effet direct de quelque cause économique.
Une théorie aussi puissante que celle de Darwin ne pouvait guère échapper à
un usage abusif. Non seulement l'idée d'adaptation permettait d'expliquer
n'importe quel détail de structure trouvé à n'importe quel organisme; mais
devant le succès rencontré par l'idée de sélection naturelle pour rendre
compte de l'évolution du monde vivant, il devenait tentant de généraliser
l'argument, de le retailler, d'en faire le modèle universel pour expliquer
tout changement survenant dans le monde. C'est ainsi qu'on a invoqué des
systèmes de sélection semblables pour décrire n'importe quel type
d'évolution: cosmique, chimique, culturelle, idéologique, sociale, etc..
Mais de telles tentatives sont condamnées au départ. La sélection naturelle
représente le résultat de contraintes spécifiques imposées à chaque être
vivant. C'est donc un mécanisme ajusté à un niveau particulier de
complexité. A chaque niveau, les règles du jeu sont différentes. A chaque
niveau, il faut donc trouver de nouveaux principes.
Parmi les théories scientifiques, la théorie de l'évolution possède un
statut particulier: non seulement parce que, dans certains aspects, elle
reste difficile à étudier expérimentalement et donne encore lieu à des
interprétations diverses; mais aussi parce qu'elle rend compte de l'origine
du monde vivant, de son histoire, de son état présent. En ce sens, la
théorie de l'évolution est souvent traitée comme un mythe, c'est-à-dire
comme une histoire qui raconte les origines et par là-même explique le monde
vivant et la place qu'y tient l'homme. Comme on l'a déjà vu, cette exigence
de mythes, y compris de mythes cosmologiques, semble bien être un trait
commun à toute culture, à toute société. Il se pourrait Que les mythes
contribuent à la cohésion d'un groupe humain en liant ses membres par une
croyance en une origine et une ascendance communes. C'est vraisemblablement
cette croyance qui permet au groupe de se distinguer des «autres» et de
définir sa propre identité. Quoique l'évolution humaine soit souvent
racontée de manière à opposer populations «civilisées» et «primitives»
l'unité de l'humanité en tant qu'espèce empêche la théorie de l'évolution de
jouer un tel rôle - sauf peut-être si les humains voulaient un jour se
différencier des Martiens! En outre, un mythe contient une sorte
d'explication universelle qui donne à la vie humaine un sens et des valeurs
morales. Rien n'indique que la théorie de l'évolution puisse jouer un tel
rôle malgré de nombreuses tentatives.
Dans un univers créé par Dieu, le monde et ses habitants étaient
nécessairement comme ils devaient être. La nature était pour ainsi dire
plaquée sur la morale. Avec la théorie de l'évolution, il devient tentant de
retourner la situation et de déduire une morale de la connaissance de la
nature. Dès sa naissance le darwinisme s'est ainsi trouvé mêlé à
l'idéologie. Dès le début, l'évolution par sélection naturelle fut utilisée
à l'appui de doctrines variées, voire opposées. Comme les processus naturels
sont dépourvus de toute valeur morale, on pourrait tout aussi bien la
peindre en blanc ou en noir et en proclamer l'accord avec n'importe quelle
thèse. Pour Marx et Engels, l'évolution des espèces marchait dans le même
sens que l'histoire des sociétés. Pour les idéologies capitalistes et
colonialistes, le darwinisme servait d'alibi scientifique pour justifier les
inégalités sociales et les formes variées du racisme. Depuis le milieu du
XIXe, on a vu se répéter les efforts - et la sociobiologie en représente le
plus récent - pour fonder une morale sur des considérations éthologico-évolutionnistes.
En fait, la capacité d'adopter un code moral peut être considérée comme un
aspect du comportement humain. Elle doit donc avoir été modelée par des
forces de sélection tout comme, par exemple, la capacité de parler, ce que
Noam Chomsky appelle une «structure profonde». En ce sens, il revient aux
biologistes d'expliquer comment les êtres humains ont, au cours de
l'évolution, acquis leur capacité à avoir des croyances morales. Mais cela
ne s'applique en rien au contenu de ces croyances. Ce n'est pas parce qu'une
chose est «naturelle» qu'elle est «bonne». Même s'il existait des
différences de tempérament et de capacité cognitive entre les deux sexes -
ce qu'il reste à préciser - il n'en serait pas pour autant «bien» ou «juste»
de refuser aux femmes certains droits et certains rôles dans la société. Il
n'y a pas plus de raison de chercher dans l'évolution une explication des
codes moraux qu'une explication de la poésie ou de la mathématique. Et
personne n'a jamais suggéré une théorie biologique de la physique.
En fait, vouloir fondre l'éthique dans les sciences de la nature, c'est
confondre ce que Kant considérait comme deux catégories bien distinctes.
Cette «biologisation», si l'on peut dire, relève idéologiquement du
scientisme, de la croyance que les méthodes et les concepts de cette science
pourront un jour rendre compte des activités humaines dans leurs moindres
aspects. C'est une telle croyance qui transparaît derrière la terminologie
quelque peu équivoque utilisée par beaucoup de sociologues, derrière
certaines de leurs suppositions que rien ne justifie, ou derrière leurs
extrapolations de l'animal à l'homme. La même confusion entre science et
éthique se retrouve par ailleurs dans l'attitude opposée qui conduit des
scientifiques à rejeter certains aspects bien fondés de la sociobiologie,
sous le prétexte que de tels arguments pourraient un jour être utilisés à
l'appui d'une politique sociale qu'ils réprouvent. Comme si la théorie de
l'évolution n'était pas simplement une hypothèse qu'il faut sans cesse
mettre à l'épreuve et ajuster. Comme si elle symbolisait toute une série de
préjugés, de craintes et d'espoirs concernant notre société.
Toutes ces polémiques soulèvent de sérieuses questions; et notamment: est-il
possible pour les biologistes d'élaborer une théorie de l'évolution qui soit
vraiment libre de préjugé idéologique? est-il possible pour une histoire des
origines de fonctionner à la fois comme théorie scientifique et comme mythe?
est-il possible pour une société de définir un jeu de valeurs directement,
c'est-à-dire sans en référer à quelque puissance externe telle que Dieu ou
l'Histoire, que l'homme a créés pour les imposer à sa propre existence.
Le darwinisme aujourd’hui, p. 145-147
Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale:
celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure
ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes,
comme les théories scientifiques répondent à cette exigence humaine. Dans
tous les cas, et contrairement à ce qu’on pense souvent, il s’agit
d’expliquer ce qu’on voit par ce qu’on ne voit pas, le monde visible par un
monde invisible qui est toujours le produit de l’imagination; Par exemple,
on peut regarder la foudre comme l’expression de la colère divine, ou comme
une différence de potentiel entre les nuages et la Terre; on peut regarder
une maladie comme le résultat d’un sort jeté à une personne, ou comme le
résultat d’une infection virale, mais, dans tous les cas, ce qu’on invoque
comme cause ou système d’explication, ce sont des forces invisibles qui sont
sensées régir le monde. Par conséquent, qu’il s’agisse d’un mythe ou d’une
théorie scientifique, tout système d’explication est le produit de
l’imagination humaine. La grande différence entre mythe et théorie
scientifique, c’est que le mythe de fige. Une fois imaginé, il est considéré
comme la seule explication du monde possible. Tout ce qu’on rencontre comme
événement est interprété comme un signe qui confirme le mythe. Une théorie
scientifique fonctionne de manière différente. Les scientifiques s’efforcent
de confronter le produit de leur imagination (la théorie scientifique) avec
la “réalité” c'est-à-dire l’épreuve des faits observables. De plus, ils ne
se contentent pas de récolter des signes de sa validité, ils s’efforcent
d’en produire d’autres, plus précis, en la soumettant à l’expérimentation.
Et les résultats de celle-ci peuvent s’accorder ou non avec la théorie. Et
si l’accord ne se fait pas, il faut jeter la théorie et en trouver une
autre.
Ainsi le propre d’une théorie scientifique est d’être tout le temps modifiée
ou amendée.