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Toutes les cultures humaines construisent leurs outils conceptuels
La science est-elle universelle ?

Observer, nommer, décrire, théoriser : autant d’activités qu’on retrouve dans l’histoire de toute civilisation. Pour autant, chacune ayant tracé son propre chemin vers la connaissance, et les interactions étant plus rares qu’on ne le croit, qui saurait dire si « la » science est universelle ?

 

Par Jean-Marc Lévy-Leblond
Professeur à l’université de Nice (départements de physique et de philosophie), auteur d’Impasciences, Seuil, Paris, 2003.

En 1848, dans L’Avenir de la science, Ernest Renan écrivait : « La science étant un des éléments vrais de l’humanité, elle est indépendante de toute forme sociale, et éternelle comme la nature humaine (1). » Si le scientisme du XIXe siècle a cédé beaucoup de terrain à la fin du XXe, il s’en faut que toutes ses idées reçues aient disparu.

L’universalité de la science reste une conviction largement partagée. Dans un monde où systèmes sociaux, valeurs spirituelles, formes esthétiques connaissent d’incessants bouleversements, il serait rassurant que la science au moins offre un point fixe auquel se référer dans le relativisme ambiant. Peut-être même le seul « élément vrai », pour reprendre l’expression de Renan. De fait, un siècle plus tard, le physicien Frédéric Joliot-Curie pouvait écrire, en toute bonne conscience progressiste : « La pure connaissance scientifique doit apporter la paix dans nos âmes en chassant les superstitions, les terreurs invisibles, et aussi en nous donnant une conscience plus claire de notre situation dans l’univers. Et c’est peut-être l’un de ses plus hauts titres : elle est l’élément fondamental – peut-être le seul élément – d’unité de pensée entre les hommes dispersés sur le globe (2). »

Il est difficile de discuter le fait que tous les autres éléments de la culture – formes d’organisation politique, structures de parenté, mythes fondateurs, us et coutumes, religions et spiritualités, arts et lettres – appartiennent à des cultures, au sens ethnologique du terme. Mais la science n’offre-t-elle pas des connaissances objectives, vérifiables, reproductibles ? Le théorème de Pythagore, le principe d’Archimède, les lois de Kepler (3), la théorie d’Einstein, s’ils sont vrais ici et maintenant, comme là-bas et hier, ne le sont-ils pas par essence partout et toujours ? Un premier doute pourtant devrait nous saisir à la pensée que ces exemples, si probants puissent-ils paraître, appartiennent tous à une tradition somme toute assez provinciale, celle de l’Europe occidentale et de la culture gréco-judéo-chrétienne. On serait bien en peine de citer à l’appui de l’assertion d’universalité une panoplie d’exemples, elle-même universelle, qui convoquerait des savoirs communément partagés et référés à des origines tibétaines, maories ou aztèques.

Si le XIXe siècle tenait la science occidentale pour la seule existante, ce qui la destinait tout naturellement à l’universalité, les historiens des sciences ont depuis montré l’importance et la richesse d’autres traditions scientifiques – indienne, chinoise, arabo-islamique. Mais cette reconnaissance est souvent perçue comme celle de « sources » ayant alimenté le grand fleuve unique de la science, sources dont on concédera qu’elles ont été trop longtemps négligées, mais pour mieux en sous-estimer finalement l’historicité spécifique (4). Quant à l’unité de la science, si ardemment projetée jusqu’au début du XXe siècle, elle s’efface devant la spécialisation croissante des domaines scientifiques, en ce qui concerne tant leurs modes d’organisation que leurs méthodes d’investigation.

Sans porter de jugement sur la scientificité des autres sciences, cantonnons-nous aux mathématiques et aux sciences de la nature ; la prise en compte des sciences sociales et humaines rendrait en effet beaucoup plus aisée la critique de la prétention à l’universalité.

Lors d’une visite au Japon, dans un des multiples temples shintoïstes ou bouddhistes, on peut voir de nombreuses tablettes suspendues en offrande aux divinités du lieu, gravées ou peintes de divers motifs – paysages marins, vues du Fuji-Yama, chevaux au galop ou pures calligraphies. Parmi ces ex-voto, des figures géométriques complexes, arrangements particuliers et énigmatiques de cercles, triangles et ellipses. Le texte qui accompagne la figure est celui d’un énoncé mathématique, donné le plus souvent sans sa démonstration. Ces sangaku, ou tablettes mathématiques, remontent à l’époque Edo (XVIIe-XIXe siècle), pendant laquelle le Japon s’est volontairement isolé et coupé des influences extérieures, occidentales en particulier. Replié sur lui-même, c’est à cette époque qu’il développe certaines de ses plus originales créations culturelles : le théâtre nô, la poésie des haïkus – et une mathématique spécifique, le wasan, dont les sangaku constituent une forme publique.

Principalement intéressé par les propriétés métriques ou projectives de figures planes et tridimensionnelles, mais aussi par certaines considérations sur les nombres entiers, le wasan ne se présente pas comme un corps de doctrine axiomatique, du type adopté par la mathématique occidentale depuis Euclide. Il s’agit plutôt d’une collection de résultats – dont certains peuvent être fort élaborés. On trouve ainsi sur certains sangaku des énoncés qui précèdent parfois de un ou deux siècles les théorèmes occidentaux équivalents (5).

Une conception esthétique des mathématiques

Davantage que les contenus mathématiques des sangaku, c’est leur présentation et leur fonction qui nous interrogent. Imagine-t-on découvrir à Lourdes ou au Sacré-Cœur un ex-voto figurant la droite d’Euler ou le triangle de Pascal ? Véritables œuvres d’art, soigneusement peintes et calligraphiées, souvent dues à des amateurs éclairés, ces tablettes témoignent d’une conception d’abord esthétique des mathématiques : ce que l’on offre aux divinités, c’est du « beau », qu’il revête la forme d’un cheval admirablement peint ou celle d’un élégant résultat géométrique.

Bien sûr, la fonction des sangaku n’était pas purement esthétique. Ceux-ci jouaient également un rôle dans la constitution et la rivalité des écoles de mathématiques, et revêtaient même un aspect sportif, exprimant sous forme de défis l’émulation entre maîtres de mathématiques ou amateurs éclairés (6). Contrairement aux mathématiques occidentales, les sangaku ne peuvent se comprendre pleinement ni dans la perspective d’applications techniques, ni dans celle d’une conception philosophique, ni même, malgré leur contexte sacré, dans celle d’interprétations mystiques (telle la numérologie de la kabbale, par exemple).

En interrogeant la notion d’universalité de la science, il n’est évidemment pas question de réhabiliter, fût-ce de façon implicite ou inconsciente, l’idée d’une supériorité consubstantielle de la civilisation occidentale qui l’aurait seule conduite à développer cette forme de connaissance. Aussi doit-on commencer par donner acte que toutes les cultures humaines disposent des outils intellectuels nécessaires à l’émergence de savoirs scientifiques. Il n’existe pas de groupe humain, bien avant les sociétés marchandes ou industrielles, dont les activités ne requièrent pas déjà des aptitudes que l’on peut appeler « protoscientifiques ».

L’exploitation de la nature, tant par les chasseurs-cueilleurs que par les pasteurs et agriculteurs, demande une classification pertinente des espèces animales et végétales ainsi que des savoirs détaillés quant à leurs comportements et à leurs propriétés – une protobotanique, une protozoologie. Que ce soit à des fins d’orientation ou de divination (ou les deux), doit se développer une connaissance du ciel, des objets qui le peuplent et de leurs mouvements – une protoastronomie. Le recensement des troupeaux, la gestion des récoltes exigent des capacités élaborées de dénombrement et de calcul – une protoarithmétique. Les structures de parenté obéissent à des règles parfois extrêmement complexes – une protoalgèbre. La décoration de l’habitat aussi bien que les coutumes ornementales conduisent à des pratiques de tracés graphiques souvent subtiles – une protogéométrie. Il n’est pas jusqu’aux jeux et divertissements qui ne mettent en évidence des compétences de raisonnement élaborées – une protologique. Les techniques de façonnage du bois, du métal, de la céramique reposent sur une connaissance précise des matériaux – une protophysique.

Pour autant, cette universalité de fond se concrétise dans des formes d’une étonnante variabilité. Contentons-nous de l’illustrer sur les systèmes de numération (7). La base 10 qui sert aux systèmes modernes, bien qu’elle corresponde vraisemblablement aux dix doigts de la main humaine, n’est pas générale pour autant. Ainsi les Yuki, une ethnie amérindienne de Californie, utilisent-ils un système à base 8 (préfigurant nos octets informatiques), car ils comptent non pas sur mais entre leurs doigts. Les Babyloniens, quant à eux, recouraient aux bases 12 ou 60. La terminologie additive des nombres à laquelle nous sommes habitués (vingt-cinq = vingt + cinq) n’est pas plus inéluctable ; en chol, une langue maya du Chiapas, le comptage se fait par vingtaines mais rapporté à l’unité supérieure : ainsi, vingt-cinq sera énoncé comme « cinq vers deux fois vingt » (que l’on peut expliciter en « cinq à partir de vingt, en allant vers quarante »).

Plus profondément, on trouve dans de très nombreuses langues des classificateurs numériques chargés de fournir une information qualitative sur les objets dénombrés : le mot désignant le nombre sera marqué différemment (grâce à un jeu d’affixes, par exemple) suivant la classe à laquelle il se réfère. Le maori connaît ainsi deux classes, suivant que l’on compte des humains ou non. Mais certaines langues ont plusieurs dizaines de classificateurs numéraux ; ainsi la langue dioi (Chine du Sud) en possède-t-elle pas moins de cinquante-cinq, dont voici quelques-unes des classes correspondantes : a) dettes, crédits, comptabilité ; b) montagne, murs, territoires ; c) pipes à opium, sifflets, etc. ; d) rizières ; e) vêtements, couvertures ; f) potions, médicaments ; g) esprits, hommes, travailleurs, voleurs ; h) filles, jeunes femmes ; i) routes, rivières, cordes ; j) enfants, piécettes, petits cailloux ; k) paire de choses, etc. – liste bien supérieure à celle évoquée par Borges et reprise par Foucault.

L’ethnologie paternaliste du XIXe siècle voyait dans de tels systèmes une étape archaïque d’une « pensée primitive » qui n’aurait pas encore accès à l’abstraction totale d’un nombre indépendant de ce qu’il dénombre. Mais on peut légitimement arguer que ces classificateurs correspondent à des distinctions d’une extrême pertinence pour les pratiques spécifiques de cette société.

Le terme de « science » lui-même est d’une polysémie porteuse de profondes confusions, dont témoigne le vague des définitions proposées par les dictionnaires usuels de langue. De fait, à considérer de près l’astronomie des prêtres babyloniens, liée avant tout à des préoccupations divinatoires, ou la géométrie grecque, d’essence plus philosophique que pratique, on voit bien que ce même mot de « science » peut désigner des pratiques fort différentes, tant par les formes d’organisation de la production de connaissances nouvelles que par les fonctions sociales de ces connaissances. C’est pourquoi nous avons choisi d’appeler « protosciences » des savoirs certes efficaces et « objectivables (8) », mais non autonomes, intrinsèquement liés à telle ou telle activité technique, économique, mythique ou ludique. On réservera le terme de « science » à des formes de savoir abstraites, détachées au moins en large partie de leur origine pratique et de leur utilisation concrète.

En ce sens, la mathématique grecque est bien un exemple canonique de science. La civilisation égyptienne possède des méthodes permettant, à partir de mesures d’arpentage, de calculer les aires de terrains de diverses formes ; mais ces méthodes empiriques, à buts directement utilitaires, sont parfois exactes, parfois approchées, quelquefois tout simplement erronées, en tout cas jamais démontrées. Les Grecs, en revanche, élaborent un corps de doctrine qui transcende toute application pratique et se fonde sur la notion essentielle de preuve, culminant avec les Eléments d’Euclide. C’est cette mathématique que nous reconnaissons encore aujourd’hui comme une science archétypique.

Le « miracle grec » ne constitue pas pour autant une rupture inaugurale irréversible, qui ferait définitivement entrer la culture occidentale dans l’ère de la science. Il n’est que de considérer le peu d’intérêt des Romains pour ce savoir abstrait, et la faiblesse de leurs contributions, alors même que sur le plan de la littérature et de la philosophie ils empruntent tant aux Grecs.

C’est la civilisation arabo-islamique qui redonnera à la culture une dimension scientifique majeure. Loin de se borner, comme on l’a trop dit, à transmettre la science antique grecque ou indienne, elle donnera, à partir du VIIIe siècle, un prodigieux essor à nombre de disciplines scientifiques (9). Mathématiques, optique, astronomie, géographie, médecine, les connaissances nouvelles s’écriront pour l’essentiel, de Samarcande à Saragosse, en arabe. Des mathématiciens comme Al-Khwarizmi (IXe siècle) ou Omar Khayyam (le grand poète du XIe siècle), des physiciens comme Ibn Al-Haytham (Xe-XIe siècle) auront une avance, en algèbre comme en optique, de plusieurs siècles sur leurs successeurs européens. Mais, aussi novatrice soit-elle, cette science arabo-islamique opère dans des conditions idéologiques et politiques bien différentes de ce que sera la science européenne.

Les mêmes remarques vaudraient pour les sciences chinoises, dont le développement, autonome jusqu’à l’arrivée massive des Européens (et des jésuites en particulier), au XVIIe siècle, montre de profondes spécificités, tant par ses thématiques de recherche que par ses formes d’organisation.

La science moderne, quant à elle, naît au début du XVIIe siècle sur le Vieux Continent (la « coupure galiléenne ») et se caractérise par des traits originaux, étroitement liés à ceux de la société européenne. D’une part, l’émancipation et la montée en puissance des couches urbaines d’artisans confèrent au travail manuel et aux activités pratiques une légitimité et une dignité nouvelles ; de là, comme en témoigne le fameux texte de Galilée sur l’arsenal de Venise (10), l’ancrage nouveau de la science dans la technique, pour y puiser tant des thèmes de recherche (les principes de fonctionnement des machines simples) que des moyens d’investigation révolutionnaires, l’expérimentation active relayant la simple observation passive. D’autre part, le contexte idéologique et religieux fournit d’efficaces représentations métaphoriques du savoir ; l’idée de la nature comme un « Grand Livre » (Galilée encore) et la notion reliée, a priori si étrange, de « lois de la Nature » trouvent évidemment leurs sources dans l’organisation politique et religieuse de la société. Mieux encore, le programme manifeste de mise en œuvre pratique, à grande échelle, du savoir théorique (Francis Bacon : « Knowledge is power », et René Descartes : « Devenir comme maîtres et possesseurs de la nature ») s’articule explicitement avec la mécanisation puis l’industrialisation du capitalisme naissant.

Ces divers épisodes du développement scientifique ne peuvent en aucune manière être traités comme les phases successives d’un progrès continu et homogène. Les épisodes de culture scientifique, aussi intenses et variés soient-ils, se terminent en règle générale avant que d’être, plus tard, relayés ailleurs. Les ruptures et les décalages y sont plus marqués que les passages de relais – et souvent non moins féconds. Si un Joseph Needham (1900-1990) a pu, dans sa monumentale entreprise de résurrection des sciences chinoises, être guidé par le souci de mettre en évidence leur caractère précurseur et leur apport à la science occidentale, ce point de vue, aussi bien intentionné soit-il, se révèle trop réducteur (11). Les pratiques scientifiques chinoises ont des caractéristiques propres, tant épistémologiques que sociologiques, qui ne permettent nullement de les considérer comme un simple affluent du grand fleuve de la science. Il en va de même pour les sciences arabo-islamiques. La reconnaissance des dettes considérables de la science occidentale à leur égard n’autorise nullement à nier leur spécificité et à ne les valoriser que pour ces apports.

Il y a des sciences, non pas seulement au sens élémentaire où il existe des disciplines scientifiques diverses, mais surtout au sens où les modes de production, d’énonciation et d’application des connaissances diffèrent radicalement en fonction des lieux et des époques. On pourrait d’ailleurs arguer que l’une des meilleures preuves de la pluralité irréductible de ces épisodes est fournie par leur finitude temporelle. Tant la science gréco-alexandrine que la science chinoise et la science arabo-islamique ont connu le déclin, et pour des raisons spécifiques largement internes aux sociétés dans lesquelles elles se développaient. Il en va d’ailleurs pour les monuments intellectuels de la connaissance scientifique comme pour ceux, matériels, de nos cités. C’est souvent leur ruine et leur abandon qui permettent l’irrespect avec lequel ils peuvent être pillés et leurs matériaux réemployés dans des structures et à des fins souvent bien différentes de leur destination initiale.

Pour achever de dissiper la conception commune d’une science universelle qui transcenderait les formes concrètes dans lesquelles elle s’incarnerait au gré des vicissitudes historiques, il n’est que de constater l’existence de civilisations sans pratiques scientifiques propres, mais non moins développées pour autant. L’exemple princeps ici est celui de Rome, comme il est aisé de le constater. Tout un chacun peut sans mal citer un nombre significatif de savants grecs, entre Ionie et Alexandrie, de Pythagore à Hypatie, de Thalès à Euclide, d’Archimède à Héron, de Hipparque à Ptolémée, et tant d’autres. Mais quels noms viennent à l’esprit si l’on convoque des scientifiques latins de renom ? Un naturaliste compilateur et crédule, Pline l’Ancien (et son neveu) ; un architecte, Vitruve ; un agronome, Columelle ; et puis ? Les Romains, qui empruntèrent tant aux Grecs conquis, en philosophie, en poésie, en mythologie, en sculpture, en architecture, n’assumèrent nullement leur héritage scientifique. Cela n’empêcha pas la domination, longue et prospère, qu’ils exercèrent sur l’Europe occidentale et la Méditerranée.

Une des questions scientifiques actuelles les plus passionnantes est celle de l’existence de formes de vie extraterrestres et, par-delà, de formes « intelligentes ». Imaginons une espèce vivante et pensante tout à fait étrangère à la nôtre. Soit donc, dans le cadre d’une biochimie voisine de celle qui nous anime, un genre d’invertébrés vivant dans les grands fonds océaniques de la planète qui les héberge. On peut concevoir que l’évolution conduise de tels êtres à développer des capacités de communication, une organisation collective et une connaissance active de leur milieu – une civilisation, en quelque sorte ; après tout, les céphalopodes terrestres n’ont-ils pas la réputation d’avoir une intelligence animale assez subtile, déjà ?

Mortelle et déjà moribonde...

Les sens mis en œuvre par de tels êtres seraient hiérarchisés d’une façon bien différente de celle que nous connaissons : dans l’obscurité abyssale, la vision serait seconde, et le toucher, sans doute évolué en sensations chimio-tactiles fines et diversifiées, serait premier. En seraient affectés tant les dispositifs communicationnels que les perceptions du monde. Le développement des savoirs de tels êtres procéderait évidemment dans un ordre complètement différent du nôtre. Dans cet univers fluide et plein, une mathématique du continu devrait précéder l’arithmétique du discret, la chimie viendrait bien avant la physique, la mécanique des fluides devancerait celle des solides, etc. Le développement d’une astronomie serait des plus tardifs et demanderait des moyens d’investigation de très haute technicité.

Mais, surtout, le langage utilisé (quel qu’en soit le support physique, probablement pas sonore) fournirait aux savoirs « scientifiques » des représentations métaphoriques, des associations mentales, des structures épistémiques si différentes des nôtres que l’existence d’échanges réels avec une telle civilisation, à supposer même qu’ils soient rendus matériellement possibles, se heurterait à de très redoutables problèmes de traduction. Rien ne garantit la possibilité d’une telle intercompréhension.

En revenant sur notre planète, il nous faut bien convenir que la science est aujourd’hui universalisée. Les physiciens travaillent sur les mêmes sujets et avec les mêmes accélérateurs à Genève et à Chicago, les biologistes font les mêmes expériences à Tokyo et à Paris, les astronomes utilisent les mêmes télescopes au Chili et à Hawaï. Mais cette mondialisation n’est autre que la victoire d’un certain type de science « occidentale », initialement européenne, puis venue des Etats-Unis.

Cette domination spatiale n’implique aucun privilège temporel. Tout comme les sciences grecque, chinoise, arabe, il se pourrait que la science occidentale (ou mondiale, c’est désormais la même chose) soit mortelle, et même, au terme de quatre siècles de développement, déjà moribonde. Son efficacité, qui lui a permis, à partir du XIXe siècle, de réaliser le programme baconien et cartésien, se retourne maintenant contre elle. La commande sociale, ou, plus précisément, marchande, place le développement scientifique sous l’empire de contraintes de productivité et de rentabilité à court terme. La possibilité de recherches spéculatives fondamentales sans garantie de succès immédiat devient de plus en plus illusoire. Ainsi se dénoue de façon insidieuse la conjonction, assez étonnante après tout et historiquement très particulière, entre la spéculation et l’action, qui a caractérisé la science occidentale pendant deux siècles.

Mais si d’autres lieux et d’autres temps ont pu donner aux connaissances que nous considérons comme scientifiques des fonctions intellectuelles et matérielles si différentes de celles d’aujourd’hui, comment ne pas laisser ouverte la question de leur statut dans la (les) civilisation(s) de l’avenir ?


(1) Ernest Renan, L’Avenir de la science, en format poche, Flammarion, Paris, 1999. (Disponible au téléchargement sur http://gallica.bnf.fr)

(2) Frédéric Joliot-Curie, discours du 12 novembre 1945, trois mois après... les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki.

(3) En 1609, Johannes Kepler a constaté que les planètes ont des orbites elliptiques.

(4) Cf. Amy Dahan, « La tension nécessaire : les savoirs scientifiques entre universalité et localité », Alliage, no 45-46 (numéro commun avec la revue Dialogue), Nice, 2001.

(5) Cf.\fTony Rothman et Hidetoshi Fukagawa, « Géométrie et religion au Japon », Pour la science, no 249, Paris, juillet 1998 ; Hidetoshi Fukagawa et Daniel Pedoe, Japanese Temple Geometry, Charles Babbage Research Foundation, Winnipeg (Canada), 1989.

(6) Cf. Annick Horiuchi, « Les mathématiques peuvent-elles n’être que pur divertissement ? Une analyse des tablettes votives de mathématiques à l’époque d’Edo », Extrême-Orient, Extrême-Occident, no 20, Presses universitaires de Vincennes, octobre 1998.

(7) Les exemples qui suivent sont tirés de l’ouvrage de Marcia Ascher, Mathématiques d’ailleurs (nombres, formes et jeux dans les sociétés traditionnelles), Seuil, Paris, 1998. On trouvera dans cet ouvrage bien d’autres exemples touchant à des activités de type géométrique ou logique. La postface de Karine Chemla et Serge Pahault, « Ecritures et relectures mathématiques », apporte un précieux éclairage théorique sur l’idée même de mathématique et sur sa problématique universalité.

(8) En rapport avec une réalité extérieure.

(9) Lire Ahmed Djebbar (entretiens avec Jean Rosmorduc), Une histoire de la science arabe, Seuil, Paris, 2001 ; Roshdi Rashed (sous la dir. de), Histoire des sciences arabes (3 tomes), Seuil, Paris, 1997.

(10) Galilée reconnaît avoir trouvé l’inspiration de ses théories – c’est le développement technique qui permet le développement de la science – dans l’observation des ouvriers de l’arsenal de Venise.

(11) Joseph Needham (sous la dir. de), Science and Civilization in China, Cambridge University Press, 1959. Ouvrages de cet auteur disponibles en français : La Science chinoise et l’Occident, Seuil, Paris, 1973 ; La Tradition scientifique chinoise, Hermann, Paris, 1974 ; Dialogue des civilisations Chine-Occident, La Découverte, Paris, 1996.