Gouverner et piloter

Que veut dire gouverner, finalement ?

Le gouvernement est affaire d’abord de marin : celui qui dirige, qui tient le gouvernail est d’abord celui qui trace une ligne, une direction, un sens, comme on voudra, qui donc met de la géométrie où il n’était que confusion aqueuse. Il en va de même pour le pilote qui n’est jamais que celui qui tient le gouvernail.

La seule distinction que l’on puisse faire, dans l’usage commun, d’entre gouverner et piloter, tiendrait dans l’acception très professionnelle du pilotage qui concerne plutôt experts, prototypes, tout ce qui est trop complexe pour pouvoir être laissé au seul capitaine !

J’aime assez, dois-je l’avouer, le poisson pilote qui accompagne les navires  durant les traversées en s’y mettant à l’ombre. Le pilote d’emblée se révèle une référence, mais donc aussi celui qui ouvre la voie et sert de référence. 

De ces deux sens, première leçon : le pouvoir est aqueux

On ne le dit jamais assez : si le pouvoir butte assez vite sur les frontières du sacré, ces frontières quant à elles, sont toujours aqueuses.

Avant l’incipit, l’esprit de Dieu planait au-dessus des eaux et Moîse tout comme Romulus surgissent des eaux troubles du fleuve. Ce ne peut être un hasard mais seulement la figure alternative du couple ombre et lumière, la  stature que la raison se donne pour se mieux ériger. Ce n’est pas la vérité, mais la raison et le pouvoir qui sortent nus de la fontaine !

Celui qui détient le pouvoir n’a jamais d’origine assignable ! Que nul ne puisse lui demander Qui t’a fait roi ? Mais en même temps celui qui fonde, toujours se voit interdite l’entrée de ce qu’il fonde. Moïse meurt devant la Terre Promise, Rome paie de la mort de Rémus sa fondation, et le Christ enfin est expulsé pour que l’histoire puisse seulement commencer. Le peuple enfin est révoqué sitôt les élections achevées.

 Le principe est ici axiome : on ne peut être à la fois instance classante et classée ! Elle réside ici la frontière sacrée du politique, cet espace aqueux, trouble, planant au dessus des eaux, où se jouxtent sacré et politique.

La conséquence en est aisée à tirer: il n’y a pas d’origine, ou bien, si même elle devait néanmoins exister, elle ne serait pas assignable, engloutie depuis toujours dans le maelström épais des rixes et des jours.  Au même titre que les points composant la ligne n’occupent aucun espace, de la même manière, la parole n’occupe aucun espace ni ne surgit de quelque endroit que ce soit.  Elle est ce qui permet de comprendre, mais pas ce qui peut être compris, au moins dans le sens de cerné!

Seconde leçon: le pouvoir est torsion

Si ce n’est pas du côté de l’origine du pouvoir qu’il faut chercher ce qui nous inquiète, mais plutôt de son exercice, le passage de l’un à l’autre dit bien ce qui est ici en jeu : très exactement tout ce qui peut séparer chercher de trouver.

On peut comprendre que celui qui détient le pouvoir, qui l’exerce, ait des décisions à prendre. Or il ne le peut qu’en ayant des certitudes, des objectifs ... ou en faisant mine de les avoir. Celui qui pilote, on l’a dit, a des références, trace une ligne, une direction. 

Car cette ligne, si elle se compromet souvent avec la guerre, nous promet pourtant, en même temps,  la pensée et les sens !

Et se souvenir combien encore celui qui pense et cherche demeure un guerrier, à l’ombre de cette hégémonie qui signe sa procession d’avec le berger, tant il ne désire rien tant que définir, délimiter, tracer des lignes qui ne cessent pour autant jamais jamais de s’incurver. Car comment oublier combien celui qui assaille la cité et se tient ainsi autour des remparts convoités, est en même temps celui qui aborde au risque de saborder… : celui qui arraisonne ! Ce qui se dit aussi epistémè ? Celui qui se tient ici, alentour, est en même temps celui qui veut faire le tour de la question, et donc être encyclopédique, ou cerner son problème. Il est celui qui assiège, cité ou objet, qu’importe, celui qui fait le tour de la question, et se tient là pour la cerner, saisir : ce que dit concevoir  où l’on retrouve quelque chose de ce travail de la main qui appréhende et attrape où l’allemand dit begreifen rappelant si bien les griffes de l’aigle!

Penser et diriger c’est aimer l’ordre

Se souvenir ainsi combien ainsi celui qui pense est amateur d’ordre, même s’il ne déteste pas à l’occasion, bousculer celui établi, combien toujours il soupçonne que sous le maelström quotidien, se niche un ordonnancement que la raison est avide de dénicher : oui ! sous la pensée quelque chose du dévoilement, de la mise à jour où le grec entendait vérité (aléthéia) et par quoi celui qui cherche aura toujours quelque chose du détective, du fouineur, du rat de bibliothèque. A l’affût de ce qui prouve ou le conforte dans ses hypothèses, il est chasseur au moins autant que flic ! guerrier au moins autant que berger !

Du pilotage derechef!

Raison & pouvoir ont nécessaire partie liée sans qu’on puisse véritablement savoir qui cautionne l’autre.

On comprend mieux, en tout cas, ce qui se joue ici de délicates dérives.

La monomanie de l’indicateur

En épousant le modèle de l’entreprise, nos dirigeants ont épousé en même temps la logique de l’indicateur et/ou du tableau de bord. Une fois la bonne règle de gouvernance définie, le rêve est assurément de n’avoir plus qu’à suivre la ligne en la ponctuant de signaux d’alerte.

Le rêve de la bonne gouvernance n’est autre que le pilotage automatique.

Las ! L’indicateur ne saurait être que quantitatif ! Quand il s’agit de peser la recherche, qu’obtient-on sinon un nombre de publications ou la convergence de celles-ci avec la politique de recherche de l’université ?

Autrement dit : une recherche vaudra à condition d’être en nombre suffisant, publiée dans la bonne revue, dans la bonne langue (l’anglais évidemment) ! En exagérant, qu’importe l’ivresse pourvu qu’on ait la bonne bouteille!

L’obsession de l’évaluation

Elle est évidemment le pendant de l’indicateur. D’où la nécessité de définir des critères d’évaluation. Le discours gouvernemental est clair (sans même évoquer sa brutale vulgarité) : pas d’évaluation pas d’argent !

Si, dans cette logique, le principe de l’évaluation est difficilement contestable on peut néanmoins s’interroger sur sa faisabilité, sa pertinence mais aussi sur l’extrême aisance qu’il y aura à la contourner  dans la mesure même où elle ne serait que quantitative !

Est-elle seulement pertinente pour la recherche scientifique dont nous n’avons de cesse de rappeler qu’elle est aussi affaire d’innovation, d’intuition, de sortie des sentiers battus, et relève ainsi plus de l’excursion que de la rectitude, de l’essaim que de l’examen ? de la courbure que de la rectitude?

Est-elle encore pertinente pour l’enseignement dont l’efficacité ne peut être mesurée autrement que par des indicateurs qui échappent à la seule transmission, pour n’envisager que celui, externe, de l’insertion professionnelle qui lui échappe ?

Dans tous les cas de figure, et c’est bien pour ceci qu’il y a réticence voire opposition frontale, l’évaluation risque bien de ne produire que du conventionnel, et d’aboutir en réalité au contraire de ce qu’elle prétend atteindre : la performance !

Où il semble qu’entre ceux qui s’opposent au principe même de l’évaluation et ceux qui en acceptent l’augure mais se méfient des critères qui la définiraient, il n’y a finalement pas tant de différences que cela.

Quand il s’agit de l’enseignement et de la recherche, l’évaluation est un leurre ou un piège !

Elle est peut-être pavée de bonnes intentions ! L’enfer aussi !

Du pouvoir enfin !

A Kahn s’étonne des craintes suscitées par les pouvoirs accrus concédés à la présidence d’université ! Qu’on nous laisse à notre tour nous étonner de cet étonnement:

- il pâtit assurément du contre-exemple fâcheux d’une autre hyper-présidence et de son activisme boulimique

- on veut bien lui concéder de pas désirer commencer si tardivement une carrière de dictateur

Pour autant nous connaissons tous les limites de la démocratie universitaire et cherchons encore les contre-pouvoirs de tels pouvoirs.

Pour autant, nous redoutons la concurrence et/ou la courtisanerie qu’un tel système comptable ne manquera pas de susciter devant quoi la liberté de la recherche succombera ! Inévitablement !

Non, décidément, ce n'est pas tant des présidents dont j'ai peur, mais d'un système qui emprunte plus à la gestion qu'à la démocratie, à la technocratie qu'aux sciences ! Qui accueille les bras ouverts le conventionnel et aura toujours/déjà expulsé l'innovation