Arendt

L'antisémitisme en France (par H.Arendt)

Le meilleur terrain de l’antisémitisme en tant que mouvement politique au XIXe siècle est la France où, pendant près de dix ans, il domina la scène politique. Quant à l’antisémitisme en tant que force idéologique, qui essaie de gagner l’opinion publique au même titre que d’autres idéologies plus respectables, c’est en Autriche qu’il s’exprima le plus nettement. Nulle part les Juifs n’avaient rendu de plus grands services à l’Etat qu’en Autriche. (…) Nous examinerons plus tard ce mouvement pangermaniste autrichien, en raison de son affinité étroite avec l’impérialisme et du changement fondamental qu’il apporta au concept de nation. Plus que tout autre variété d’antisémitisme, il appartient aux événements de notre siècle.

On peut dire exactement le contraire de l’antisémitisme français. L’affaire Dreyfus fait apparaître au grand jour tous les autres éléments de l’antisémitisme du XIXe siècle, sous son seul aspect idéologique et politique. Elle est le point culminant d’un antisémitisme qui trouva sa source dans les conditions particulières de l’Etat-nation. Cependant les formes violentes qu’elle revêtit annoncent les événements à venir, si bien qu’on a l’impression d’assister, face à l’Affaire et à sas principaux acteurs, à une gigantesque répétition générale d’une représentation qui fut retardée de plus de trente ans. Elle rassembla tous les motifs, politiques ou sociaux, ouverts ou cachés, qui avaient fait de la question juive l’un des problèmes dominants du XIXe siècle. Mais elle éclata trop tôt, et resta ainsi dans le cadre d’une idéologie typique du XIXe siècle. Cette dernière eut beau survivre à tous les gouvernements français et à toutes les crises politiques, elle ne s’adapta jamais tout à fait au contexte politique du XXe siècle. Lorsque, après la défaite de 1940, l’antisémitisme français connut sa grande heure avec le gouvernement de Vichy, il était définitivement devenu désuet et plutôt inutilisable pour de grands desseins politiques, ce que les auteurs allemands n’ont cessé de souligner (cf. W.Vernunft, « Die Hintergründe der französiche Antisemitismus », Nationalsozialistische Monatshefte, juin 1940). Il n’eut aucune influence sur la formation du nazisme et demeure plus significatif en lui-même qu’en tant que facteur historique actif de la catastrophe finale.

La raison principale de cette salutaire faiblesse est que les partis antisémites français, violents sur le plan national, n’avaient aucune ambition supranationale. Après tout, ils appartenaient à l’un des Etats-nation les plus anciens et les plus achevés d’Europe. Jamais les antisémites français n’essayèrent d’organiser un « parti au-dessus des partis », ni de s’emparer de l’Etat en tant que parti et dans le seul intérêt du parti. Les quelques tentatives de coup d’Etat* que l’ont peut porter au compte d’une alliance entre antisémites et officiers supérieurs échouèrent piteusement et sentaient manifestement la machination. En 1898, une vingtaine de députés furent élus à la suite de campagnes antisémites, mais cet exploit ne fut jamais renouvelé, et le mouvement déclina rapidement.

Il est vrai que cet épisode constitua le premier exemple de succès de l’antisémitisme comme agent catalyseur de tous les autres problèmes politiques. On peut attribuer ce succès au manque d’autorité de la IIIe République, régime adopté à une très faible majorité. Pour les masses, l’Etat avait perdu son prestige depuis la chute depuis la chute de la monarchie, et les attaques contres l’Etat n’étaient plus sacrilèges. Cette première explosion de violence en France ressemble de façon frappante à celle qui agita les Républiques autrichienne et allemande après la Première Guerre mondiale. On a si souvent parlé d’un prétendu « culte de l’Etat » à propos de la dictature nazie que les historiens eux-mêmes ont perdu de vue cette évidence : les nazis ont profité au contraire de la disparition complète du culte de l’Etat, à l’origine culte du prince régnant par la grâce de Dieu, et que l’on retrouve très rarement dans une République. En France, l’Etat avait perdu beaucoup de son prestige cinquante ans avant que les pays d’Europe centrale ne connaissent le même phénomène, qui était général. Il était donc plus facile de s’y livrer à une attaque commune contre les Juifs et le gouvernement qu’en Europe centrale, où les attaques contre les Juifs servaient à attaquer le gouvernement.

L’antisémitisme français, en outre, est plus ancien que ses homologues européens, de même que l’émancipation des Juifs remonte en France à la fin du XVIIIe siècle. Les hommes des Lumières qui préparèrent la Révolution française méprisaient tout naturellement les Juifs : ils voyaient en eux les survivants de l’obscurantisme médiéval, les odieux agents financiers de l’aristocratie. Leurs seuls défenseurs déclarés en France furent les écrivains conservateurs qui dénoncèrent l’hostilité envers les Juifs comme « l’une des thèses favorites du XVIIIe siècle » (J.de Maistre). Les auteurs les plus libéraux ou radicaux avaient quasiment pris l’habitude de mettre en garde l’opinion contre les Juifs, décrits comme des barbares vivant encore sous un gouvernement patriarcal et ne reconnaissant aucun autre Etat (C.Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire). Pendant et après la Révolution française, le clergé et les aristocrates français ajoutèrent leurs voix au sentiment antisémite général, mais pour des raisons différentes et plus concrètes. Ils accusèrent le gouvernement révolutionnaire d’avoir ordonné la vente des biens du clergé pour payer « les Juifs et les marchands envers qui le gouvernement est endetté » (Le patriote français, 8 nov. 1790). Ces vieux arguments, entretenus en quelque sorte par la lutte éternelle entre l’Eglise et l’Etat en France, vinrent renforcer l’aigreur et la violence déclenchées par d’autres forces, plus modernes à la fin du siècle.

Les cléricaux se trouvant dans le camp antisémite, les socialistes français se déclarèrent finalement contre la propagande antisémite au moment de l’affaire Dreyfus. Jusque-là, les mouvements de gauche français du XIXe siècle avaient été ouvertement antisémites. Ils ne faisaient que suivre en cela la tradition des philosophes du XVIIIe siècle, à l’origine du libéralisme et du radicalisme français, et ils considéraient leur attitude à l’égard des Juifs comme partie intégrante de leur anticléricalisme. Cette attitude de la gauche fut renforcée par le fait que les juifs d’Alsace vivaient encore des prêts qu’ils consentaient aux paysans, pratique qui avait déjà entraîné le décret napoléonien de 1808. Après que la situation se fut modifiée en Alsace, l’antisémitisme de gauche trouva un aliment dans la politique financière des Rothschild, qui financèrent largement les Bourbons, conservèrent des liens étroits avec Louis-Philippe et furent plus florissants que jamais sous Napoléon III. (…)

            Cette flambée d’antisémitisme populaire, alimentée par un conflit économique entre les banquiers juifs et leur clientèle aux abois, eut une influence politique aussi limitée que d’autres mouvements similaires d’agitation dus à des causes purement économiques ou sociales. Les vingt années du règne de Napoléon III furent des années de prospérité et de sécurité pour les Juifs français, comme les deux décennies qui précédèrent la Première Guerre mondiale en Allemagne et en Autriche.

Le seul antisémitisme durable en France, celui qui survécut à l’antisémitisme social et aux attitudes de mépris des intellectuels anticléricaux, fut lié à une xénophobie générale. Après la Première Guerre mondiale en particulier, les Juifs étrangers devinrent le stéréotype de tous les étrangers. Tous les pays d’Europe centrale et occidentale se mirent à traiter différemment les Juifs nationaux et les « envahisseurs » venus de l’est. Les Juifs polonais et russes furent traités en Allemagne exactement comme les Juifs roumains et allemands ou ceux de Galicie en Autriche étaient considérés avec le même mépris que les Juifs alsaciens en France. Ce n’est qu’en France que cette différenciation prit tant d’importance en politique intérieure. La raison en est sans doute que les Rothschild, objet des attaques antisémites en France plus que partout ailleurs, avaient émigré d’Allemagne en France, si bien que, jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, on soupçonna naturellement les Juifs de sympathies pour l’ennemi national.

L’antisémitisme nationaliste, inoffensif si on le compare à des mouvements modernes, n’a jamais été en France le monopole des réactionnaires et des chauvins. Sur ce point, Giraudoux, nommé commissaire général à ‘Information lorsque Daladier forma son cabinet de guerre, était en plein accord avec Pétain et le gouvernement de Vichy, lequel d’ailleurs, malgré tous ses efforts pour contenter les Allemands, ne put jamais dépasser les limites que lui assignait cette antipathie démodée pour les Juifs.

Le fait est d’autant plus marquant que la France avait produit un antisémite exceptionnel, qui avait compris toute la puissance et toutes les possibilités de la nouvelle arme. Le fait que cet homme ait été un romancier de valeur est caractéristique de la situation particulière de la France, où l’antisémitisme n’avait pas été socialement et intellectuellement discrédité comme dans les autres pays d’Europe.

La thèse de Louis-Ferdinand Céline était simple, ingénieuse, et elle avait juste ce qu’il fallait d’imagination idéologique pour compléter l’antisémitisme plus rationaliste des Français. Selon Céline, les Juifs avaient empêché l’unité politique de l’Europe, provoqué toutes les guerres européennes depuis 843 et tramé la ruine de la France et de l’Allemagne en suscitant leur hostilité mutuelle. Céline avança cette abracadabrante explication de l’histoire dans l’Ecole des cadavres, ouvrage écrit au temps des accords de Munich (1938), et publié pendant les premiers mois de la guerre. Un pamphlet publié précédemment sur le même sujet, Bagatelles pour un massacre ne donnait pas encore cette nouvelle clé de l’histoire européenne, mais était déjà remarquablement moderne. Céline n’établissait pas de distinction entre Juifs nationaux et étrangers, entre bons et mauvais Juifs : il ne se souciait pas de proposer des lois compliquées (l’une des caractéristiques de l’antisémitisme français) : il allait droit un but et réclamait le massacre de tous les Juifs.

Le premier livre de Céline reçut un accueil très favorable de la part des principaux intellectuels français, en partie assez satisfaits de cette attaque contre les Juifs, et en partie convaincus que ce n’était qu’une nouvelle et intéressante fantaisie littéraire (André Gide dans « Les Juifs, Céline et Maritain », pense que Céline, en décrivant seulement la « spécialité » juive, est parvenu à peindre non pas la réalité mais la véritable hallucination que la réalité provoque). Pour exactement les mêmes raisons, les fascistes français ne prirent pas Céline au sérieux, même si les nazis eux, le considérèrent toujours comme le seul véritable antisémite français. Quant aux Allemands, qui savaient pourtant à quoi s’en tenir, ils durent se contenter d’utiliser des alliés aussi peu satisfaisants que Doriot, disciple de Mussolini, et Pétain, vieux Français chauvin qui ne comprenait rien aux problèmes modernes, pour tenter de persuader les Français que l’extermination des Juifs résoudrait tous les problèmes sans exception sur cette terre. La façon dont cette situation évolua pendant les années de collaboration officielle et même officieuse avec l’Allemagne nazie montre bien à quel point l’antisémitisme du XIXe siècle ne pouvait plus servir les desseins politiques du XXe siècle, même dans un pays où il s’était pleinement développé et où il avait survécu à tous les revirements de l’opinion publique. Peu importait que de bons journalistes du XIXe siècle comme Edouard Drumont ou même de grands écrivains contemporains comme Georges Bernanos aient servi une cause où des illuminés et des charlatans l’emportaient de loin sur eux.

Pour différentes raisons, la France n’eut jamais de véritable parti antisémite, et ce fut, en dernière analyse, l’élément décisif. Comme beaucoup d’hommes politiques français partisans de conquêtes coloniales l’ont souligné, seule une alliance avec l’Allemagne aurait permis à la France de concurrencer l’Angleterre pour le partage du monde et se joindre avec succès à la mêlée pour l’Afrique. Cependant, la France ne se laissa jamais tenter par la compétition, en dépit de son ressentiment et de l’hostilité qu’elle témoigna bruyamment à la Grande-Bretagne. La France était et resta, malgré son déclin la nation par excellence sur le continent, et ses tentatives impérialistes limitées se soldèrent le plus souvent par la naissance de nouveaux mouvements nationaux d’indépendance. Comme, de plus, l’antisémitisme français avait été entretenu surtout par le conflit purement national avec l’Allemagne, la question juive fut presque automatiquement écartée de la politique impérialiste ; pourtant l’Algérie, avec sa population de Juifs indigènes et d’Arabes aurait pu fournir une excellente occasion. La destruction brutale de l’Etat-nation français du fait de l’agression allemande, la mascarade d’une alliance franco-allemande fondée sur l’occupation allemande et la défaite française auraient pu prouver que la nation par excellence n’avait pas gardé grand-chose d’un passé glorieux ; cela ne changea rien à sa structure politique fondamentale.