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Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963) 

"Quant aux définitions du "crime contre l'humanité", celles du tribunal de Jérusalem étaient certainement meilleures que celles de Nuremberg. J'ai donné la définition de la Charte de Nuremberg, selon laquelle les "crimes contre l'humanité" sont des "actes inhumains". (Traduit en allemand, cela donne Verbrechen gegen die Menschlichkeit - comme si les nazis avaient seulement manqué de gentillesse, ce qui est assurément l'euphémisme du siècle.) Certes, si la conduite du procès n'avait dépendu que du procureur, le malentendu fondamental aurait été encore plus grand qu'à Nuremberg. Mais les juges refusèrent de laisser la nature particulière de ce crime être engloutie dans un déluge d'atrocités; ils ne confondirent pas non plus ce crime avec les crimes de guerre ordinaires. A Nuremberg on avait, certes, remarqué que "les assassinats collectifs et les persécutions n'avaient pas été perpétrés dans le seul but d'écraser l'opposition" et qu' "ils faisaient partie d'un plan destiné à éliminer des populations entières". Mais, on ne l'avait remarqué qu'occasionnellement et, si l'on peut dire, marginalement. Alors qu'à Jérusalem on considérait comme essentielle cette distinction entre les différents mobiles du crime, pour la simple raison qu'Eichmann était accusé d'un crime contre le peuple juif, crime qu'aucune considération utilitaire ne pouvait expliquer. On avait assassiné des Juifs aux quatre coins de l'Europe, et pas seulement à l'Est, et leur extermination n'avait rien à voir avec l'expansion territoriale "à des fins de colonisation par les Allemands". Un tribunal préoccupé avant par un crime perpétré contre le peuple juif avait cet avantage : il pouvait distinguer -assez clairement pour que la distinction puisse être admise dans un futur code pénal international- entre "crimes de guerre" (fusiller des partisans, tuer des otages) et les "actes inhumains" ("expulser et annihiler" des populations entières de manière à rendre possible la colonisation, par l'envahisseur, de certains territoires). Il savait aussi distinguer les "actes inhumains" (dont le mobile, la colonisation par exemple, était connu, tout en étant criminel) et le "crime contre l'humanité" (dont le mobile, comme le but, était sans précédent). Mais à aucun moment du procès, et nulle part dans le jugement, n'a-t-on fait allusion à une autre possibilité : que l'extermination de groupes ethniques entiers, Juifs, Polonais ou Tziganes, constituait plus qu'un crime contre le peuple juif, le peuple polonais et le peuple tzigane ; et que l'ordre international et l'humanité tout entière s'en trouvaient gravement atteints et menacés." 

"La charte accordait au tribunal militaire international compétence pour trois sortes de crimes : 1° le "crime contre la paix", que le tribunal qualifia de "crime international suprême ... dans le sens qu'il recouvre tous les autres crimes"; 2° les "crimes de guerre" et 3° les "crimes envers l'humanité".

De ceux-là, seuls les derniers, les "crimes envers l'humanité", étaient nouveaux et sans précédent. La guerre d'agression est vieille comme le monde, mais elle n'a jamais été comme étant "criminelle" au sens juridique du terme, quoiqu'elle ait maintes fois été dénoncée comme telle. (La façon dont on justifie couramment la compétence, en la matière, du tribunal militaire de Nuremberg, n'a rien de très recommandable. Certes Guillaume II avait été cité devant le tribunal des puissances alliées au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mais on ne l'accusait pas d'avoir fait la guerre mais d'avoir violé des traités, et particulièrement d'avoir violé la neutralité de la Belgique. Il est vrai aussi que le Pacte Briand-Kellogg d'août 1928 avait exclu la guerre en tant qu'instrument de politique nationale; mais ce pacte ne faisait pas mention d'un critère d'agression, ni de sanctions possibles; en outre, le système grâce auquel le pacte entendait maintenir la paix s'était effondré avant le début de la guerre.) L'on pouvait toujours employer l'argument du tu quoque à l'égard d'un des pays qui siégeaient en jugement : l'Union soviétique. L'U.R.S.S. n'avait-elle pas impunément attaqué la Finlande et divisé la Pologne en 1939 ? Par contre les "crimes de guerre", qui avaient sûrement autant de précédent que les "crimes contre la paix", étaient couverts par le droit international. Les Conventions de La Haye et de Genève avaient défini ces "violations des lois et des coutumes de la guerre" qui consistaient à maltraiter les prisonniers et à attaquer les populations civiles. Il n'était donc pas nécessaire d'introduire ici une nouvelle loi rétroactive; et la grande difficulté, à Nuremberg, était indiscutablement que l'argument du tu quoque était applicable une fois de plus : la Russie, qui n'avait jamais signé la Convention de La Haye (l'Italie, incidemment, ne l'avait pas ratifiée) était pour le moins soupçonnée de maltraiter ses prionniers. Des enquêtes récentes ont abouti à la conclusion que les Russes seraient responsables du meurtre des quinze mille officiers polonais dont les corps furent découverts dans la forêt de Katyn (près de Smolensk, en Russie). Pis encore, les bombardements des villes et, surtout, les bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki constituaient, de toute évidence, des crimes de guerre au sens où les entendait la Convention de la Haye. Certes, les bombardements des villes allemandes avaient été provoqués par l'ennemi, par les bombardements de Londres, de Coventry et de Rotterdam ; mais ce n'était pas le cas de la bombe atomique, arme sans précédent et toute-puissante dont l'existence aurait pu être annoncée, ou même démontrée, par bien d'autres moyens. Il est évident qu'il ne fut jamais question, juridiquement parlant, de violations, par les Alliés, de la Convention de la Haye, pour l'excellente raison que les tribunaux militaires internationaux n'étaient internationaux que pour la forme. En fait, c'étaient les tribunaux des vainqueurs; étaient-ils habilités à juger les criminels de guerre allemands ? Cela est discutable, d'autant plus que la coalition qui avait gagné la guerre et entrepris de juger les vaincus se démembra "avant que l'encre des jugements de Nuremberg n'ait eu le temps de sécher", comme dit Otto Kirchheimer. Mais cette raison, évidente, n'est pas la seule, ni peut-être la plus importante. Et il faut, pour être juste, rappeler que le tribunal de Nuremberg avait prudemment évité de condamner trop de criminels pour des crimes à propos desquels on aurait pu invoquer le tu quoque. Si les crimes de guerre (au sens où les entendait la Convention de La Haye) commis par les alliés n'ont été, à Nuremberg, ni cités ni jugés, c'est qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tout le monde savait que les progrès techniques réalisés dans le domaine des armements rendaient inévitable l'adoption de techniques de guerre "criminelles". Car la définition que donnait la Convention de La Haye des "crimes de guerre" reposait précisément sur une distinction entre soldats et civils, entre armée et population indigène, entre objectifs militaires et villes; et cette distinction était dépassée. L'on estima donc que par "crimes de guerre" il fallait désormais entendre ceux qui ne répondaient à aucune nécessité militaire, ceux dont on pouvait démontrer qu'ils étaient volontairement perpétrés dans un but inhumain.

Ce facteur de brutalité gratuite était un critère valable : il permettait de déterminer ce qui, dans les circonstances, constituait un crime de guerre. Par contre, il n'était pas valable pour les "crimes envers l'humanité". Mais il fut malheureusement introduit dans les définitions tâtonnantes que l'on donna de ce crime sans précédent. La Charte le définissait (à l'article 6-c) comme un "acte inhumain". Comme si ce crime, lui aussi, n'était qu'un abus perpétré dans la poursuite de la guerre et de la victoire. Mais ce n'est pas ce genre de crime, d'ailleurs bien connu, qui inspira aux Alliés, par l'intermédiaire de Winston Churchill, cette déclaration : "Un des principaux buts de la guerre [était] de punir les criminels de guerre". C'était, au contraire, l'information que possédaient les Alliés sur des atrocités inouïes, l'élimination de peuples entiers, le "dégagement" des populations d'une région entière - crimes qu'"aucune notion de nécessité militaire ne pouvait justifier", crimes qui en réalité n'avaient rien à voir avec la guerre. Ils annonçaient plutôt une politique d'assassinat systématique qui devait être poursuivie en temps de paix. Ni le droit international ni la législation nationale ne couvraient ce crime, qui était le seul d'ailleurs à propos duquel le tu quoque ne pouvait être invoqué. C'est pourtant ce genre de crime qui causa le plus grand embarras aux juges de Nuremberg; ils laissèrent planer sur lui une ambiguïté telle que tous les juristes du monde devaient &eacirc;tre tentés de le définir. Il est bien vrai que "la Charte avait fait entrer, par la petite porte, une nouvelle espèce de crime, le crime contre l'humanité; et ce crime s'envola par la même porte lorsque le tribunal prononça le jugement (1)". Mais les juges furent aussi illogiques que la Charte elle-même. Ils préférèrent condamner les accusés "pour leurs crimes de guerre, catégorie qui embrassait tous les crimes ordinaires classiques, et passèrent sous silence, autant que possible, les accusations de crimes contre l'humanité", comme dit Kirchheimer. Mais quand ils en vinrent à prononcer la sentence, ils dévoilèrent leurs véritables intentions en prononçant la peine la plus sévère, la peine capitale, contre ceux qui avaient été jugés coupables d'atrocités tout à fait inhabituelles. Or, ces atrocités constituaient, en fait, des crimes "contre l'humanité", ou contre "le statut d'être humain", comme disait très justement le procureur français, François de Menthon. En condamnant à mort un certain nombre d'hommes qui n'avaient jamais été accusés d'avoir "conspiré" contre la paix, on abandonnait discrètement la notion selon laquelle l'agression est "le crime international suprême"."

 


Notes.

* La charte : L'accord de Londres de 1945 qui préconisait la création du Tribunal militaire international de Nuremberg.

1 Le Procès de Nuremberg (1947) par le professeur Donnedieu de Vabres, magistrat français aux procès de Nuremberg, dont il a fait une des meilleures analyses. 

"Le crime national que constitue la discrimination légalisée, et qui est en fait une forme de persécution légale, et le crime international d'expulsion, n'étaient pas sans précédent ni l'un ni l'autre, même dans les temps modernes. Tous les pays balkaniques avaient déjà pratiqué et légalisé la discrimination ; et il y avait eu des expulsions massives à la suite de nombreuses révolutions. Ce n'est que par la suite que le régime nazi déclara que le peuple allemand désirait expulser les Juifs non seulement d'Allemagne mais de la terre entière. C'est alors qu'apparut un nouveau crime, le crime contre l'humanité, dans le sens de "crime contre le statut d'être humain", contre l'essence même de l'humanité. L'expulsion et le génocide, crimes internationaux, doivent rester distincts : le premier est un crime contre les nations-soeurs, le second constitue une attaque contre la diversité humaine en tant que telle, ou plutôt, contre un aspect du "statut d'être humain" sans lequel le mot même d' "humanité" n'aurait plus aucun sens.

Si le tribunal de Jérusalem avait fait la distinction entre la discrimination, l'expulsion et le génocide, il aurait été clair, d'emblée, que le crime suprême qu'il avait à juger, l'extermination du peuple juif, était un crime contre l'humanité, perpétré contre l'ensemble du peuple juif ; et que seul le choix des victimes, et non la nature du crime, pouvait s'expliquer historiquement par la haine dont les Juifs faisaient l'objet et l'antisémitisme. Dans la mesure où les victimes étaient juives, il convenait, il était juste, que des Juifs soient juges. Mais dans la mesure où il s'agissait d'un crime contre l'humanité, seul un tribunal international était habilité à rendre justice. (L'on s'étonne que le tribunal n'ait pas fait cette distinction : elle avait déjà été faite par M. Rosen, ministre de la Justice, qui, en 1950 avait souligné "la différence entre ce projet de loi -concernant les crimes contre le peuple juif- et la loi pour la prévention et le châtiment du génocide" qui avait étédiscutée, mais non adoptée, par le Parlement d'Israël. De toute évidence, le tribunal estimait qu'il n'avait pas le droit d'outrepasser les limites de la loi nationale ; de sorte que le génocide, qui n'était pas couvert pas la loi israelienne, ne pouvait &ecric;tre pris en considération.)"

"Israël n'était pas préparé à reconnaître que les crimes dont on accusait Eichmann étaient sans précédent. Le peuple juif dans son ensemble ne le reconnut pas non plus ; et c'eût été, pour lui, chose difficile. Aux yeux des Juifs qui pensent exclusivement en termes de leur propre histoire, la catastrophe qui s'est abattue sur eux au temps de Hitler, au cours de laquelle le tiers du peuple juif périt apparaît non comme le plus récent de tous les crimes, celui de génocide, qui n'a aucun précédent mais, au contraire, le crime le plus ancien qu'ils aient connu. Vu les faits de l'histoire juive, vu surtout l'attitude présente des Juifs à l'égard de leur propre histoire, ce malentendu était inévitable. Et il explique les échecs, les imperfections, du procès de Jérusalem. Nul, dans l'assistance, ne comprit clairement en quoi Auschwitz était horrible, en quoi l'horreur véritable d'Auschwitz se distinguait de toutes les horreurs passées. C'est qu'aux yeux des juges comme de l'accusation, tout cela n'était que le pogrom le plus atroce de toute l'histoire juive. Ils croyaient, par conséquent, qu'il y avait eu un rapport direct entre l'antisémitisme du Parti nazi naissant, les lois de Nuremberg, l'expulsion des Juifs du Reich et enfin les chambres à gaz. Et cependant ces "crimes" étaient différents, politiquement et juridiquement, de tous ceux qui les avaient précédés, non seulement dans leur gravité mais aussi dans leur nature même."