Sacré & profane

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Toute conception religieuse du monde implique une distinction du sacré et du profane, oppose au monde où le fidèle vaque librement à ses occupations, exerce une activité sans conséquence pour son salut, un domaine où la crainte et l'espoir le paralysent tour à tour, où, comme au bord d'un abîme, le moindre écart dans le moindre geste peut irrémédiablement le perdre. A coup sûr, pareille distinction ne suffit pas toujours à définir le phénomène religieux, mais au moins fournit-elle la pierre de touche qui permet de le reconnaître avec le plus de sûreté. En effet, quelque définition qu'on propose de la religion, il est remarquable qu'elle enveloppe cette opposition du sacré et du profane, quand elle ne coïncide pas purement et simplement avec elle. A plus ou moins longue échéance, par des intermédiaires logiques ou des constatations directes, chacun doit admettre que l'homme religieux est avant tout celui pour lequel existent deux milieux complémentaires: l'un où il peut agir sans angoisse ni tremblement, mais où son action n'engage que sa personne superficielle, l'autre où un sentiment de dépendance intime retient, contient, dirige chacun de ses élans et où il se voit compromis sans réserve.

 

Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance: il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête.
Dans les civilisations dites primitives, le contraste a sensiblement plus de relief. La fête dure plusieurs semaines, plusieurs mois, coupés par des périodes de repos, de quatre ou cinq jours. Il faut souvent plusieurs années pour réunir la quantité de vivres et de richesses qu'on y verra non seulement consommées ou dépensées avec ostentation, mais encore détruites et gaspillées purement et simplement, car le gaspillage et la destruction, formes de l'excès, rentrent de droit dans l'essence de la fête.
Celle-ci se termine volontiers de façon frénétique et orgiaque dans une débauche nocturne de bruit et de mouvement que les instruments les plus frustres, frappés en mesure, transforment en rythme et en danse. Selon la description d'un témoin, la masse humaine, grouillante, ondule en pilonnant le sol, pivote par secousses autour d'un mât central. L'agitation se traduit par toute espèce de manifestations qui l'accroissent. Elle s'augmente et s'intensifie de tout ce qui l'exprime: choc obsédant des lances sur les boucliers, chants gutturaux fortement scandés, saccades et promiscuité de la danse. La violence naît spontanément. De temps en temps des rixes éclatent: les combattants sont séparés, portés en l'air par des bras vigoureux, balancés en cadence jusqu'à ce qu'ils soient calmés. La ronde n'en est pas interrompue. De même, des couples quittent soudain la danse, vont s'unir dans les taillis voisins et reviennent prendre leur place dans le tourbillon qui continue jusqu'au matin.
On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse, pêche ou élevage, ne font qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais plus profondément, il vit dans le souvenir d'une fête, et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être.
Aussi est-ce l'honneur de Durkheim d'avoir reconnu l'illustration capitale que les fêtes fournissaient en face des jours ouvrables, à la distinction du sacré et du profane. Elles opposent en effet une explosion intermittente à une terne continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l'effervescence commune aux calmes travaux où chacun s'affaire à l'écart, la concentration de la société à sa dispersion, la fièvre de ses instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence. En outre, les cérémonies religieuses dont elles sont l'occasion bouleversent l'âme des fidèles. Si la fête est le temps de la joie, elle est aussi le temps de l'angoisse. Le jeûne, le silence sont de rigueur avant la détente finale. Les interdits habituels sont renforcés, des prohibitions nouvelles sont imposées. Les débordements et les excès de toutes sortes, la solennité des rites, la sévérité préalable des restrictions concourent également à faire de l'ambiance de la fête un moment d'exception.
L'étude de M. Mauss sur les sociétés eskimos fournit les meilleurs exemples d'un violent contraste, entre ces deux genres de vie, toujours sensibles au reste chez les peuples que le climat ou la nature de leur organisation économique condamne à une inaction prolongée pendant une partie de l'année. En hiver, la société eskimo se resserre: tout se fait ou se passe en commun, alors que pendant l'été chaque famille, isolée sous sa tente dans une immensité quasi désertique, trouve sa subsistance à l'écart sans que rien ne vienne réduire la part de l'initiative individuelle. En face de la vie estivale, presque entièrement la¨que, l'hiver comme un temps d'exaltation religieuse continue, comme une longue fête. Chez les Indiens de l'Amérique septentrionale, la morphologie sociale ne varie pas moins avec les saisons. Les clans disparaissent et font place aux confréries religieuses qui exécutent alors les grandes fêtes rituelles et organisent les cérémonies tribales. C'est l'époque de la transmission des mythes et des rites, celle où les esprits apparaissent aux novices et les initient. Les Kwakiutl disent eux-mêmes:« En été, le sacré est au-dessous, le profane est en haut; en hiver, le sacré est au-dessus, le profane au-dessous». On ne saurait être plus clair.