Quand bruisse la vie

Il n'avait pas tout à fait vingt ans. Il aurait pu tout juste sortir de l'enfance; il venait pourtant de quitter l'enfer. Il aurait pu, avec l'aplomb de l'innocence, braver la vie et se frayer un chemin d'avenir; sur la flétrissure toisée d'autant de silence, il arrivait ici, juste pour déposer sur les marges de son enfance l'insupportable dessein de sa solitude.
Il faut avoir connu le Strasbourg des veilles de Noël, la piété caramélisée du Christkindelsmarik, la promesse envahissante des sapins sagement entassés au coin des chaussées dans l'attente d'un réveillon d'enfance; il faut avoir connu le Strasbourg des années d'avant-guerre où la rigueur germanique se mêlait au travail fervent de la furie française, pour comprendre que plus rien ne serait tout à fait comme avant ici. Dans l'air ce mélange détonnant de honte et de soulagement, de culpabilité et de fierté que l'alsacien respirait pour prix de sa faute, comme si devaient inéluctablement se compromettre en lui ces deux moitiés d'Europe qui venaient de balafrer l'horizon humain d'une infranchissable frontière.
Il avait traversé le marché de Noël parce qu'il n'était pas d'autre chemin qui le menât de la gare au quai Rouget de l'Isle. Je ne crois pas qu'il en prît ombrage: la joie réessayée de Noël ne pouvait plus l'atteindre: il marchait au-delà des ombres comme magnétisé par l'unique lieu qui lui donnât l'esquisse d'une réalité: l'appartement de ses parents.
Il n'y était pas retourné depuis cinq ans; depuis qu'en hâte ils le quittèrent avec sa mère, empressés et inquiets, fuyant sans autre horizon que la peur, les noirs prémices de l'outrage. Il n'avait pas même eu le temps de se retourner, de regarder une dernière fois sa chambre d'enfant où s'entre-déchiraient les derniers lambeaux d'enfance et ses impétuosités d'adolescent. Il n'avait pas même eu le temps d'avoir peur; tout juste avait-il pressenti que ce monde diaphane s'éloignerait à jamais de lui.
Et pourtant il y revenait aujourd'hui.
Et pourtant il resterait au-dehors, comme paralysé du mauvais côté d'un miroir reflétant l'image d'un univers désormais interdit.
Qu'a-t-il ressenti lorsqu'il pénétra dans l'antichambre? Il ne me l'a jamais dit. Je puis seulement imaginer les battements sourds d'un cœur retrouvant les dernières rémanences de ses larmes; l'œil hagard cherchant à s'accrocher aux ultimes escarpements de la mémoire. Mais l'appartement avait été vidé de tous ses meubles: ni table ni fauteuil, ni buffets, ni bibliothèque. Où sont ces livres devant lesquels il avait tant rêvé, dans l'attente de cet age si lointain dont son père arguait pour repousser le moment où il pourrait enfin y laisser flâner son esprit curieux mais indolent. Tout avait disparu; et les moindres estafilades de son enfance.
Il s'assit, là, dans le recoin de ce salon bleu si flamboyant autrefois dont seules quelques traces dessinées de poussière marquaient l'évidement. Je ne crois pas qu'il pleura. Il en était alors incapable. Je sais qu'il ne maudit ni son destin ni son passé: il n'avait plus même la force de la haine.
Il resta ainsi de longues minutes, l'œil blanc. Et les jours passèrent. Vides.
Cet homme, c'était mon père. Il était au moment crucial où la peine hésite à s'inventer un avenir. Assis, comme Job le long du chemin où l'humanité passerait bruyante et affairée, bavarde et ingénieuse, il n'avait la force ni de tendre la main pour quelque obole dont il n'aurait eu que faire, ni de se lever tant la lisière de la route se hérissait de ronces qui l'éloignaient à jamais de l'être et de la musique de l'être.
Il n'était pas pauvre; il était nu. Il n'était pas spolié, mais vide. Ombre parmi les ombres, seul parce que l'être semblait s'être retiré de lui et Dieu éloigné tristement du monde.
Prostré à l'écart de toute espérance, alourdi par les cris incessants de tous ceux qu'il vit mourir à ses côtés sans qu'il pût ni les aider, ni les accompagner; rejeté par la mort elle-même qui ne voulut pas de lui mais lui ravit pourtant sa famille ses amis et ses souvenirs.
Elle était là, sa mère, juste à cet endroit du salon, le jour où elle le gourmanda pour ses mauvais résultats à l'école: Travaille mon petit; ne le fais pas pour moi, ni pour ton père; ne le fais pas pour toi, mais pour Dieu, Loué soit son nom; car il te regarde et s'attriste de ta négligence!
Où résonne-t-elle aujourd'hui cette voix à la fois tendre et sévère qui avait bordé son enfance? Et Dieu? où est-il pour voir laissé faire cela?
Il était niché dans ce coin-ci, le grand fauteuil sévère de ce père si souvent absent qu'on ne pouvait jamais l'oublier ni les opaques volutes de fumée que sa pipe offrait. Il parlait peu, mais habilement, avait laissé les remontrances à sa femme; réservant ses rares moments de joie à son fils et aux récits talmudiques qu'il aimait tant lui commenter.
Elle venait s'asseoir ici, dans l'angle opposé de celui où il s'était reclus, sa grand-mère dans les mains frétillantes de qui se pouvait lire la douceur sans cesse accordée ans laquelle le parcours de l'enfant cesserait d'être supportable. Si ses parents, dans leur rudesse empressée le bousculaient souvent à délaisser l'enfance, sa grand-mère au contraire lui ménagea toujours, au gré d'histoires et de petits gestes appris et répétés, un répit d'enfance où laisser s'épandre l'espace de sa quiétude, s'enfler le temps de son innocence.
Ils étaient toujours là, ces trois êtres qui formèrent l'ultime égide de ses terreurs incertaines. Les autres, tous les autres, cousins oncles passaient, souvent comme pour mieux ponctuer l'espoir de la lignée, la fidélité au chemin parcouru et l'esprit miraculeusement revivifié aux shabbats commençants.
Ils étaient toujours là, et aujourd'hui ils manquaient d'une implacable présence.
Ils étaient là encore, vain rempart, autour de l'adolescent fragile et muet, mais encore présents, quand, aux confins extrêmes de la nuit, où brume et froidure condamnent la gerçure des jours, où l'air lui-même raréfié crible la respiration de souffrance, sur le quai lugubre des espoirs déposés, le bras hargneux les sépara.
La mémoire a ses règles: dans le sas étroit de ses exigences se perdent souvent les images et les chaleurs et je crois bien que cet oubli a l'innocence de nos vertus, et la force de notre courage.
Mais une telle image ne peut s'effacer. Elle ne le peut ni ne le doit. Comme si le film s'était subitement figé, pour qu'il n'y ait jamais de fin. Non comme une obsession mais comme une litanie, non comme un cauchemar mais comme un précepte, les gestes, las, au-delà de toute tristesse, ce regard surtout, de ces êtres aimés se retournant vers lui, une dernière fois, tandis qu'on les emmenait alors que lui resterait encore quelques instant sur le quai pour regagner au coin opposé, une autre colonne d'angoisse. Il sut, à cette seconde, que leur séparation était irrévocable.
Entre lui et sa mère, plus de sourire, plus de caresse esquissée sur sa joue aux soirs de bêtises pardonnées; seulement ce regard déchiré d'un amour interdit.
Il avait cherché son père mais celui-ci ne se retourna pas. Il en souffrit mais il pressentit qu'à l'opposé de l'indifférence, son père avait préféré affronter fièrement sa fin. Qui préférer du regard, sa femme, sa mère, son fils? Ne pouvant les embrasser tous d'un même coup d'œil, il préféra, la nuque fière et la prière.
Lui, resté seul, au milieu d'une humanité fourmillante et hagarde, solitaire dans la nuée, écrasé par la foule et le retrait de l'être, n'avait plus même la force de pleurer, ni la faiblesse d'avoir peur. Il leva les yeux vers le ciel, comme outragé que le Seigneur ne tendît aucune main secourable où s'agripper vers l'être, qu'aux prières s'élevant lentement vers lui comme signe ultime de confiance et de ferveur, il ne fut répondu que par un silence glacial et hautain, ou que Dieu se fût désintéressé de son peuple à l'instant même où celui-ci allait payer de son avenir sa fidélité ancestrale.
Aujourd'hui, seul dans l'appartement, non pas abattu, même pas prostré, mais en attente. Il les avait regardés s'éloigner ignorant si devant lui c'était son passé ou son avenir qui s'évaporait ainsi. Durant ces longs mois où à s'y méprendre la vie ressembla à l'impassible rigidité des choses, où la douleur même ne trouva plus de sens pour l'accueillir, il dura plus qu'il ne survécut avec le seul entêtement de retrouver l'appartement où, il le savait, les siens l'attendaient.
Rentrer à Strasbourg, retrouver ce salon, même vide, même dépossédé des plus infimes lambeaux de souvenirs, c'était, il le savait, refermer une parenthèse qui n'aurait jamais dû s'ouvrir, qui ne pouvait pas s'être ouverte. C'était reprendre l'enfance au lieu où l'adolescence commençait de colorer les jours. C'était s'ouvrir les portes d'un avenir toujours possible. Il n'est pas de chemin pour qui n'a pas de passé: tout être a une mère qui lui offre le sein et la mémoire de son peuple. L'enfant n'est homme que pour l'histoire qu'il porte et la fidélité qu'il ensemence. Seul, sans passé, il reste comme le voyageur sans boussole, sans but parce que sans origine; il peut toujours marcher, il n'arrivera jamais nulle part parce qu'il n'est de destination que pour celui qui quitte un chez soi.
Assis, il attendait. Il attendit longtemps. Immobile, l'œil rivé au mur. .
On eût pu le croire fou. Il était sage. Vivre, s'inventer une route que l'amour prolongeât et la quête du Seigneur, signifiait pour lui se retourner. Aller recueillir la mémoire des siens et la perpétuer. Non pas les oublier, mais les laisser s'éloigner. Ses parents furent alors ceux par qui l'avenir redevenait possible, ceux sans qui rien ne pouvait advenir.
Il lui fallut les quitter et les emmener avec lui en même temps.
Comment y parvint-il? je l'ignore. Combien de jours passa-t-il dans cette pièce à rassembler les empiècements dépareillés de sa vie? Je ne sais.
Un jour, il sortit, marcha dans les rues, taciturne et alla s'installer à l'autre bout de la ville. Il s'essaya aux études, à la vie, à l'amour. Il n'y rata point; mais n'y réussit pas non plus. Il ne joua pas à vivre; il vécut aussi intensément qu'il le put; peu. Il avait emmené les siens dans son âme; il n'avait pu les quitter, non plus que les rejoindre. Survivant, presque par mégarde
Cet homme, sans répit, c'est mon père; il se tut sa vie durant, longeant la frontière invisible qui le séparait des siens; qui le sépara de moi.