Eclosion

roseNul ne l’aurait jamais imaginé. Lui ! Lui qui était la soumission même au quotidien, qui consacrait, à son ouvrage toute la docilité et le soin nécessaires à l’honneur de sa conscience, sans répugner jamais à y consacrer ses heures, ni d’y laisser dévorer une vie qu’il lui eût mieux valu consacrer aux siens ou à ses rêves. Non qu’il fût homme de devoir, mais d’élégance, celle de la belle ouvrage comme s’il se fût agi de l’hommage vital que ses mains dussent rendre au monde des choses, de cette gratitude empreinte de rêve que le potier consacre à la glaise qui se laisse si généreusement modelée sous ses doigts graciles. Qui dira jamais la mansuétude des choses que la violence des homme eût pu révolter, qui jamais, pourtant, ne renâclèrent à se laisser domptées comme si leur ruse fût la seule occasion de vie qui leur fût offerte ou que leur embellissement dépendît nécessairement de l’agilité des hommes ?
Qu’eussent été les pierres, les herbes folâtres, ou les chênes impérieux sans le regard des hommes ? Beaux ? Assurément non, car il faut aux choses ce regard qui les consacre pour importer. La main donne vie à ce qui gît : c’est bien cette ombre ultime du divin que réverbère encore une main d’homme, de savoir ainsi faire vibrer ce qui est, qui lui confère grâce autant que déférence.
C’est pour cela que lui, jamais ne dénouait ses mains avec négligence parce qu’il y voyait l’ultime ressac de l’acte créateur, qu’il n’était pas d’acte, disait-il, où ne subsistât, presque éteint peut-être, sourd et gourd sans doute, mais vif encore, le lointain écho d’un don céleste à hauteur de quoi il fallait se hisser.
S’était-il perdu dans ce don aux choses où il espérait enfin l’offertoire de l’être, lui qui ne savait pas ne pas s’engouffrer tout entier dans le dessein qui l’habitait ?
Qu’il est triste le regard de l’homme qui se croit fourvoyé en des chemins de traverse, quand au mitan de sa vie, il espérait, sans trop y croire, les prémices de l’accomplissement ! Combien ronge-t-elle l’angoisse de qui se retourne et ne voit derrière lui, que ronces et taillis ; se désole qu’aucun effort ne fut évité qui évitât d’entraver la ligne pure du sentier, et le savoir néanmoins fourvoyé dans des écheveaux insensés !
Qu’elle est pernicieuse cette flamme qui dévaste tout sur son passage dès lors que l’âme ne parvient plus à s’y réchauffer. Ne pas savoir la félicité vous être permise et l’espérer pourtant ; frémir devant ce qui se parachève pour l’assoupissement mortifère où ceci vous cloître, et l’attendre néanmoins ; parce que le pèlerin, tout envoûté qu’il flamboie de sa Jérusalem intime, ne saura jamais emprunter que des sentiers de traverse, s’égayer dans ces chemins forestiers qui ne mènent nulle part pour trop vouloir atteindre. Condamné à l’ombre, le voyageur ne peut parvenir à l’escale, sans repartir sitôt, de crainte de mourir à soi, et renier ce qui de lui attise le rêve ou la quête.
Il était là, un matin, assis au perron de ce qu’il croyait être chez lui. Comme souvent, comme en chaque aurore, presque, que le printemps offre aux bleuités de ses espérances, il scrutait l’horizon, tentant d’arracher l’instant magique où poindrait le soleil, cette seconde indécidable où les cieux commenceraient à désapprendre la nuit, où débuterait, comme une mystérieuse initiation, le triomphe renouvelé comme une consolation de la lumière sur la tristesse. Il y avait pour lui quelque chose du grand œuvre dans cet interstice que l’instant offrait à l’urgence, et la vérité à la vie, comme une suave métamorphose où se rejoindraient enfin l’aube et la promesse de l’aube, où s’entremêleraient en une essence aussi rare qu’intrépide, le risque du voyage et la sérénité de l’escale ; l’amour du regard et le regard de l’autre. Comme si se renouvelait le lointain écho de cette seconde impérieuse où tonna la parole originelle, où s’entrouvrirent les cieux et se séparèrent les eaux ; où de l’ombre moirée du désordre originaire s’éleva la parole qui rassemble et s’égrène la mélopée qui accueille.
Voir poindre les premières nuées mordorées ou s’éteindre l’ultime ressac de l’être, c’est tout un : un gué à franchir, une trouée à percer, une cavité à évider : un fleuve à traverser dont les deux rives se ressembleraient si étrangement que le sédentaire y contreferait le nomade, l’aventure la familière répétition de la coutume. Rien de ressemble plus aux premiers babils, à la première clameur de la vie que le soupir s’effilant, que le souffle évaporé : c’est ceci qu’il épiait en l’aurore : le fugace évidement de l’être, prompt à accueillir enfin du destin ce qui l’ôte à l’acharnement des jours.
Mais craindre en même temps d’en être aveuglé, comme si en l’infime luminescence gisait, prompte à crépiter, la conflagration des tourmentes sacrées ; s’efforcer par l’effort de chaque muscle à tremper d’airain ses paupières pour qu’elles restassent ouvertes, promptes à saisir l’arcane des jours, et ne surtout pas cligner à cette seconde si fugace. Qu’il est difficile de veiller devant l’être éclôt, malaisé de ne pas s’assoupir devant l’épreuve et douloureux de résister aux picotements d’yeux trop fragiles, trop faibles pour seulement saisir ce qui est.
Et comme en chaque jour, troublé par quelque pensée importune, contrarié par quelque pétillement charmant, ou tendre pépiement, l’oreille se détourna, et l’œil obvie échoua à rien sentir.
Sans doute est-ce ceci qui le détermina à partir : à quoi bon ces vains entêtements, cette obstination torve, sans cesse condamnée à l’écueil ; à quoi bon ces silences matinaux arrachés à la chaleur de la couche s’ils ne devaient jamais rien féconder ? Comment survivre sans espérer un jour pouvoir consacrer de sa sueur une œuvre qui ébranlât les certitudes, un candélabre qui exhaussât la ferveur ; un tercet au moins qui éveillât nostalgie de grandeur, ou témérité à quitter enfin ce qui souille ou indigne ? Comment cheminer encore si ce n’est pour s’agenouiller devant la primevère fraîchement percée et s’émouvoir de tant de fragile puissance offerte à l’ornement des jours ; comment prolonger encore ses pas sans savoir caresser le sol de ses semelles pour ne pas troubler l’aubade enjouée du merle ; comment pouvoir encore s’asseoir devant les giclées furieuses d’une cascade juvénile sans en vouloir élucider l’impétuosité ?
Fallait-il vraiment, pour assagir quelque honneur frivole, que les jours écorneraient si vite, fallait-il, oui, désapprendre à ce point le silence de la lenteur, et la patience féline ? Il avait cru tout donner mais n’avait rien su retenir ; avait trop voulu dire pour savoir rien confier ! Sans doute la plume de l’écrivain ne parvient-elle à correctement filer le long des lignes, en offrant fière calligraphie et syntaxe sincère qu’en retenant le sens. Il faut savoir beaucoup retenir pour pouvoir donner ! Tout l’inverse de ce qu’il fit ! Tout le contraire de ce qu’il dut ! Fallait-il être sot, faible ou asservi pour ainsi prendre à revers une vie si librement offerte. La plume ne glisse jamais seule, ni n’ourle ses fontes que pour l’œil avide, inquiet ou curieux d’un lecteur ; le marbre ne s’offre au festin que pour l’hôte empressé d’un lectisterne épais ; et demain, comme hier, aux soirs bornés de désirs comme aux matins chantants, la complainte ne scandera nos cœurs qu’au don des âmes inquiètes.
S’il faut se défier toujours d’avoir quelque chose à dire, montrer ou, pire encore, démontrer ; s’il n’est d’art créatif que par ce renoncement à toute certitude, que par cette humble retenue qui suggère au sculpteur de se cacher derrière le bronze, au poète d’escamoter sa souffrance sous le chiasme involontaire, alors, oui, il ne reste, pour celui qui se donne à l’œuvre, qu’à désapprendre toute forfanterie, à se glisser sous l’espace même de l’éclosion, dans cet entrebâillement extravagant où l’être, miraculeusement, sourd de sa gangue pour éployer ses luminescences.
C’est pour cela qu’il partit ; non pour les tourments qui manquèrent de peu de le faire trébucher, non pour les déboires d’une vie trop enchâssée, mais pour ce regard porté sur lui, tellement aride qu’il lui sembla parfois suffisant à stériliser seul son âme, à engourdir ses mains. Qui dira jamais la misère d’une âme qu’aucune tendresse ne réchauffe plus, l’opacité d’un corps qu’aucune caresse n’éveille plus ? Qui, pour son honneur, sa sincérité tout du moins, avouera jamais l’angoisse terne du promeneur solitaire qui perdant le sud sans pouvoir plus scruter dans le regard des siens le jalon d’un nord où s’enfouir et se retrouver, s’époumone à discerner le moindre écho salvateur ?
Il est seul, celui qui part ainsi, mais ne peut se résoudre à partir que parce que la solitude en lui rongeait déjà les marques. Celui qui part, ne peut en réalité que consacrer un délaissement si furtivement insinué que nul n’entendit plus les palinodies, ni ne vit les regards se détourner ou les corps se désapprendre. Une immense urgence de vie balaya en lui toute tentation de quiétude et de sécurité :il lui fallait désormais réapprendre le sel de l’incertain !
Un matin, il prit son bagage, et dit : « je m’en vais » sans être plus autrement surpris qu’on ne lui demandât même pas quand il reviendrait, ni même s’il reviendrait. Il était seul, de l’être depuis trop longtemps.
Sans doute n’est-il pas de pire souffrance, ou d’injuste affront que d’être ainsi étranger devenu jusqu’en sa propre maison.

***

Mais quelle route prendre ?
Quelle direction, lui qui ne se retournant même pas, ne voulut ni embrasser quelque regret ni raviver ce sens écorné qui avait cessé d’animer son être ? Devant soi… la réunion de tous les possibles, qui lui faisaient moins peur qu’ils ne le laissaient hésitant : comment ne pas retomber dans le piège, comment savoir reconnaître, quand elles s’avancent, rusées et matoises, les délices vaines ou les impasses patelines ? Depuis trop longtemps il s’était complu en ces lieux indécis où tout s’équivaut encore avant de se déterminer ; en ces lignes de partage résumant toutes les vertus de l’être sans en convertir aucune, parce qu’il cherchait l’espace de la plénitude, disait-il ; qu’il craignit sans doute, en empruntant telle direction, d’obérer toutes les autres. Il dut désormais réapprendre ce qui dans la liberté se joue d’aliénation et dans tout choix, de renoncement. Marcher, là, devant, n’est-ce pas en même temps cette autre voie : qui pourra dire jamais qu’elle n’eût pas été plus féconde ?
Partir, c’était cela aussi : sortir de ces eaux troublées autant que troublantes où la glaise s’entremêle tellement aux flots agités qu’il en devient impossible presque de discerner encore d’entre fleuve et rive ce qui emporte ou sauve. L’enfant seul, au cordon de sa vie, peut et doit hésiter car c’est tout son parcours qu’il prépare ainsi sans trop pouvoir jamais rebrousser chemin ; sans trop savoir, néanmoins, où ses impétuosités le mènent. Mais l’homme accompli, le peut-il encore sans renoncer à ce qui fait sa fierté d’homme ? N’est-ce pas immature candeur que de croire encore pouvoir rejouer sa jeunesse, quand ne reste de sa vie passée à glaner les terres en friche, que l’appel démesuré de la gésine ?
Partir, c’est cela aussi : crépiter de partage, mais tonner de solitude. Quérir l’être au devant des espaces ouverts, rêver de croiser, ici, demain, le vagabond, ivre de misère, fou de sagesse, qui lui apprendrait enfin ce qu’il ignorait et gisait pourtant, prompt à éclore, en son âme chagrine ; le laboureur exsudant d’efforts vains mais prompt à poser sa faucille pour étancher le voyageur ; mais, au fond, rester seul, incroyablement éperdu, de ne pouvoir transmette à quiconque le sens de sa quête, de ne savoir montrer à personne l’horizon, parce que de frontière, il n’est plus.
Il ne voyage pas, celui qui sait où le mènent ses pas : il se déplace seulement, transbordant ses joies et ses angoisses d’ici vers un ailleurs furtif. Il n’aime pas l’espace ; il le parcourt, l’utilise ; le foule. Mais ne le sert pas. Il faut savoir aimer l’espace, et se laisser envahir par lui, pour pouvoir partir ; voyager. L’homme borne ses espaces ; jalonne ses routes : il a besoin de repères. Il lui faut mesurer le chemin parcouru ; se rassurer de pouvoir parvenir à destination ; compter le temps échu et escompter la destination. Une pierre posée sur le côté, un calvaire au carrefour, une étape où se repaître de sa fatigue, tout lui est bon pour n’être pas perdu. Sans doute en est-il ainsi de nos vies que nous scandons d’anniversaires, de fêtes ou de processions, pour mieux marquer le parcours, ou masquer de lâchetés ce qu’il nous échoit de réaliser encore avant de disparaître.
Mais qui voyage, n’a pas de destination : il sait seulement d’où il part, à rebours de quoi il ne reviendra pas. L’espace subitement s’engouffre dans cette certitude-ci, dans cette anxiété-là ; et disparaît. L’homme seul n’a plus d’espace qui le signale, ni de temps qui le mesure. Eternel à sa façon, le voyageur est ombre, et ceci, du moins, le sait-il, l’éprouve-t-il comme autant de craquellements insidieux qui rongent son âme au risque de l’égarer. Assis-là devant sa table, le poète tout harcelé par un rythme qui se dérobe à sa plume, désapprend le temps que pourtant il veut scander ; et le peintre l’espace que néanmoins il entreprend d’orner. Est-il tant de différence entre l’anachorète, penché sur son grimoire aux tréfonds de sa crypte et le voyageur, nez au ciel, en quête d’étoile ? Entre l’exclus et le reclus ?
La solitude gomme, biffe et barre, espace, murs, villes ; soudainement rien, plus rien que cette matrice informe, tout juste balancée par les battements réguliers du cœur, qui font rêver d’un souffle qu’exténue pourtant le temps. S’exclamer comme seuls le peuvent les fous, non pour être entendu, juste pour s’assurer être vivant encore et percer l’écho gauchi de son corps. Parler au soleil ou à la mort, c’est tout un pour le voyageur ; prendre le monde à témoin parce qu’il n’est que de vide dont on pût encore plaider mais se satisfaire néanmoins de la béance ainsi offerte
Partir, parce que les chemins, jamais ne mènent nulle part ; écrire parce qu’en se succédant, les phrases s’oblitèrent irrémédiablement, télescopant sens et déraison, vanité et musique.
Ecrire parce qu’il n’est plus rien à dire ; marcher parce qu’il n’est plus de havre où se réfugier. Parce qu’il n’est plus que le monde à habiter !

***

Le poète l’a chanté, le philosophe proclamé, et le prophète annoncé : au temps des hommes, bandé par le désir vers un destin qu’ils croient forger, répond le temps des cieux, des dieux.
Celui-là fuse comme l’éclair et balaie tout sur son passage, ne laissant rien intact, ni les champs, ni les routes ni les rêves. A la veillée, les femmes ont beau d’écouter les prouesses vantardes de leurs époux, les enfants s’impatienter de pouvoir à leur tour contrefaire le guerrier ou le bâtisseur, il faudra bien à l’aurore camoufler les larmes et mimer la fierté tant ils sont incapables de rester, incertains de revenir. Mais l’homme n’est pas voyageur ; tout juste chasseur comme si le monde ne lui avait été offert que pour y jouer le prédateur incorrigible, entêté, ou que son destin se nouât invariablement dans cette conquête. C’est pour cela que jamais il ne va nulle part pour toujours revenir sur ses pas comme si l’aller ne valait que pour se repaître du retour, que le départ inquiet fût toujours compensé par les ripailles des retrouvailles et que, surtout, il fallût, jusqu’à l’ivresse se gonfler de l’enflure des morts essaimées sur le chemin. Pour ceci du moins le chemin conserve en son parcours quelque chose d’une barbarie rémanente que l’innocence de l’odyssée n’effacera jamais.
Vaine reste pourtant cet opiniâtreté aux amples cadences des temps célestes. Les hommes peuvent bramer ou se morfondre, ils ne feront jamais que longer le galbe d’un orbe trop infini pour leur impatience. Le temps des dieux ne va nulle part, non plus que le layon du voyageur : toujours s’incurvant, comme pour s’en retourner à l’origine impossible, il retourne au même impassible car il dessine la vanité des choses autant que la patience des êtres.
Pour cela s’évanouissent l’ici et le maintenant, pour un ailleurs qui n’a ni lieu ni destin, ni constance ni relâche. Je sais des poètes qui en rêvèrent autant que le craignirent pour la phratrie nourrie avec la mort, pour le gué hyperboréen enfin ouvert, étonnamment offert à leur lyre brisée.
C’est cela aussi partir : se vouer à l’impossible et se savoir ne jamais l’atteindre et le poursuivre néanmoins ; dilapider sans barguigner sa peine comme seul écot qu’on sache encore présenter.
Les saisons tournent comme virevoltent les étoiles, ou se succèdent les jours. De la nuit ou du jour, qui commença ? la question a-t-elle seulement un sens ? Il n’est que pour le compas de l’écolier que la circonférence connaît un début, qu’il ne parvient d’ailleurs à tracer que pour le confondre aussitôt avec son terme. Non ! l’être ne souffre aucune genèse, qui procède de lui-même : tout au plus s’expose-t-il ! Invariablement les «étoiles courent-elles leur orbite dans l’envolée placide ; les nuits vainquent le jour pour succomber à leur tour ; et tout, pour qui sait regarder avec les yeux de l’âme, revient au même, solidement planté sous le tumulte apparent des hommes.
Partir, rester : une même angoisse pour un résultat identique. Courir les routes, initier une quête ou se morfondre de lâche impuissance : même débauche de sueur ou de larme pour une irrémédiable langueur. Pour le temps des dieux, mourir c’est encore naître parce que le mystère des origines tient à sa fin même.
Non que les mains ouvertes, ou les bras armés ne produisissent quelque effet qui bouleversât la péripétie de l’un ou l’histoire de tous, mais, plus justement, qu’il reste si faible, de si médiocre portée que nulle séquelle ne s’en conserve. Le brouhaha des hommes n’est fracas que pour eux-mêmes, violence mêlée d’amour, vilenies angoissées de sordide, sans doute ; n’est que murmure pour les dieux.
L’illusion, à son comble, fait croire à l’avancée : à l’orée de la caverne, il n’est plus qu’immobilité tragique. L’enfant rêve ; le vieillard regrette et le chasseur bande son arc : ils ponctuent tous les trois la même indigence, soulignent la même impuissance. Ils se seront succédé, l’un plus fat que l’autre pour s’imaginer progressant en force ou en sagesse ; pourtant il faudra à chacun réinventer ce que l’autre aura emporté avec lui. L’impétuosité de la jeunesse a déjà perdu la candeur de l’enfance ; l’homme accompli fou de puissance n’a pas encore la patience du vieillard et celui-ci aura gagné en sagesse ce qu’il aura déjà perdu de pouvoir. Comme pour le cercle où se confondent début et fin, il faut sûrement voir en l’enfant le meilleur interlocuteur de l’aïeul. Ecartés des mirages de l’acte, ils clament la tragique vérité d’un recommencement obligé.
Le fils n’hérite jamais du père car celui qui meurt emporte tout avec lui que les siens devront recouvrer : c’est comme si l’humanité était condamnée à recommencer à chaque babil ! Celui qui part ne laisse rien derrière lui et il vaut mieux qu’il ne se retourne pas : il souffrirait assurément de voir le monde, les siens, continuer, sans lui. Comme si l’on importait pas ; ou si peu.
N’être rien ; peser si peu ; laisser bien vite ses traces effacées, tel semble le destin de tous, que signe seulement plus vite celui qui part.
Il n’est qu’un peuple à qui le destin interdit de gratter sa terre, et forger son histoire : il tint cette tragédie de son élection même. Condamné à la fidélité, passionné d’engagement, ce peuple a vu que sa survie tenait à sa permanence, sa puissance dans son identité, son avenir dans sa mémoire. Peuple des peuples, père de toutes les fois, il esquisse l’archétype du voyageur, ce qui dans l’humain pointe finitude, misère et désarroi.
Il erre celui-là, pour l’éternité des éternités de n’avoir pas su reconnaître l’Envoyé ! non ! celui qui erre, c’est l’homme dans l’homme : le voyageur. Sans terre, sans foyer, sans escale ni destin : il marche et pourtant il se pourrait asseoir, parce que c’est tout un.
A l’orée des dieux, ombre et lumière se confondent ; espérance et déréliction.
C’est pour cela qu’il partit ! Pour mieux rester.