Gygès

La page blanche, jamais ne lui fit peur : comme un rempart que l’on assaille, une muraille où écorcher ses doigts gourds, elle aura toujours su demeurer pour lui comme une citadelle à assiéger, un navire qu’il dut arraisonner. Il savait que les arabesques que sa plume esquissait, participaient d’une alchimie qu’il ne maîtrisait pas vraiment mais où son plaisir le disputait à l’inquiétude nécessaire à une marche lente mais résolue. Mais ce qui lui faisait vraiment peur, en revanche, était bien de parler de son écriture – il n’osait dire de son œuvre ! Là, il se sentait pris au piège comme si le voyageur ne pouvait se départir de son ombre, ou qu’il fût pris au piège envoûtant de ce rite vaudou qu’il connaissait pourtant  mais qui glissait si imperceptiblement ce double qu’il enviait d’être en même temps que redoutait de devenir. Mettre en scène la vie, ce qui échoit à tout écrivain, est déjà bien assez impudent, qu’il ne faille en redoubler la violence par une impudeur théorique.

Assis, là, dans une librairie, pour présenter son dernier ouvrage, il faisait son travail, enfin cette partie de travail, qui fait se compromettre art et commerce, ce travail qu’il n’aime pas ou juste pour la rencontre qu’elle lui offre, prometteuse et menaçante, d’avec ses lecteurs, où la confession se vautre dans la communication, et l’éclair de la vie, dans la stratégie de l’image.

II

-Mais, au fond, Monsieur, pourquoi cet entêtement de vos personnages au voyage, à la pérégrination, alors que tout en vous semble préférer la recherche de l’identité, l’enfouissement dans vos racines ?

Oui ! pourquoi ? Me suis-je seulement posé jamais la question ? et, d’ailleurs, m’intéresse-t-elle seulement ? et l’autre, ici, à côté de moi, de renchérir à force de concepts et d’allusions, l’autre, à l’engagement si subreptice, que je ne puis même plus m’esquiver sans paraître ni sot ni veule ! Comment répondre ?

L’autre, un ami, un complice, patelin, certes, sardoniquement renchérit la parole du lecteur assénant connotations et réseaux lexicaux comme pour mieux désigner, l’infâme, que non seulement la question n’était pas sotte, mais que vraisemblablement elle révélait quelque chose de l’inconscient de l’auteur, cet ombilic en deçà de quoi il refusait de se glisser mais qui offrait la clé de l’œuvre, imperceptible, sans doute, involontaire peut-être, mais sûrement pas anodine ! Le traître !

Leurs interventions étaient trop bien réglées comme le numéro presque élimé où le faire valoir humblement prêtait le flanc à l’auguste, ou les tendresses fatiguées du vieux couple, trop engoncé dans son rituel pour deviner encore l’évidement de l’amour où craquelle la vulgarité de l’habitude. Tellement bien réglées qu’il ne vit pas le coup venir. Il lui fallait répondre ! Mais quoi ? Qu’il s’en fichait ? Mais ce n’était pas tout à fait exact ! Que la remarque pertinente était de l’ordre de la critique pas de l’art ? Il le pensait mais répugnait nonobstant à se laisser ainsi impunément dépouiller de son œuvre.

Face à face tel Las Casas affrontant de Sépulvéda à Valladolid ! il faut être furieusement occidental pour y soupçonner controverse quand en réalité s’y perd l’opportunité du grand œuvre ! Il n’est pas d’ombre sans soleil dardant pesamment ses chaleurs ; ni de raison qu’une passion insensiblement n’écartèle ! Mais comment le dire sans paraître sot ! l’avouer sans s’esquiver ? quand le fou de dieu trempe sa ferveur dans l’ivresse d’humanité, pourquoi réduire l’ample épopée en sordide controverse ? Des rives opposées d’un même fleuve, à l’apex indicible du même axiome, pourquoi s’échiner à prouver la  controverse quand en vérité tout unit, tout s’entremêle et ressemble.

L’un acharné à prouver que ceux-là avaient une âme, l’autre qui en doutait, non par mépris, mais par incapacité à imaginer que dieu pût concevoir une création qui ne soit pas achevée, oui, ils se ressemblaient en ceci qu’ils vénéraient le même dieu, et voyaient en l’homme le signe même de sa grandeur.

Face à face l’écrivain et le critique. Mimant au gré, connivence ou polémique, savourant l’art de débusquer chez l’autre l’interstice par où fuserait ce qui ne s’avoue pas. Mais subitement, ils n’étaient plus deux mais quatre : l’écrivain et le théoricien qu’il eût aimé être, qu’il répugnait à s’avouer être, d’un côté ; le critique, ratiocineur et pointilleux et le poète qu’une indicible pudeur lui interdisait de devenir, de l’autre. Artisans d’une même improbable industrie, chantres inavoués d’une identique incantation.

Il n’est pas de foi sans mystère, ni surtout sans la tentation de le percer cependant. Moïse, comme Romulus naquirent des flots : les hommes savent-ils qu’ils tiennent leur histoire des fleuves ? Le tumulte si assagi à l’approche de l’embouchure fait oublier le clapotis vengeur des origines. Le torrent chute et heurte : ainvi va la plume sous la butée de l’âme qui se travestit.

J’aime ces deux-là pour l’impossible position qu’ils ne tiennent pas, pour n’y plus parvenir ; pour cette posture qui les tient au contraire, les assiège ! Tous les deux, sacrilèges de tenter de percer ce qui ne se dit pas ; de taire si bruyamment ce qui s’énonce. Rite païen ou messe policée, qui croira jamais que ces deux-là puissent se tenir dans l’ordinaire.

L’un montre quand l’autre démontre ; l’un celer quand l’autre démonte : ils sont l’envers et l’avers du même effroi devant le sens qui se retire. Décidément, il n’est pas d’anneau pour cette quête-là, ni tricherie possible ! Juste le risque de l’impossible. Alors tourner l’anneau, tenter l’invisible, cette autre part qui brame et suinte, et ne laisser jamais le flic en décortiquer l’haleine.

Oui ! sans doute ressemblaient-ils, ce soir-là aux héros des grandes joutes épiques : pour que l’histoire puisse commencer, et éclore le sens, l’un des deux mourra ! Il faudra bien que celui-là franchisse le sillon ; ou qu’il traversât les flots pour que naissent la ville et le temps des hommes.

Qui  des quatre ? Je parie pour la raison ! Que se taisent les critiques ? Oh non ! qu’à leur tour ils écrivent ! Rémus est vivant en Romulus, je le devine !

Il me reconnaîtra, celui qui bientôt trempera sa plume à son propre soleil !