L'ilote

arbreL'ample mélopée s'éleva à l'instant même où les bourrasques du vent mauvais arrachèrent des arbres les ultimes feuillages que l'automne n'avait pas encore flétris. Elle provenait d'on ne sait où, de la forêt proche peut-être, de ce bosquet sans doute, mais elle gorgeait l'air d'autant de croches que de ruses au point que les passants les plus impassibles et les femmes les plus distraites se surprirent à l'entonner, comme si la cantilène les eût envoûtés.

Il était effectivement assis, là, sur ce rondin de bois. L'œil hagard, le cheveu fou que le vent avait juste caressé pour en mieux faire surgir l'incroyable turbulence. De loin, il avait regardé la procession lentement pénétrer en l'église. Ce mariage eût pu être le sien, mais nulle femme ne porta jamais regard sur lui. Cette église eût dû être la sienne, mais jamais prêtre ne voulut lui administrer aucun sacrement. L'homme qui s'allait marier était son père, mais jamais ils ne se parlèrent. Sans doute aurait-il aimé être de ceux-là, piailleurs et hâbleurs, s'apprêtant à grande bacchanale, mais contrefaisant pour quelques instants la piété au seuil de la demeure de Notre Seigneur.

L'homme est mauvais comédien, mais bon menteur, se dit-il. Il parcourt le monde comme en un acte tragique mais sans jamais assez se soucier que la foule applaudisse ou conspue. L'intrigue est pourtant rarement crédible, la mise en scène souvent médiocre, néanmoins les acteurs accourent. La pièce de la vie se joue ainsi, et se répète inlassablement. Pourquoi y mettre tant de prix, d'entêtement et de pleurs?

Il avait été banni, un matin. Était-ce pour sa petite taille, son regard chafouin? Sa maladie si troublante avait-elle menacé la communauté? Comment aurait-il pu le savoir? Il était jeune, si jeune encore! Et n'avait eu le temps de rien comprendre aux peurs des hommes . Alors il marcha, tenant pour tout viatique, dans ses mains, son violon; dans son âme endolorie, les chants si gais que sa mère autrefois lui sussurait pour colorer ses nuits.

violonCet enfant qui joue du violon aux fêtes rêvées des hommes, c'est l'enfance de l'humain. Il est l'enfant que tout homme peut concevoir d'une femme. Celui qu'il attend; celui qui l'attend. Au-delà de chaque femme qui s'apprête à pacifier de son sourire les lourds efforts de l'homme, auprès de chaque couple qui sincèrement recommence la comédie de l'amour en se jurant de réinventer enfin les chauds bleutés des matins printaniers, il y a un enfant qui patiemment les regarde puis saisit son archet dans l'espérance toujours renouvelée de caresser leurs rêves d'un hymne de pureté.

Alors s'élève des cordes à peine frôlées, le chant de la vie. Il les exhausse loin au-delà d'eux-mêmes, et leur offre, en un instant presque irréel, les arcanes troublantes d'un horizon semblant s'écarteler. Là-bas, dans le lointain des lignes floues de l'avenir, entre les volutes chaotiques des terres fumantes de richesses, les notes s'entrechoquent et vibrionnent comme autant d'âmes prêtes à sourire aux printemps du monde. Grave et légère à la fois, la musique des cordes s'échappe et l'enfant sait qu'il ne pourra jamais mieux offrir.

Sans doute ces deux êtres prêts à communier devant le prêtre ne l'entendent-ils pas encore. Peut-être la rêvent-ils! ou la redoutent-ils secrètement. Tout à leur joie, ils ne peuvent goûter dans le silence fervent qui siérait, la grâce qui les enveloppe. Mais cette musique a de sourdes et brûlantes rémanences. Un jour, ce matin peut-être ils l'entendront. Et alors, enfin, sera le temps de la vie…