Pythagore

Il était bien ici; on le lui avait dit et il l’avait longtemps cherché, désespérant presque de l’y retrouver tant il est vrai que la statuette s’efface trop secrètement au creux d’une niche soustraite aux regards curieux.

L’obscur était là, voûté sur son écritoire, tenant de sa main gauche un stylet qu’on imagine graver sur la tablette une de ces sentences que l’histoire répétera, déformée, sans la comprendre véritablement. La face est grave, presque entièrement mangée par cette barbe tellement typique du sage grec, qu’on imaginerait mal la philosophie pouvoir éclore sans elle. La main droite empesée semble retenir le parchemin avec une gaucherie enfantine que dément la fine casuistique d’un si bel esprit. Le cheveu long, mais sagement plissé, la toge finement drapée suggèrent que cet amoureux du savoir ne négligeait pas pour autant sa mise.

Il est ici, au milieu d’autres grands à qui la chrétienté, en ces temps de ferveurs, avait voulu rendre hommage comme à autant de précurseurs. Mais, contrairement à Aristote, lui ne nous regarde pas, totalement distrait par son écriture, perdu dans ses songes immenses, à mille lieux de notre temps, retenu juste en notre mémoire par quelques légendes qui le sacralisent.

PythagorePierre regardait Pythagore, étonné par la concentration qu’il mettait à son ouvrage, comme si rien ne l’en pouvait détourner: ni les bruissements de touristes amassés; ni les cliquetis incessants d’appareils photographiques; ni même les vrombissements intempestifs de la ville. Au dedans de la cathédrale grondaient les chants fervents des grandes orgues tandis qu’une théorie de chrétiens, écrasée par le silence mystique des pierres, s’agglutinait, hébétée, devant le voile de la vierge; tandis qu’une kyrielle de touristes, émoustillée par le laconisme d’un guide, s’enquérait des mystères du labyrinthes, illuminé au solstice par le rayon biaisé d’un vitrail.

Pierre s’amusait à relier ces deux univers si parfaitement inconciliables: dehors, le sage arc-bouté sur l’insondable énigme de l’Etre, pose sans cesse des questions que nul ne comprend plus; à l’intérieur, prostré dans la pénombre, un évêque ratiocine, offrant aux foules indifférentes, les rigueur de la  réponse.

Pierre s’ingéniait à se maintenir à l’intersection de ces deux continents hostiles dont le volume majestueux de la cathédrale mimait pourtant la réconciliation. Ici, dans l’ébrasement du portail royal, il lui sembla soudainement que tout redevenait possible: la quiétude de la recherche et la furie de l’engagement; la rage, mordorée d’amour; la verve grecque et le verbe latin. Il recherchait depuis si longtemps une réponse à son angoisse: mais elle les débordait toutes! Non la paix de l’âme, il en redoutait tant la mollesse, mais seulement la puissance de poursuivre son pèlerinage. Car Pierre était de ces âmes insatisfaites qui ne dénichait jamais clairière où laisser paître sa puissance  que pour aussitôt la trouver étriquée ou sordide. Il avait résolu, seul et sans le confier à aucun e ses amis, de faire le pèlerinage de tous les lieux saints. Non qu’il fût particulièrement croyant, il avait au contraire l’athéisme spontané et l’anticléricalisme fâcheusement caustique. Mais il voulait simplement retrouver dans les traces effacées des pèlerins d’autrefois, dans leurs pas douloureux de fatigue, dans les gestes lents et courbatus du marcheur, la rémanence de cette ferveur antique, de cette fierté mise à accomplir une quête qui, même ratée, confère à l’âme qui l’entreprend cette indispensable élégance qui la sauve de l’animalité. Eût-il été maçon, cordonnier ou pâtissier, Pierre eût assurément rejoint en leur tour de France les compagnons. Las! il n’était qu’un misérable petit intellectuel de province que la renommée avait méprisé, que le manque de brillance avait modestement reclus dans l’enseignement.

Pierre se sentait l’âme d’un sage ou d’un moine cistercien: il en désirait l’abnégation autant que la vérité obstinée. C’est pour cela qu’il était parti.

Quand d’aucuns de ses collègues apprêtaient leurs voitures pour le sempiternel plage-restaurant-boite des torrides vacuités méditerranéennes, lui, revêtit l’habit le plus simple, s’enticha d’une épaisse canne qui lui rappela la crosse des pèlerins, et s’en alla les routes, de cathédrales en monastères, d’abbayes en chapelles, s’efforçant de pénétrer chaque fois la magie spécifique du lieu, la roide beauté des sites, ou la mystique des formes.

Il avait choisi le parcours du temps plutôt que l’évasion; de ses pérégrinations, il escomptait la force réinsufflée de poursuivre encore et toujours sa lutte contre la médiocrité des temps qui l’obsédait et l’étouffait.

C’est ici que je le rencontrais, écartelé entre ces deux espaces, interdit devant ce gouffre qui écrasait questions comme réponses. Il m’avait regardé franchir le portail de la cathédrale de ce pas décidé qu’il ne pouvait pas comprendre, lui qui redoutait que l’univers basculât s’il osait seulement le transgresser. Il cherchait vainement à attirer le regard de Pythagore, manifestement plus obsédé par la formule mathématique qu’il venait de découvrir que par cet orphelin d’une sollicitude impossible. Pierre, exilé d’une grâce qu’il craignait de compénétrer, engouffrait avec avidité les lueurs presque éteintes d’une statue effritée.

Je venais de lui donner la pièce; je l’avais pris pour un mendiant.

Pourtant, au sein de cette masse amorphe de touristes, il était seul homme à chercher. Idéal ou fantasme, qu’importe!

Notre Dame de Chartres savait donc encore attirer les âmes inquiètes.