Psycho-analyse
de l'antisémitisme
1943
Vladimir Jankelevitch
(Écrit en 1943; extrait du Mensonge raciste diffusé clandestinement à
Toulouse en 1943 par le Mouvement National contre le Racisme avec des
textes de E. Borne et du doyen D. Faucher. La photocopie de ce document
nous a été communiquée par la Bibliothèque Municipale de Toulouse, qui a
elle-même reçu l'original de Mr. le Docteur Stéphane Barsoni).
Depuis
1933, la bourgeoisie internationale a su manier l'antisémitisme comme une
géniale diversion aux dangers qui la menacent ; l'antisémitisme est ce qui
permet aux fascistes internationaux de dériver à leur profit, en le tournant
contre les Juifs, le potentiel de légitime ressentiment que l'injustice
sociale accumule depuis des siècles dans les classes misérables. En sorte
que si les Juifs n'avaient pas existé, il aurait fallu les inventer.
L'Etat Franzose, dont toute
la raison d'être est l'imposture et le mensonge, a saisi avec empressement
cette occasion qui s'offrait de parler un langage socialiste et de faire
sien, en changeant quelques formules, les mots d'ordre de l'adversaire. Au
lieu de "capitalisme", lire "finance judéo-maçonnique", à la place de
"bourgeoisie internationale", mettez "dictature de trusts" et
"ploutocratie", car bien entendu, tous les Juifs sont banquiers, et la haute
banque cesse d'être méchante lorsqu'elle est incirconcise.
Pseudo-révolution, pseudo-socialisme...
Le fascisme est bien le
régime du "pseudo" et du "simili", l'escroquerie au titre. Il ne suffit pas
de dire que l'imposture est grossière et qu'elle ne devrait tromper
personne. Naturellement, la fausse révolution se reconnaît à ceci que, ne
réformant pas la structure sociale qui est la source même de l'injustice ni
le régime des relations économiques, elle n'apporte à la majorité des
citoyens qu'une euphorie superficielle et passagère, celle qui résulte en
général du pillage et de la spoliation : momentanément, il y aura moins de
concurrence dans l'Université et plus de places dans les Fonctions Publiques
; mais comme l'antisémitisme ne met en cause aucun principe véritable,
l'inégalité et le désordre, une fois distribué le butin des vaincus, ne
feront que grandir. Le dessein de la vraie révolution est de supprimer
définitivement le scandale de l'inégalité, et non pas de changer de riches ;
d'extirper le principe même de l'exploitation, et non pas d'"organiser" le
personnel exploitant. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer l'attrait d'une
solution qui paye comptant et qui, par l'éviction de quelques citoyens,
produit un soulagement immédiat. L'antisémitisme c'est la révolution à "bon
marché". Cette révolution désigne à l'envie non plus des abstractions
lointaines et philosophiques telles que le capital, mais quelqu'un, un rival
en chair et en os : le meilleur médecin de la ville, l'ingénieux commerçant
du coin, qui draine toute la clientèle du quartier, le dentiste habile dont
il arrive que toutes les mâchoires aryennes recherchent les soins. Cet
élément concret et personnel de l'antisémitisme parle plus haut qu'un autre
à la méchanceté, à la basse jalousie, à la sottise et à la rancune qui
veillent en toute saison chez les candidats évincés. Par où l'on s'explique
que l'antisémitisme est le plus fort dans les catégories où la notion de
concurrence joue le plus librement. Chez les médecins en première ligne. Il
ne faut donc pas s'étonner du succès d'un radicalisme qui représente
l'extrémisme, facile, économique et à tout moment possible : la mise hors la
loi d'une minorité sans défense est la seule promesse que la révolution
blanche puisse tenir et par conséquent aussi, c'est la dernière mesure à
laquelle la bourgeoisie de guerre civile renoncera.
Et comment renoncerait-elle
à un moyen si ingénieux d'éliminer des concurrents redoutables, étudiants,
travailleurs, artistes précoces, fonctionnaires d'une haute valeur
professionnelle, en alléguant leur insuffisance ethnique ? Naturellement le
problème cesse vite de se poser puisqu'il ne s'agit pas d'un nouveau
mécanisme de justice sociale ; on ne peut "organiser" indéfiniment la vie
économique. Une fois que tous les Juifs sont dépouillés et internés, ce qui
est en somme assez facile, vous imaginez peut-être que la "Question Juive",
comme ils disent est résolue et que les galopins dynamiques du "Commissariat
aux Affaires Juives" se consacreront à d'autres occupations. Détrompez-vous.
Il ne faut pas que le fascisme international perde ses Juifs, son cher
peuple maudit, spécialement conservé par le Très-Haut pour entretenir dans
leur bonne conscience les grands dolichocéphales blonds. S'il n'y avait pas
le Juif, qui ferait du marché noir? Qui incendierait les récoltes aryennes?
Qui désignerait les pouponnières et les maternités de la Nouvelle Europe aux
combes judéo-maçonniques? Vous apprendrez avec étonnement que les Juifs
tiennent toujours le haut du pavé, qu'ils paradent plus que jamais dans les
restaurants de luxe, et qu'ils mangent toutes nos bananes. Car, bien
entendu, les chrétiens ne font jamais de marché noir; voilà les nouvelles
que les pensionnaires de Drancy et des bagnes silésiens n'apprendront pas
sans stupéfaction. Elles expliquent du moins le caractère intermittent et
factice des campagnes antisémites. L'antisémitisme recrée artificiellement
un problème trop facile à résoudre, sans doute parce que ce problème est
inexistant.
L'antisémitisme réunit en
effet cette gageure de créer de toutes pièces une question qui n'existe pas,
mais qui commence à exister en effet, par obsession, dans la mythologie des
bourreaux, et par suggestion dans la croyance des victimes. Cette obsession
est une des grandes spécialités de la chemise brune. Mais le comble est
qu'elle a développé effectivement dans toute une catégorie de citoyens
pourvus, par suite des circonstances historiques déterminées, d'un
état-civil douteux, la conviction d'appartenir à je ne sais quelle race
maudite. Pour que la "question juive" puisse se poser, il faudrait d'abord
qu'il y eût un groupe d'hommes cohérent, solidaire dans ses intérêts, comme
dans ses origines, qui méritât de s'appeler Israël et qui fût autre chose
qu'un mythe. Or, c'est ce que dément l'expérience la plus quotidienne. Les
"Juifs" ne se ressemblent entre eux ni au physique ni au moral. Ils n'ont
pas les mêmes goûts, ni les mêmes intérêts. Le plus souvent, ils n'ont en
commun que cette fatalité elle-même dont on leur a suggéré la croyance et
qui finit en fait par leur fabriquer une manière de solidarité seconde : de
ne pas descendre directement de Charles-Quint, de ne pas avoir leur compte
normal de grand-mères... C'est ce qu'on éprouve chaque fois qu'il s'agit de
définir les marques diacritiques de l'"esprit juif" : M. Bergson est juif,
mais Spinoza aussi, qui est tout le contraire. Est-ce la philosophie de la
durée qui est juive? Ou le système de l'éternel? Vous direz sans doute : les
deux ensemble, ce qui est avouer avec éclat qu'on parle pour ne rien dire.
En vérité, ils sont slaves et musiciens en Russie, géomètres et juristes sur
les bords de la Méditerranée, tantôt commerçants, tantôt contemplatifs. Le
caractère contradictoire et incohérent des accusations qu'on porte contre
eux est le fidèle reflet de cette confusion. Au temps de l'Affaire Dreyfus,
on leur reprochait de travailler pour l'Allemagne et de saboter la revanche
dont ils sont aujourd'hui, paraît-il, les plus dangereux fauteurs.
L'antisémitisme officiel de la Révolution "nationale" qui est hitlérien, est
diamétralement opposé à l'anti-sémitisme traditionnel germanophobe de M.
Maurras. On les accuse d'avoir voulu la guerre après les avoir accusés
d'applaudir au pangermanisme. (En ce temps-là les thermidoriens n'aimaient
pas l'Allemagne). Les voilà aujourd'hui dans le camp de la Pologne
catholique, de la Pologne de Weygand et de Raymond Poincaré. Dans cette
confusion vertigineuse, comment s'y reconnaître ?
Entre toutes les impostures
fascistes, l'antisémitisme n'est pas celui qui atteint le plus grand nombre
de victimes, mais elle est la plus monstrueuse. Pour la première fois
peut-être des hommes sont traqués officiellement non pas pour ce qu'ils
font, mais pour ce qu'ils sont ; ils expient leur "être" et non leur
"avoir", non pas des actes, une opinion politique ou une profession de foi
comme les Cathares, les Francs-Maçons et les Nihilistes, mais la fatalité
d'une naissance. Cela donne tout son sens au mythe immémorial du peuple
maudit, du peuple émissaire, condamné à errer parmi les nations et à
endosser leurs péchés.
Les rapports du "Juif" et
de l'"Aryen" sont des rapports passionnels ambivalents qui exigeraient une
description très minutieuse ; nous croyons que, sans cette description, le
sadisme extraordinaire de la persécution anti-juive, ses raffinements
inouïs, son inventivité diabolique, ne peuvent se comprendre. Des bancs
peints en jaune... des jardins publics interdits aux enfants... l'étoile, il
fallait y penser. On remarque l'intention sexuelle très prononcée et nuancée
des humiliations sadiques dont le maudit est abreuvé : les stérilisations où
se reconnaît si bien le vieux vampirisme allemand, les interdictions
sexuelles et, surtout, la législation relative aux mariages mixtes, sans
oublier l'interdiction des piscines et mille autres détails ingénieux ; tout
cela éveille l'idée du ressentiment pédérastique contre le séducteur. Par
certains côtés, le fascisme satisfait la vieille inclination homosexuelle
des Allemands, celle qui depuis le beau Siegfried jusqu'au poète Stefan
George hante la rêverie gothique. Les hommes ensemble. Les femmes à la
cuisine - (rappelez-vous Kinder, Kirche, Küche) - La vie des camps, la folie
des uniformes éblouissants, un certain idéal hellénico-nietzschéen de beauté
masculine, encourageant une inclination qui était traditionnelle dans
l'armée wilhelmienne. Le pseudo-vertuisme hitlérien doit être considéré
comme une revanche de la virilité invertie contre la civilisation féminine
et voluptueuse incarnée par la France. Hitler, l'homme sans femmes, est ce
beau barbare chaste, indifférent aux filles fleurs et à toutes les sirènes
de l'agrément. Le galimatias néo-spartiate, si en vogue dans les mouvements
dits "de jeunesse", est lui-même d'origine pédérastique. Feuilletez leurs
magazines : ce ne sont que faisceaux, francisques, athlètes, profils
romains, virilité délirante. Tous ces polissons feront donc expier à la race
voluptueuse ses succès auprès des femmes, son intérêt pour les femmes, son
culte de la femme ; la guerre sera la grande représaille de l'inversion
masculine contre la féminité. Mais en même temps (et en ceci consiste
l'ambivalence antisémite, proche parente de l'ambivalence xénophobe), le
grand barbare blond est secrètement amoureux de la nouveauté périlleuse dont
l'Etranger est porteur, le cher Etranger qui désagrège la forte Lacédémone,
lui apporte l'oxygène et les croisements féconds, le retient sur la pente de
la dégénérescence, de l'inceste et du gâtisme provincial. Si la méprise ne
représentait pas des valeurs essentielles, il n'inspirerait pas une telle
panique aux hommes purs, et son commerce ne nécessiterait pas tant de
frustration : le patricien conserve soigneusement son plébéien tout en le
persécutant comme le riche magyar a besoin de son tzigane qui lui apporte ce
qui précisément lui manque, le délié de la passion, la sensualité, la
féminité ; il l'embrasse sur la bouche, puis lui crache au visage ; il
déteste ce qu'il aime et qui, d'ailleurs, l'entretient dans son contentement
d'être bien né. En humiliant l'homme juif, l'homme pur se fait mal à
lui-même et jouit de se faire mal, et persécute l'allogène, le vital
allogène dont tout homme a faim et soif. Et de la lucidité presque
infaillible de sa procréation, l'instinct qui lui fait viser le centre même
et l'ipséité de la personne. Diversion et pédérastie, tels sont les deux
aspects complémentaires de l'imposture.
L'antisémitisme est la
forme la plus caractéristique du cannibalisme raciste. En attendant que les
victoires de la justice et de la révolution fassent d'une honteuse imposture
une simple curiosité historique et clinique, je dirais volontiers aux Juifs
et à leurs défenseurs : vous refuserez de poser le problème, vous ne
discuterez pas avec les infâmes galopins, vous ne ferez pas le jeu du
diable. Quiconque se laisse entraîner sur le terrain des statistiques et
discute pourcentage admet implicitement la question et fait le jeu du diable
. Et aux défenseurs plus spécialement, je dirais : ne vous donnez pas tant
de peine : il n'y a pas de peuple maudit ; il n'y a que l'éternelle
stupidité, fabricatrice de mythes, qui veille en tout homme. Et quant aux
Juifs eux-mêmes, qu'ils se disent : notre sort est enviable et notre part
est bonne. Nous avons été choisis pour détourner l'attention mais nous ne
nous plaindrons pas, afin de ne pas fixer cette attention, nous n'aiderons
pas la bourgeoisie et ses gardes blancs à escamoter le grand problème, le
vrai, le seul, qui est celui de sa liquidation définitive.