La
Shoah
1 ) Les voix de l'indicible
2) Les enfants miraculés
3) Le fardeau des enfants de nazis
4) L'impensable dialogue
5) Confrontation avec l'histoire
LE PRIX
Albert-Londres 1996 a été décerné le 21 mai 1996 à Paris, à Annick
Cojean, grand reporter au Monde, pour une série de cinq reportages, "
Les mémoires de la Shoah ", réalisés aux États-Unis et en Europe et
publiés dans Le Monde du 25 au 29 avril 1995, à l'occasion du
cinquantenaire de la libération des camps d'extermination.
Les voix de l'indicible
Cinquante ans après le génocide
plus de 3 000 rescapés ont accepté de témoigner
devant les caméras de l'université Yale.
ELLE est assise sur un bout de canapé et la
caméra tourne. Plein cadre sur son visage. On perçoit son souffle trop
court, une tension à fleur de peau, de cœur, un nœud d'émotions. Elle nous
échappe pourtant. Ses yeux éteints fixent quelque chose que l'objectif est
inapte à capter. Quelque chose qui l'isole à jamais : les images d'une autre
vie. Les images d'avant sa mort. C'est de là-bas qu'elle parle, par-delà les
décennies, risquant le dangereux voyage dans sa mémoire, l'improbable
collision de son passé et de notre présent. La caméra ne quitte pas ses yeux
sombres, mais c'est sa voix, calme, presque atone, qui nous indique le
chemin.
1942, descente des nazis dans le ghetto de
Kovno, en Pologne : cris, affolement, course, embarquement dans des cars
bondés. Et sur un terrain d'aviation, à quelques pas de trains en attente,
premier tri de la population : d'un côté les hommes, de l'autre les femmes,
ailleurs les enfants. Son nouveau-né dans les bras, une jeune femme regarde
autour d'elle, hagarde.
Bessie K. Je tenais
le bébé, et j'ai pris mon manteau, et j'ai emballé le bébé, je l'ai mis
sur mon côté gauche car je voyais les Allemands dire " gauche " ou "
droite ", et je suis passée au travers avec le bébé. Mais le bébé manquait
d'air et a commencé à s'étouffer et à pleurer. Alors l'Allemand m'a
rappelée, il a dit : " Qu'est-ce que vous avez là ? " Maintenant... (elle
marque une pause) Je ne savais pas quoi faire parce que cela allait vite
et tout était arrivé si soudainement. Je n'y était pas préparée (...)Il a
tendu son bras pour que je lui tende le paquet ; et je lui ai tendu le
paquet. Et c'est la dernière fois que j'ai eu le paquet.
Depuis ce moment-là, dit-elle, ( malgré la
présence à l'autre bout du canapé de son second mari, également rescapé des
camps ) " j'ai toujours été seule ", incapable d'en parler et même de s'en
souvenir. Avec le sentiment d'être morte. Sans doute livre-t-elle là, dans
ce petit studio de vidéo de l'université de Yale, à deux heures de New York,
ce qu'elle n'avait jamais confié auparavant, ce qui était enfoui, indicible,
mutilant. Quelques fragments d'elle-même, camouflés sous des couches de
mémoire si profondes qu'elle les avait rendues inexplorables. Trop
dangereuses. Douloureuses à l'extrême.
Elle dit, avec des mots très simples et
avec son visage fané, ses frémissements, sa voix, ce que les livres
d'Histoire ne diront jamais de la Shoah. Elle impose sa douleur sur un
terrain où l'accumulation de discours politiques, de décrets administratifs,
de notes, de chiffres, de rapports, ont fini par édulcorer la réalité de la
mort. Elle recentre l'Histoire sur le sort des victimes qui avaient toutes
un nom, un passé, ébréchant, par ce morceau d'humanité, la carapace
monstrueuse, inaccessible de la Shoah.
Et c'est bien là le but du programme
d'archivage vidéo de Yale (Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies)
qui, depuis 1979, a déjà recueilli aux Etats-Unis, en Israël et dans
plusieurs pays d'Europe dont la France plus de trois mille récits de
rescapés du génocide juif. " Parce que l'histoire orale, dont se méfient
traditionnellement les historiens est un matériau irremplaçable, affirme le
professeur Geoffrey Hartman, qui supervise le projet. Parce que le
témoignage touche au plus près à la réalité du génocide, en montre toute la
complexité humaine, en établit les résonances dans le présent. Parce qu'il
apporte des informations qui enrichissent la connaissance conférée par le
document écrit, mais plus encore que cela. "
Les rescapés, au fond, le savent mieux que
quiconque, conscients de partager ensemble un savoir aussi inouï qu'exclusif
: celui d'une autre " planète " ; celui d'un monde qui échappe aux canevas
habituels de la recherche historique, hermétique aux normes ou aux valeurs
communément admises, étranger à la raison des hommes, qu'ils n'ont jamais pu
totalement quitter. " Comme si on menait une double vie. "
Isabella L. J'ai
l'impression que ma tête est pleine d'ordures : toutes ces images, ces
sons, mes narines, sont remplies de la puanteur de la chair brûlante. Vous
ne pouvez pas en avoir l'expérience ; c'est comme s'il y avait une autre
peau sous la mienne et que cette peau s'appelait Auschwitz. Impossible à
ôter, là à chaque instant... C'est vraiment plus dur quand on porte ça. Je
ne suis pas comme vous.
Ils n'ont de cesse de le dire, obsédés par
" l'anormalité ", incapables d'insérer l'expérience du camp dans la
chronologie de leur vie. Auschwitz ne constitue pas un épisode de leur
histoire. Auschwitz est " la " fracture. Dont on ne se remet pas.
Jacob K. (le mari de Bessie). On conçoit la
vie comme une chose précieuse. Et puis, voilà que l'enfant auquel Bessie
donne la vie est enlevé par les Allemands et tué. Mais qui sommes-nous,
superhumains, pour pousser cela de côté et dire au monde : " merci de nous
avoir libérés " ? Et puis c'est tout, on se lave les mains comme si rien
n'était arrivé ? Je ne peux pas faire la paix avec cela. Je ne peux pas
(...)Est-ce que je fais partie de la communauté humaine ? Je ne crois pas.
Parler. Parler pour témoigner de vies très
chères qui ont été ôtées (beaucoup de rescapés finissent leur intervention
en présentant de vieilles photos de famille à la caméra). Parler pour
transmettre aux générations futures le point du vue longtemps mal présenté
des victimes. Parler en poursuivant tout haut un dialogue intérieur qui n'en
finit pas. Parler aussi pour confirmer authentifier un passé inimaginable :
" La nuit, quand je m'allonge, je ne peux pas croire ce que mes yeux ont vu
", dit Helen K., déportée à Auschwitz et à Maidanek. Parler comme un besoin
vital.
" Le mensonge est toxique, et le silence
étouffe ", affirme le psychiatre Dori Laub qui, enfant, fut lui-même interné
dans un camp et travaille depuis, à Boston, sur le traumatisme des déportés.
" Chaque survivant a un besoin impérieux de dire son histoire pour parvenir
à en réunir les morceaux ; besoin de se délivrer des fantômes du passé,
besoin de connaître sa vérité enterrée pour pouvoir retrouver le cours
normal de sa vie. C'est une erreur de croire que le silence favorise la
paix. Il ne fait que perpétuer la tyrannie des événements passés, favoriser
leur déformation et les laisser contaminer la vie quotidienne. "
Mais parler seulement si l'on est écouté. "
Le récit non écouté est un traumatisme aussi grave que l'épreuve initiale ",
estime le docteur Laub, confirmant ainsi un cauchemar récurrent des déportés
à l'intérieur des camps. C'est là qu'il faut comprendre le silence dans
lequel se sont repliés tant de rescapés après la guerre, faute
d'interlocuteurs attentifs, soucieux de leur histoire et prêts à effectuer
avec eux le voyage. " Je voulais tellement dire !, se souvient Hélène W.,
revenue orpheline à Paris. Tant de choses à raconter ! Personne ne voulait
entendre. " Tu as tant souffert, cela n'est pas la peine d'en parler ", me
disaient certains, moins pour me protéger que pour se protéger eux-mêmes.
Alors je me suis tue. Et quand on me demandait d'où venait ce numéro sur mon
bras, je disais que j'avais été dans la marine, n'importe quoi... "
Les intervieweurs des archives de Yale, qui
allient des connaissances en histoire et en psychologie, savent les risques
de cette plongée en mémoire : l'inévitable confrontation avec les questions
existentielles que soulève l'expérience du survivant, l'idée de la mort, du
temps qui passe, de la perte des êtres chers, des liens entre parents et
enfants, et de l'ultime solitude. Ils savent aussi que leur discrète
intervention, plus proche de l'accompagnement amical que du questionnaire,
fera d'eux les premiers " témoins " d'un événement qui, par sa nature,
excluant toute position autre que celle de bourreau ou de victime, n'en eut
réellement aucun. " Une notion apaisante pour le narrateur, déchargé d'un
statut ambivalent et asphyxiant. " Ils savent enfin la nécessité d'un
investissement personnel et émotionnel dans la rencontre. Témoigner est
parfois une si lourde décision.
Le professeur Lawrence Langer, de Boston,
est probablement l'un de ceux qui connaissent le mieux les archives vidéo de
Yale. D'abord parce qu'il a lui-même réalisé un certain nombre d'entretiens,
et puis parce qu'il en a étudié plusieurs centaines, fasciné par cette
mémoire " insomniaque " de la Shoah et la force intrinsèque de chacun des
récits. Pas de " parcours-type " ou " syndrome du survivant ",
remarque-t-il, mais une collection d'expériences différentes selon les
camps, selon le type de travail (à l'intérieur ou à l'extérieur), les
possibilités d'accès à de l'eau ou à un supplément de nourriture, la
compréhension de l'Allemand, l'état de santé, la connaissance du sort
réservé au reste de la famille... " C'est l'idée même qui sous-tend ce
travail sur la mémoire, confirme Joane Rudof : Il ne s'agit plus de
l'Histoire abstraite de 6 millions de juifs, mais bien l'histoire
d'1+1+1+1... "
Ni cliché ni message simpliste. Une
sincérité criante, et même, souligne Larry Langer, une détermination
étonnante à " déromantiser " l'expérience du génocide. Pas de " héros " ni
de geste " héroïque ", lorsque les témoins parlent du camp. Aucune
glorification personnelle pour expliquer la survie. Jamais d'envolée lyrique
sur la " transcendance ", le " salut " voire la " rédemption " par la
souffrance qui, selon Langer, encombre si fréquemment les commentaires sur
le génocide et éloigne de la réalité du mal. Encore moins de cet hommage "
au triomphe de l'esprit " destiné à distiller de l'espoir là où il n'y eut
qu'horreur. Les témoins ne théorisent ni ne tirent de leçons. Et malmènent
quelques mythes.
Celui, par exemple, d'un mode de conduite
particulier, qui aurait facilité ou assuré la survie. Chimère ! dit Lawrence
Langer. Les rescapés sont lucides et modestes. Il n'y avait pas de méthode
puisqu'il n'y avait pas de logique ; pas de stratégie concevable, puisqu'il
n'y avait pas de choix et que les prisonniers ne maîtrisaient aucun
paramètre. Sans doute certains insistent-il : " Ma volonté de vivre était si
forte ! ", ou bien : " Il fallait vivre pour revenir raconter ! " La force
de caractère ne pouvait certes pas nuire. Mais tous reconnaissent aisément
que la volonté ne pouvait rien contre la faim, le typhus ou la sélection.
" Je veux vivre ! ", hurlait, devant Nathan
A., la jeune femme rousse en s'agenouillant aux pieds du commandant du camp
de Budzyn qui, en lui indiquant d'un geste la file de gauche, l'orientait
vers la chambre à gaz. Le commandant lui tira une balle dans la tête.
Nathan, quatorze ans, fut éclaboussé de cervelle et de sang. Mais son père,
qu'on avait dirigé vers la droite, s'approcha alors d'un garde et déclara
fermement : " Je me porte volontaire pour aller à la mort avec mon fils ". "
Emmenez-le ! ", lui dit-on, et Nathan rejoignit son père dans la colonne de
droite.
Une leçon ? Une prime au courage ou à la
dignité ? Allons donc ! Personne ne pouvait être dupe. Plutôt une prime à
l'arbitraire et à la tyrannie tant il est vrai que le résultat inverse était
aussi vraisemblable. Anna G. n'a-t-elle pas toute sa vie gardé le souvenir
de cette petite fille se débattant entre trois SS qui l'emmenaient à gauche
et suppliant sa mère de ne pas l'abandonner, laquelle refusa résolument
l'offre de quitter " la bonne file " pour accompagner l'enfant ?
Il est des zones de mémoire plus sensibles,
des souvenirs comme des brûlures, des souffrances à la limite du dicible. La
vidéo enregistre alors un silence plus dense que le texte d'un grand livre.
C'est l'impuissance ressentie à la mort d'un parent que l'on tient dans les
bras. C'est le remords affolant de n'avoir pas triomphé de ce qu'ils peinent
à appeler le hasard. C'est le cas de ce Hongrois débarqué à Auschwitz, dans
un état de totale ignorance, avec des parents orientés dès l'arrivée vers la
gauche et ses quatre frères dirigés à droite.
Abraham P. Je me suis
penché vers mon petit frère en lui disant : " Solly, va rejoindre papa et
maman ". Et comme un petit bonhomme, il y est allé. Si j'avais su que je
l'envoyais droit au crématoire ! Je... J'ai ce sentiment de l'avoir tué.
Je me suis demandé s'il avait pu rejoindre mes parents, je pense que oui.
Il a dû leur dire : " Abraham m'a dit d'aller avec vous ! " Je me demande
ce que mon père et ma mère ont pensé, surtout quand ils sont rentrés
ensemble dans le crématoire... Je ne peux pas me retirer cela de la tête.
Cela me fait si mal, et je ne sais pas que faire.
Impasse. Besoin de colère et de révolte.
Mais contre qui ? Quel fautif ? Quel ennemi ? " Enorme, monstrueux,
l'antagoniste n'est même pas identifiable ", souligne Lawrence Langer. De
là, peut-être, l'explication de la fréquence avec laquelle les témoins
affirment avoir vu en personne le sinistre Docteur Mengele (connu pour
pratiquer des expériences sur les déportés) diriger la sélection. " Au
moins, ils ont un nom, un ennemi qui incarne le mal, un responsable vers qui
orienter leur haine. " Difficile, inavouable aussi, cette honte de soi pour
le souvenir d'actes pitoyables, ordinaires dans la vie du camp, et
condamnables par la morale " hors camp".
Hannah F. Une nuit,
j'avais si faim que je ne pouvais pas dormir. Ma voisine, avec laquelle
j'étais devenue très amie on était cinq sur notre couchette sauvegardait
pour le petit- déjeuner une minuscule tranche de pain et un bout de
margarine. Eh bien cette nuit-là, j'ai volé son morceau de pain, et je ne
l'ai jamais avoué. Elle s'est levée le matin et a juré comme un
camionneur. J'en étais malade, très malheureuse, très désolée, parce que
j'avais faim et qu'elle avait faim...
Parfois il y a l'atroce, sorti d'on ne sait
quel recoin de la mémoire, peut-être faute de langage adéquat pour donner à
certains mots " faim ", " froid ", " sauvage " un surplus de sens
correspondant à la réalité du camp. L'exemple que cite le professeur Langer
va sans doute au-delà.
Moses S. Un jour, les
Anglais ont bombardé le camp de Mauthausen. Et j'ai dit : " Yankel,
lève-toi, il ne fait pas bon rester là, ou tu deviendras moins que rien ".
On s'est donc levés et on a trouvé une main provenant du bombardement...
L'intervieweur : Une grenade à main ? Moses S : Non, une main, une main
humaine. L'intervieweur : Oh, une main humaine ! Moses S. : On était cinq,
on l'a divisée et mangée...
Comment, sans raconter l'histoire,
aurait-il décrit la cruauté, la folie, la déchéance, la déshumanisation ?
Les mots leur semblent fades, inutiles, pour évoquer les images qui leur
reviennent. Ils trébuchent sur ces mots devenus traîtres, ils soupirent, ils
marquent une pause, ils se reprennent. Leur récit est plein d'accrocs. "
Vous comprenez ce que je veux vous dire ? ", s'enquiert plusieurs fois
Hélène W., sceptique sur les capacités de son auditoire à la suivre dans son
voyage infernal. Peine perdue, semble penser la plupart. " Si quelqu'un me
racontait cette histoire, je dirais : Elle ment. Parce que cela ne peut pas
être vrai. Et c'est ce que vous allez peut-être vous dire. Parce que pour
nous comprendre, il faut être passé par là. "
La solitude donc. Une solitude qui accable
et fait parfois regretter " culpabiliser " de n'être pas morts là-bas, "
logiquement ", avec le reste des siens.
Martin R., parlant de
sa nouvelle vie. Le jour, je travaillais dur, j'étudiais, j'essayais
d'aller de l'avant, et la nuit, je combattais les Allemands. Les SS me
poursuivaient sans cesse et moi, j'essayais de sauver ma mère et ma sœur
(toutes deux gazées à Auschwitz). Et je sautais d'un bâtiment à l'autre et
ils me tiraient dessus, et chaque fois, la balle traversait mon cœur.
Mourir en rêve... Mais continuer de vivre.
Et même donner la vie. Obsédé par l'Absence. " Ce sentiment qu'il n'y a
personne que l'on puisse appeler pour partager sa joie ou sa tristesse, le
jour où l'on a un bébé. " Moi, dit Edith P. " je n'avais personne ". "
Là-bas ", ici. " En ce temps là ", aujourd'hui... Le témoignage télescope
les époques et les sentiments, offrant sur le génocide le plus humain des
documents. Il servira il sert déjà à des chercheurs, des historiens, des
enseignants. Et il donnera à une poignée d'enfants les fragments enfin
recollés d'une histoire familiale que leurs parents, jamais, n'avaient pu
raconter.
Annick
Cojean - Le Monde du 25/04/95
Les enfants miraculés
- Ils n'étaient
pas supposés naître, comme leurs parents n'étaient pas supposés vivre.
Pour les enfants des rescapés du génocide, la vie prend parfois des
allures de missions.
LES nuits d'Anna Smulowitz furent longtemps
harassantes. Mais c'était un secret entre elle et sa maman. Au petit matin,
les yeux tristes et la mine pâlichonne, elle bouclait silencieusement son
cartable, et prenait en baillant le chemin de l'école, son secret cadenassé
au plus profond d'elle-même. Le soir, elle traînait à rentrer, un œil
inquiet vers le ciel de plus en plus obscur. Mais la nuit du Kentucky
finissait toujours par recroquer le jour.
Tout alors redevenait possible. Le passé
pouvait submerger le présent ; les morts rejoindre les vivants à moins que
ce ne soit l'inverse ; et la mère d'Anna, rescapée d'Auschwitz, s'en
retournait là-bas. Entourée de fantômes. Et dans les pires tourments. C'est
au milieu de la nuit qu'elle se glissait dans la chambre de sa fille, la
tirait de son sommeil, et puis, assise sur le bord du lit et secouée de
sanglots, entreprenait de lui raconter souvenirs et cauchemars. Le camp, la
sélection, la tonte des cheveux, le tatouage ; la faim, la torture, la
destruction des bébés, la chambre à gaz... Anna écoutait, pétrifiée. Et puis
sa mère repartait, la laissant affronter seule le reste d'une nuit peuplée
de monstres.
Anna qui avait six, sept, huit ans, ne
comprenait pas la moitié des histoires. Mais elle savait qu'il y avait des
ennemis capables de choses atroces comme de vous enfermer toute nue dans une
cage de chiens bergers. C'était arrivé à sa mère pour avoir craché à la face
d'un SS. Anna avait vu les cicatrices. Depuis, elle avait peur des chiens.
Et de tous les trains.
Le matin, son père, pourtant si rassurant,
s'enfermait seul dans la salle de bain et longtemps, en yiddish, s'adressait
à ses parents, ses trois frères, ses quatre sœurs et sa jeune femme enceinte
qui, tous, avaient disparu à Auschwitz. Clouée devant la porte, Anna
écoutait là encore. Dans la journée, plus personne ne parlerait de ces
histoires. Anna garderait son secret avec le sentiment de transporter une
bombe.
IL lui faudrait attendre de nombreuses
années pour apprendre que d'autres enfants nés de l'Holocauste partageaient
ce sentiment. Qu'on leur en ait parlé ou non, qu'ils aient eu ou non accès
aux livres ou aux photos, qu'ils habitent aux Etats-Unis, en France, en
Allemagne ou en Israël : les enfants de rescapés de la Shoah ont toujours su
qu'ils portaient en eux quelque chose de terrible, d'énorme et d'explosif.
Que l'innocence et la désinvolture ne leur étaient pas permises. Pas plus
que la médiocrité ou la couardise. Que le mal absolu avait existé, qu'il les
avait frôlés. Et qu'ils aient eu la vie, après cet immense chaos, ne tenait
qu'au miracle. Ils n'étaient pas supposés naître comme leurs parents
n'étaient pas supposés vivre. Leur présence était à la fois aberrante et
magnifique. Comme d'improbables petits bourgeons sur un chêne calciné.
Ils auraient voulu ne penser qu'à l'avenir,
puisqu'ils étaient l'avenir. Mais c'était impossible. Le passé phagocytait
le présent, et les morts dont ils avaient hérité du nom étaient trop
nombreux et trop lourds pour ne pas les retenir dans un monde " entre deux
". Des centaines de gens pour lesquels il n'y avait eu ni tombe, ni deuil,
vivaient à travers eux. Leur vie n'était donc pas une simple vie. Elle
avait, leur semblait-il parfois, des allures de mission.
Anna" Adolescente,
après avoir lu le journal d'Anne Frank et suivi à la télévision le procès
d'Eichmann contre lequel ma mère avait dû témoigner, j'ai pu donner un
visage aux monstres nocturnes de mon enfance et recoller les morceaux.
Tout était donc vrai. J'ai ressenti une colère formidable. Ma famille
engloutie ? Comment était-ce possible ? Comment mon père pouvait-il être
le seul survivant de huit enfants qui tous, avaient eu eux-mêmes pleins
d'enfants ? Pourquoi n'aurais-je jamais de grands-parents, de cousins ?
Pourquoi avait-on fait cela ? Pourquoi ? Comme un phénix, moi j'étais née
des cendres. J'étais la " deuxième chance ". Et pour faire perdre Hitler,
j'avais le devoir de triompher de la vie.
Mon père avait été cuisinier à
Auschwitz et livrait les repas des nazis dans leurs bureaux. C'est dans
l'un d'eux que travaillait ma mère, chargée de tenir à jour la liste des
condamnés à mort. C'est par elle qu'il apprit que sa femme avait été
gazée. Comme elle sut la première, pour avoir tapé leurs noms et numéros,
la mort de ses propres père et frère. Le hasard la fit porter elle-même
son repas à Eichmann, occupé à observer les fournées entrant dans la
chambre à gaz, le jour où son frère y pénétra. Quand elle retrouva et
épousa mon père à Munich en 1946, ma mère était déjà détruite.
J'avais quatre ans quand ils ont
immigré en Amérique, en 1951. Et j'ai compris qu'il valait mieux ne pas
dire d'où je venais. Il y avait du soufre dans cette histoire-là. Moi, je
voulais être américaine, fuir le yiddish, la langue des morts, embrasser
la culture Mc Do. Mais comment me libérer ? Ma mère coulait, entourée,
croyait-elle, d'ennemis et de traîtres. Et quelques-uns de ses cauchemars
sont même devenus miens. Mon frère, lui, s'est brisé. " Stress
post-traumatique " ont diagnostiqué les psychiatres, " mêmes symptômes que
chez les anciens du Vietnam ". Son Vietnam à lui avait été ma mère. Il fut
longuement soigné. A 37 ans, il ne se plaît qu'en compagnie des vieux qui
parlent yiddish ; il ne comprend que les survivants.
Moi j'ai fui dans l'écriture et le
théâtre, couru à la recherche de mes racines, étudié le yiddish à Londres,
le judaïsme en Israël, milité contre le racisme et la haine, écrit une
pièce sur Theresienstadt. Il n'est de jour où je ne pense à l'Holocauste.
C'est inscrit dans mes os. "
Dans les os, dans le sang, dans le cœur...
Ils ne trouvent pas assez de mots pour décrire leur intimité avec la Shoah.
Mais le docteur Martin Bergmann parle plus volontiers de leur inconscient.
Pour ce psychanalyste new-yorkais qui a traité plusieurs centaines de cas
d'enfants de survivants, cela ne fait aucun doute : " Le traumatisme se
transmet. L'empreinte de l'Holocauste dans l'inconscient des enfants est
similaire à celle de leurs parents. " Peu importe que ces derniers aient ou
non raconté leur histoire. " Les enfants captent de toutes façons le message
". Les rêves se ressemblent de façon plus que troublantes ; les phobies, les
obsessions peuvent devenir les mêmes.
ANNE-MARIE LÉVINE, née en Belgique en 1938,
au moment même où se déroulait en Allemagne la Nuit de cristal, s'est
toujours sentie " hantée ". Il lui a fallu quarante ans pour comprendre par
quoi. Elle avait apparemment eu de la chance : ses parents et leur
cuisinière belge avaient réussi à s'enfuir la veille même de l'invasion
allemande. Destination : Beverley Hills. Sylvain, le père, avait de
l'optimisme et de l'argent. Sous le soleil de Californie, la vie s'organisa.
Anne-Marie " C'était
comme vivre à Disneyland dans un soleil sans saison. Rien ne rappelait
l'Europe si ce n'est un poste de radio ondes courtes que mon père, je m'en
souviens, écoutait parfois. De l'Holocauste il n'était pas question, pas
plus à la maison qu'à l'école où personne ne savait où était la Belgique.
Tout était irréel et mes parents, entre leurs livres et leurs tableaux,
menaient un exil heureux. J'étais la seule qui n'allait pas.
Chaque nuit, sans exception, me
plongeait dans d'affreux cauchemars. Cela consternait mes parents. Mes
angoisses n'étaient-elles pas incongrues dans la ouate de Beverley Hills ?
J'étais l'erreur, la faille. La seule ombre au tableau. Ils voulaient
oublier. Je les en empêchais. J'avais hérité de peurs sans nom, et de leur
inconscient. C'était diabolique. Ce n'est qu'à la fin de la guerre que mes
cauchemars ont pris fin. Comme par miracle. J'avais juste sept ans.
Personne, pourtant, n'avait parlé
de ce qui s'était passé. Quand on évoquait notre fuite en Amérique,
c'était sous forme rocambolesque, dépouillée de sentiments. Une suite
d'aventures amusantes. On accepte tout lorsque l'on est enfant. Je n'ai
pas posé de questions, pas plus d'ailleurs que mes parents lorsqu'ils sont
revenus en Belgique. La sœur de mon père était morte avec sa famille à
Auschwitz. Mais personne n'a rien dit. Moi seule, apparemment, restais
hantée, inquiète, traquée. Je ne savais rien et je portais tout. Et je
peinais à oublier ce dont pourtant je ne pouvais me rappeler. Il s'était
passé quelque chose de terrible qui m'avait ébranlée, mais je ne savais
pas quoi. "
Anne-Marie Lévine est devenue artiste,
poète et pianiste concertiste. " Il fallait autre chose que le verbe pour
exprimer quelque chose qui n'était pas verbal. La musique gaie ne
m'intéressait pas. " Le silence est souvent vénéneux. L'enfant doit deviner
ou pire, imaginer. Se renseigner où il peut. Sauf auprès des siens s'ils les
sent réticents. Car l'enfant a conscience du danger. Celui d'émotions
incontrôlables, " dont les parents ont depuis longtemps perdu le thermostat
", analyse Anne Adelman, psychiatre à Boston et fille de rescapé.
Celui aussi de se mesurer à une souffrance
à la fois inaccessible et monstrueuse. " On veut savoir mais on a peur de
savoir, peur que cela leur fasse du mal, peur qu'ils regrettent d'avoir
parlé. " Coupables les enfants. Oui, coupables. C'est en tout cas le
sentiment qu'ils expriment le plus fréquemment. Coupables de n'être point
parfaits comme devrait l'être cette génération, porteuse de tant d'espoirs ;
coupables de n'être pas à la hauteur des êtres disparus et idéalisés dont
ils ont pris la place et qui deviennent parfois d'insupportables rivaux ("
Mes vêtements, mes premiers livres, me ramenaient à une petite cousine "
sage comme une image " et qui avait été gazée au camp ") ; coupables de
n'être point heureux (" C'était une obligation : j'étais en bonne santé, je
devais afficher pour ma mère l'image idéale du bonheur "). Coupables de
réagir parfois comme les autres enfants en chahutant, en désobéissant,
oubliant un instant un passé que certains parents savent cruellement
rappeler : " Petit Hitler ! Tu veux donc la mort de ton père ? "
Le lien avec les parents est pourtant d'une
force rare. " Au fond, l'amour qui nous unit est ma seule certitude. La
seule chose que j'ai jamais considérée comme acquise. Tout le reste, y
compris la vie, peut nous être ôté à tout moment. " Liens solides, liens
ambigus parfois.
David " Ils
m'étouffent à me surprotéger depuis que je suis bébé. Impossible d'aller
seul à l'école ! Ma mère devait m'accompagner. Quand j'ai gagné le droit
d'être seul, elle s'est mise à téléphoner chaque jour à une autre maman
postée sur le chemin pour vérifier si j'étais passé dans les temps ! Et
quand je revenais en retard, ils avaient téléphoné à tous les hôpitaux...
Pourtant les apparences étaient trompeuses. J'ai toujours eu le sentiment
d'être le parent de mes parents. "
Denise " En entendant mon
père gémir dans son sommeil, j'étais prise de rage et de volonté de
vengeance. Avoir un nazi, là, devant moi ; lui cracher dessus, le faire
souffrir... Et puis j'ai voulu militer, devenir une combattante,
manifester contre le Vietnam, embrasser toutes les causes relatives aux
droits de l'homme. C'est pour eux que je le faisais. Eux, moi... je ne
fais plus très bien la distinction. On est un bloc. "
Stuart " Mon père à table !
L'air concentré et grave. Préparant chaque bouchée de même taille et
mâchant, ruminant interminablement, respectueux de chaque miette. Cela me
rendait fou lorsque j'étais enfant. Aujourd'hui, cela me ferait pleurer de
douleur et de tendresse. "
Ariane " L'Holocauste me
modèle, me fait juive. Je ne suis pas religieuse, mais je suis de cette
communauté de souffrance, comme ma grand-mère ou ma mère. J'aimerais que
mon fils reste leur messager. "
Rares furent parmi les juifs allemands qui
survécurent au génocide, ceux qui, après la guerre, restèrent vivre en
Allemagne. Dans les années cinquante, on n'y comptait plus guère que 5 % du
nombre de ceux qui y avaient vécu en 1933 ! Le père de Sabine K. était de
ceux-là.
CAPTURÉ en 1942 par les Russes, il avait
passé la guerre dans un camp de Sibérie. Le reste de sa famille avait été
exterminé. Quand il revint en 1946, la vérité lui parut invraisemblable. Il
rouvrit son magasin près de Cologne et se mit à attendre un hypothétique
retour : son fils Rafaël, blond comme un aryen, ne pouvait pas avoir été
gazé comme les autres. Il finit pourtant par se remarier et fut à nouveau
papa.
Sabine " Il m'amenait
tous les jours en promenade, et tous les jours me racontait le passé. Je
savais tout, de la guerre, des camps, de la famille, des traditions. De
Rafaël surtout : " Il aurait tel âge, je sais qu'il aimerait ça, il aurait
choisi cela... " Et puis il ajoutait : " Heureusement tu es là maintenant
! " Je ne voulais pas le contrer, je savais qu'il souffrait, il criait
fort la nuit.
J'étais très isolée. Il n'y avait
pas d'autre enfant juif de mon âge dans toute la région. Seulement un
garçon de dix ans mon aîné que mon père a vite repéré comme un mari
convenable, mais qui ne m'a pas attendu ! Je rêvais d'Israël comme d'un
pays de liberté et de confiance entre les gens. C'était impossible en
Allemagne et j'étais en colère que mon père m'ait placée dans l'obligation
de vivre sur la terre des criminels. Je faisais de mon mieux pour ne pas
me faire remarquer.
A dix-neuf ans, j'ai épousé un
garçon très allemand. J'ai pris de la distance avec mon père et le
judaïsme et mené une existence très allemande. Ce n'est que vers trente
ans que tout cela m'a manqué. J'ai écouté de la musique yiddish, compris
combien mon identité juive était si importante, repensé à l'Histoire,
l'Holocauste, mes racines. Mon mari s'en est agacé. Et quand mon père est
mort, il m'a dit : " Maintenant, tu peux enfin quitter la communauté".
J'étais sidérée. Il a rajouté : " Tu mets notre famille et notre fils en
danger ". On s'est finalement séparés.
C'est étrange d'être ici, sur ce
sol, de croiser des visages de vieux et de me dire : que faisait-il il y a
cinquante ans ? Pourtant je suis allemande, enfin, juive allemande et
fille de survivant ! Donc consciente du danger, l'antisémitisme n'a pas
disparu. Il se pourrait que je parte quand mon fils sera grand. En
Amérique. Pas en Israël. On y fustige les juifs qui, après la guerre, ont
choisi de vivre en Allemagne. "
Etre vigilants, insistent tous ceux qui
sont restés en Europe. Ne jamais être pris de cours. Disposer toujours de
valises et d'un passeport valable. Réagir à la moindre manifestation de
racisme et d'antisémitisme. Savoir que le pire est possible. Que tout peut
recommencer. Et sans faire de l'Holocauste une nouvelle religion comme s'en
inquiètent certains en garder la mémoire. Une mémoire avertie et sacrée.
Annick
Cojean - Le Monde du 26/04/95
Le fardeau des enfants de nazis
Du rejet viscéral de leurs
pères à l'exaltation d'une mémoire tronquée, l'attitude des fils et filles
des criminels exprime l'angoisse d'être "nés coupables".
La sonnerie du téléphone dans un
appartement de Munich et une voix grave au bout du fil: " Edda Goering à
l'appareil ". L'usage allemand de se présenter en décrochant le
combiné... On explique l'objet de l'appel: une enquête sur la mémoire de la
Shoah parmi les enfants de nazis. " Je ne donne aucun entretien ",
interrompt la voix fermement.
On formule prudemment quelques
interrogations: les sentiments envers le père, la difficulté de porter ce
nom... " Je n'ai jamais eu de problème avec mon nom! Au contraire! C'est
une fierté! " Edda Goering, fille d'Hermann, maréchal du grand Reich,
successeur désigné d'Hitler, mort d'une dose de cyanure peu avant sa
pendaison ordonnée par le tribunal de Nuremberg, a une susceptibilité à vif.
" Mon père est toujours populaire en Allemagne! Les médias n'aiment pas
dire cela mais ils ne reflètent pas l'opinion. Le gouvernement bavarois nous
a fait souffrir ma mère et moi. Mais le peuple, lui, nous a toujours
soutenues! " Elle a parlé d'une traite, avec passion, colère, rancœur.
Elle pense en avoir trop dit. Pas d'entretien, répète-t-elle. Juste une
phrase, une seule: " J'aime très fort mon père, cela au moins vous pouvez
l'écrire! "
La " petite hirondelle " du Reichsmarschall
n'en dira pas plus, repliée sur l'image sacrée d'un père qui lui avait donné
pour parrain Hitler et la traita comme une petite princesse les sept
premières années de sa vie. Curieux début pour cette enquête amorcée en
dépit du tabou et des avertissements sur le thème: " Quand on travaille sur
l'Holocauste, on ne va pas voir les criminels "...
CRIMINELS, les enfants de criminels?
Criminels d'être liés, par le seul hasard de leur naissance, à une tragédie
initiée par leurs pères? Criminels ... d'être nés? Ou peut-on dire victimes?
Prisonniers d'un passé qu'ils n'ont en rien forgé, torturés par des
condamnations qui les englobent, englués dans cet " immense secret des
familles " qu'ils doivent respecter sans parfois même être initiés ?
Aujourd'hui l'Allemagne parle. Le mutisme
d'après-guerre s'est transformé en un flot de discours. On expose les photos
et les preuves du crime; on parle des victimes. L'Allemagne se veut
irréprochable sur le souvenir de l'Holocauste. Mais de ses criminels, il
n'est jamais question. " Comme si une bande d'extra-terrestres cruels et
fous avaient un jour débarqué chez nous pour perpétrer des crimes, avant de
disparaître un 8 mai 1945 comme par enchantement!, s'indigne Nathalie F.,
fille de militaire et petite fille d'industriel nazi. Des uniformes et
emblèmes nazis dorment dans bien des greniers. Mais on ne connaît chez nous
que des fils de victimes et de résistants! "
Et les autres? Où sont les fils des
bourreaux d'Auschwitz ou de Treblinka? Les enfants des chefs de la SS, des
Einsatzgruppen ou de la Gestapo? Ceux des hauts dirigeants du régime,
ambitieux et cupides, qui se pâmaient de leur familiarité avec le Führer? De
quel bois ont-ils construits leur vie? Quelle place le génocide y
occupe-t-il aujourd'hui?...
Journaliste à Stern, Niklas Frank parle
avec une espèce de fureur de son père, Hans Frank, gouverneur général de la
Pologne, pendu à Nuremberg, le 16 octobre 1946.
Niklas Frank "
J'avais sept ans quand il est mort et je n'ai pas pleuré. Nous lui avions
rendu visite dix jours plus tôt à la prison. J'avais compris qu'il allait
mourir, on ne parlait que de cela à la radio ou à l'école. J'étais sur les
genoux de ma mère, il était derrière une fenêtre. Il a dit: " Alors Niki,
dans deux mois on fêtera Noël tous ensemble à la maison!" Je me disais: "
Comment peux-tu encore me mentir? On ne se verra plus et tu me mens?" Si
seulement il avait avoué: "Niklas, je suis un criminel et c'est normal que
je meure. Je suis impliqué dans tout cela. Et je regrette." Mais non. Il
ne regrettait rien... Je le hais, ce salaud qui grille en enfer et
m'obsède. Il n'est pas de jour où je ne pense à lui avec l'affreuse
impression d'être une marionnette dont il manipule encore les fils...
" Me croirez-vous? Même enfant,
j'avais la conviction d'appartenir à une famille criminelle. C'était
confus, mais je savais, à la différence de mes frères et sœurs aînés qui
ont toujours refusé l'évidence. Très vite j'ai vu les photos des camps, à
la Une des journaux: des montagnes de corps nus, des squelettes en
haillons; et puis, vous savez, cette image d'enfants qui tendent leurs
petits poignets pour montrer leur numéro... Ils avaient mon âge, ils
avaient été enfermés tout près du château de Pologne où mon père
accumulait son or et où je jouais au petit prince avec ma voiture à
pédales. La connexion était horrifiante.
" J'essayais comme un fou de me
projeter dans ces photos; j'essayais de ressentir dans mon corps la
souffrance, l'angoisse des Juifs qui allaient mourir. J'essayais d'être
eux. Ils m'obsèdent encore. Et puis je "travaillais" sur la mort de mon
père. Je revivais ses dernières minutes comme si c'était moi qui étais à
sa place: l'attente dans la cellule, le corridor avec le prêtre, les
treize marches d'escalier, la corde, le claquement du cou... Je n'en finis
pas de réécrire dans ma tête sa biographie avec ces mêmes questions:
Pourquoi? Pourquoi as-tu fait cela? J'ai étudié ses lettres, son journal,
interviewé des témoins. Je ne trouve rien. Rien qu'une cupidité et un
arrivisme forcené. " Brigitte, tu seras reine de Pologne! ", avait-il dit
à ma mère quand Hitler l'avait fait gouverneur de Pologne. Pauvre type!
Tout ce qui l'intéressait, c'étaient les bijoux, les châteaux, les beaux
uniformes. Une vie humaine n'avait aucune valeur. Et malgré les
déclarations atroces qu'il a faites sur les Juifs, je crois qu'il s'en
fichait et n'était pas un vrai antisémite. Si Hitler avait appelé à faire
la même chose avec les Français ou les Chinois, il aurait fabriqué contre
eux des discours enflammés en appelant Nietzsche, Schiller, Goethe,
Corneille à la rescousse.
" Ma mère était aussi cynique et
veule. Elle était folle des fourrures et partait en Mercedes dans le
ghetto, accompagnée d'une escorte de SS, acheter pour une misère ces
camisoles " que, décidément, ces Juifs savaient merveilleusement
travailler". Elle se moquait bien qu'ils crèvent. J'aurais dû lui demander
des comptes après la guerre. Mais tout le monde se taisait. Adenauer
n'avait-il pas répété: " Ne posez pas de question. Construisons un nouveau
pays! " Cela les arrangeait bien, tous ces lâches et anciens criminels
qui, sans avoir changé d'un pouce et pleins de nostalgie, retrouvaient
leurs postes en attendant de toucher une retraite comme juges, gardiens de
camps ou organisateurs de trains de la mort! Je les vois me caresser les
cheveux: " Pauvre petit garçon dont le papa héroïque a été injustement
assassiné! " Je n'étais pas dupe. Mais cette version me procurait des
avantages.
" Si vous croyez que la nostalgie
du Reich a disparu! On a tout fait pour empêcher que le régime soit jugé,
que les fils questionnent leurs pères, qu'on procède à une sincère
introspection. On en paiera les frais! Heureusement que les médias du
monde entier nous tiennent en étroite surveillance et s'émeuvent dès qu'un
Turc est attaqué ou un cimetière juif profané. Sinon, tout pourrait
recommencer. J'aime le peuple allemand. Mais je n'ai en lui aucune
confiance..."
NÉE en 1943, Helga M. a vécu son enfance en
pleine Forêt noire, loin de la ville, presque coupée du monde. Son père y
faisait de menus travaux d'ouvrier forestier. En fait, il se cachait. Mais
elle ne le savait pas. A la maison, il faisait régner la terreur. Il était
grossier, violent, sadique. Il la violait. Il lui a fallu quarante-six ans
et beaucoup de souffrance pour comprendre que c'était un nazi.
Helga M. " J'ai passé
une partie de ma vie en aveugle et en sourde. Comme dans un songe. Sans
révolte, sans curiosité mais dans un état de détresse absolue. Il n'était
jamais question de la guerre. Ni à la maison ni à l'école. Silence. Comme
un grand trou. Je ne m'en étonnais pas plus que mes quatre frères et
sœurs. C'était ma vie. C'était normal. Mais je me suis mise à aller très
mal, à essayer de mourir, à faire des rêves atroces. Dans l'un d'eux, je
voyais cinq maisons alignées, comme les cinq enfants de ma famille. Mais
les fondations de celle du milieu je suis aussi l'enfant du milieu
n'étaient constituées que d'un amas de crânes humains.
" Devenue adulte, je suis allée si
mal, qu'en désespoir de cause, un thérapeute hors du commun m'a suggéré
d'enquêter sur le passé de mon père, mort en 1954. Des ombres, des
cadavres me hantaient, il fallait trouver d'où cela venait. J'ai commencé
par aller à l'Institut d'Histoire de Munich et ai découvert que mon père
figurait parmi les membres des SS. Et puis je suis allée consulter
d'autres archives à Ludwigsburg. Un employé embarrassé m'y a remis un
rapport effroyable où il était question de massacres de Juifs, d'enfants
notamment, orchestrés par mon père en Russie occidentale. C'était... J'ai
tant pleuré. J'étais anéantie. Je ne pouvais plus survivre.
" Ma mère savait bien sûr. Elle le
protégeait! C'était cela le système! Tous complices. On cautionnait de
crainte de devenir cible. Je suis donc allée en Russie, j'ai vu l'endroit,
l'arbre qui servait de potence... (Elle pleure) Je veux tout savoir, je
veux affronter la vérité. Je veux sortir de la vase.
" Quand un cadavre est caché sous
un tapis, cela empeste. C'est cela l'Allemagne. Des cadavres sous une
moquette que personne n'ose soulever. Une odeur putride que personne, sous
peine de traîtrise, feint de remarquer. On se tait, on calfeutre, on
étouffe. On fait comme si tout était réglé, neuf et beau, sans comprendre
qu'un drame non débattu ressurgit tôt ou tard. Je suis bannie dans ma
famille, ma mère ne veut plus me voir. "Pourquoi ne peux-tu oublier?" Mais
comment oublier ce que je n'ai même pas le droit d'apprendre? L'âme
allemande est souillée. Dans le train, je scrute les visages d'anciens:
était-il criminel? Etait-il témoin?... Il n'y a plus aucune raison d'être
fier d'être Allemand. "
C'est à Munich que l'on peut rencontrer
Wolf Rüdiger Hess, fils unique de Rudolf Hess, vice-chancelier nazi,
confident d'Hitler et artisan des lois de Nuremberg de 1935 discriminant les
Juifs. Il avait trois ans et demi, la 10 mai 1941, lorsque son père prit
l'initiative personnelle de s'envoler vers l'Angleterre pour proposer à
Churchill une " paix séparée ". Il en avait trente et un ans lorsqu'il le
revit à la prison de Spandau où le tribunal de Nuremberg l'avait condamné à
finir ses jours et d'où fut annoncé son suicide le 17 août 1987. Un choc
terrible pour le jeune Hess qui avait remué ciel et terre pour le sortir de
prison avant terme. Les mains dans les poches de son pardessus noir, le pas
lent, Wolf Rüdiger Hess n'en finit pas de ruminer le verdict de Nuremberg,
imprégné des propos et milliers de lettres écrites par un père idéalisé. La
voix calme cache une rage douloureuse et haineuse. Le discours, lui, est
sans équivoque, qui n'est pas loin de reprendre le credo nazi et nie, avec
cynisme, les faits les plus avérés concernant la Solution finale.
Wolf Rudiger Hess "
Niklas Frank est un cas médical. Sa haine de son père est immonde. J'aime
le mien, je l'admire, je le défendrai toute ma vie. Il a risqué sa vie
pour la paix, mais les alliés ne l'admettront jamais. C'est pour cela que,
malgré des demandes exprimées du monde entier, ils n'ont jamais accepté de
le faire sortir de prison. C'est pour cela qu'ils ont maquillé en suicide
son assassinat en 1987. Je le prouverai.
" Sa défense a été le sens de ma
vie. Son courage, un legs de responsabilité. Et d'abord celle de ne pas
gober la propagande alliée qui réécrit notre histoire. Je ne suis proche
d'aucun parti et je trouve les skinheads abrutis. Mais j'affirme que
l'Allemagne n'a commis qu'une erreur: celle de perdre une guerre en germe
dans le traité de Versailles. Hitler n'était ni fou ni monstre. On le
caricature, comme d'ailleurs toute la réalité du troisième Reich, victime
d'une propagande insensée qui colporte les mythes les plus fantaisistes
sur les chiffres des victimes et leur extermination. Les témoignages de
rescapés? Vous ne trouvez pas étrange qu'il y ait autant de survivants
après tout ce qui a été écrit sur l'efficacité nazie? ..."
ON ne reproduira guère l'argumentaire
fallacieux de l'"ingénieur" Hess sur le fonctionnement "impossible" des
chambres à gaz, glacé par la mauvaise foi négationniste d'un héritier du
nazisme qui s'inquiétera d'ailleurs quelques jours plus tard de ce que
certains de ses propos, ne coïncidant pas "avec la version officielle",
tombent sous le coup de la loi. Le récit de cette rencontre désolera nos
autres interlocuteurs qui conjurent à leur manière bien différente un
héritage réputé infernal.
Heike Mundzezk, dont le père n'admettait
pas qu'elle ose porter un jugement sur son passé nazi, n'a de cesse que " de
briser le silence " et prépare pour la télévision un documentaire sur la
résistance au nazisme: " Pour balayer l'idée trop commode selon laquelle il
était impossible d'enrayer la machine! Lorsque les berlinoises sont
descendues dans la rue pour exiger qu'on leur rende leurs maris Juifs, la
Gestapo fut contrainte de les libérer! " Helmut K., dont le père était chef
d'un groupe d'exécution en Pologne, a claqué la porte de la maison pour
aller travailler dans un kibboutz en Israël. Il y a épousé une jeune
rescapée des camps avant de revenir en Allemagne où ils ont eu deux enfants.
" Les petits fils de mon père seront Juifs! ", souligne-t-il avec ironie.
Les engagements constants d'Hilde Schramm (fille d'Albert Speer, architecte
et ministre de l'Armement d'Hitler) contre le racisme, la discrimination,
l'autoritarisme, sont un contre-pied éloquent à l'idéologie nazie. " Chaque
personne est un nouveau début ", répétait Hans T. à sa jeune sœur obnubilée
par le passé SS de leur père et convaincue d'avoir " des racines
empoisonnées ". Le poison l'emporta sur l'espoir puisqu'elle s'est suicidée.
Annick
Cojean - Le Monde du 27/04/95
L'impensable dialogue
A l'initiative d'un
universitaire israélien, des rencontres entre enfants de bourreaux et
enfants de victimes se sont tenues en Allemagne. Une expérience intense et
douloureuse pour aller au-delà de l'incompréhension et de la haine.
DES enfants
de nazis et des enfants de victimes se sont un jour rencontrés. Un dialogue
s'est amorcé, courageux, impudique, malgré les sarcasmes et l'effroi de
certains qui ont crié à l'indécence. Comme si un maléfice menaçait encore un
tel rapprochement. Un processus s'est enclenché dont on ne sait encore où il
mènera. Il n'est question ni de pardon ni d'oubli, ni même de
réconciliation. Simplement de mettre un terme à la haine.
C'est un
Israélien qui a initié la rencontre. Un psychologue et universitaire, Dan
Bar-On, dont les parents ont quitté l'Allemagne suffisamment tôt pour
échapper à l'enfer et conserver, dit-il, " une vision positive de
l'humanité". Un praticien confronté néanmoins chaque jour au Génocide et
à une " culture de victime " dans un pays où plus du quart de la
population a été, directement ou indirectement, touché. La mémoire y scelle
l'identité ; elle sert aussi de mise en garde contre la naïveté et
l'endormissement ; elle ne dissuade ni haine ni vengeance.
Mais Dan
Bar-On n'a pas hérité des œillères ni du regard manichéen sur le monde qui
oppose sans nuance bourreaux et victimes. Pour progresser dans la
connaissance de la Shoah et de ses séquelles, pour appréhender l'énormité du
phénomène, il manque, selon lui, une pièce essentielle du puzzle : la vision
allemande. Alors il a recherché et interrogé des personnes dont les parents
avaient pris part à la persécution et à l'extermination des Juifs. Puis,
avec prudence, alors que toute discussion publique sur ce thème était encore
exclue en Allemagne, il les a mis en contact ; un groupe s'est réuni pendant
près de trois ans. Et au cours d'une séance, il leur a proposé l'impensable
: une rencontre avec les enfants de victimes. " Ils avaient mûri, dit-il,
et beaucoup travaillé sur leur passé, leurs racines, les notions de
culpabilité et de responsabilité allemandes. Pour progresser, il fallait
rencontrer l'autre côté ".
C'est aux
Etats-Unis que " l'autre côté" fut bientôt prêt. Des enfants de rescapés
émigrés après la guerre étaient peu à peu sortis de leur isolement pour
former des groupes de dialogue sous le label " One generation after " (Une
génération après). Et puis, prudemment, certains avaient commencé à
rencontrer des Allemands habitant dans leur ville, Boston, New York ou Los
Angeles... Dan Bar-On invita quatre d'entre eux à rencontrer les enfants de
grands criminels nazis lors d'un séminaire à l'université allemande de
Wuppertal.
Julie Goschalk. " Panique ! C'était une chose de rencontrer des
Allemands à Boston, c'en était une autre de rencontrer sur leur sol des
adultes dont les parents avaient exterminé toute ma famille, à l'exception
de mes parents, rescapés d'Auschwitz ! Pendant des semaines, j'ai eu des
cauchemars, des angoisses, une peur physique de me rendre en Allemagne.
Quand j'ai reçu le billet d'avion, il m'a fallu un mois pour oser ouvrir
l'enveloppe. Et durant le vol, j'imaginais tous les scénarios. Pourtant,
quelque chose me titillait : des Allemands avec un tel passif familial
souhaitaient me rencontrer et entendre mon histoire ! Il fallait que
j'aille voir. "
Un matin de
juin 1992, une petite délégation juive (certains venaient aussi d'Israël)
pénétra donc dans une salle du campus universitaire de Wuppertal. La tension
était extrême. " Les battements de mon cœur, se rappelle Julie Goschalk,
devaient s'entendre de l'extérieur. " Les Allemands attendaient, alignés à
l'autre bout de la pièce. Quelques- uns s'avancèrent spontanément et Julie
serra la main d'un homme grand et mince dont le nom la glaça : Martin
Bormann, fils.
IL fallut
s'installer en cercle, prendre ses marques, croiser quelques regards
timides, affronter le silence, l'embarras, en se tournant vers Dan Bar-On. "
Parlons ", dit-il tranquillement. Et il leur demanda de raconter chacun leur
histoire. Cela prit trois jours sur les quatre que devait durer la
rencontre. Un jeune médecin de Boston, dont la mère avait été retrouvée
vivante, in extremis, au milieu d'une montagne de cadavres, le jour de la
libération de Bergen Belsen, était stupéfait.
Samson Munn. " C'était phénoménal ! Nous étions tous happés par
le récit des uns et des autres, totalement impliqués, submergés
d'émotions, de sentiments contradictoires, de compassion aussi ; il n'y
avait plus ni peurs, ni différences ; nous venions des deux côtés de
l'Holocauste et voilà que nous ne formions plus qu'un groupe ! "
Une jeune
femme avouait n'avoir appris qu'à dix-neuf ans que son père, loin d'être,
comme elle le pensait, un simple policier, avait en réalité commandé un
Einsatzgruppen, ces groupes mobiles appartenant aux SS, et était responsable
de l'exécution de dizaines de milliers de Juifs. Une autre, née pendant la
guerre, racontait avoir passé son enfance à attendre un papa séduisant, "
disparu " au combat, et pour lequel elle avait coutume de garder une petite
part de gâteau en cas de retour à l'improviste. C'est par accident qu'elle
avait appris, à l'âge de quinze ans, qu'il était mort. Elle se heurta alors
au mutisme de sa famille, et se mit en quête de documents, de livres, de
témoins pouvant l'informer. Plus elle apprenait, plus sa détresse croissait.
Elle chercha désespérément un indice, un seul, qui put lui indiquer qu'il
n'était pas tout-à-fait le diable. Mais elle dut abandonner. Et quand le
groupe l'interrogea sur ce qu'elle avait ressenti en visionnant le film
montrant la pendaison de son père, en 1946, elle déclara, avec une triste
voix, que c'était une mort trop rapide en considération des souffrances
qu'il avait infligées à des dizaines de milliers de Juifs...
Julie Golschalk. " C'était un tel choc ! Jamais je n'ai pleuré
autant de ma vie. Nous pleurions d'ailleurs tous ensemble. L'Holocauste
avait jusque là été " mon " affaire par le biais de mes parents. Il ne
m'était jamais venu à l'esprit qu'il pouvait aussi avoir détruit la vie
des enfants de ses ordonnateurs ! "
Samson Munn. " Nous découvrions que nous avions davantage de points
communs que de différences, c'était ça l'incroyable ! Sur le problème des
racines par exemple. Ces racines qui nous manquent car elles ont disparu
avec nos grands-parents ; ces racines qu'ils rejettent car ils les sentent
empoisonnées, au point, pour certains d'entre eux, d'être effrayés à
l'idée d'avoir des enfants. Sur le problème de la confiance également. Les
enfants de rescapés n'ont plus le droit d'être naïfs et accordent leur
confiance avec prudence et parfois réticence. C'est aussi le cas des
enfants de nazis, qui doutent de leurs parents, de leurs voisins et
probablement d'eux-mêmes... "
Lors d'une
des nombreuses pauses nécessitées par l'intensité et la douleur de certaines
séances, une femme s'est approchée de Julie et, un bras autour de son
épaule, lui a dit avec un pauvre sourire : " Je suis si contente que la
haine de mon père ne vous ait pas empêchée de naître ! " Le vendredi soir,
ils furent seize autour d'une longue table du restaurant universitaire, sur
laquelle étaient allumées les bougies du Shabbat. Seize à avoir le sentiment
que la rencontre de Wuppertal avait changé leur vie.
Il y eut
d'autres rencontres, il existe d'autres groupes. Ensemble, des enfants de
victimes et des enfants de criminels nazis ont visité Auschwitz, Dachau, le
musée de l'Holocauste de Washington, celui de Yad Vashem à Jérusalem. Il n'y
avait pas de projecteur, cela ne se voulait ni une cérémonie du souvenir ni
l'une de ces spectaculaires démonstrations de réconciliation. C'était un
geste intime et douloureux, nécessaire pour chacun d'eux. La matière ici est
trop brûlante pour supporter l'artifice ou la mise en scène. " lls "
voulaient être ensemble. Ils disent avoir besoin les uns des autres. Il n'y
avait qu'ensemble, dit une jeune femme allemande, qu'ils pouvaient " ouvrir
la boite noire".
Nathalie F. " Dire ce qui mine et détruit à l'intérieur de soi
; et le dire devant eux car il n'y avait qu'eux qui pouvaient nous donner
la permission de parler et pleurer. Il n'y avait qu'eux qui pouvaient
apaiser cette culpabilité dans laquelle on s'enlisait. Continuer d'aimer
des parents impliqués dans " tout ça " ne faisait-il pas de nous des
complices ? Complices contre notre gré, mais donc aussi coupables ? Que
faire alors ? Traîner notre honte de ce pays, notre colère qu'on nous ait
légué " ça ", notre douleur d'être nés " là", de ces gens-là ? Une fille
de rescapés m'a pris la main en me disant qu'un enfant avait le droit
d'aimer ses parents. Un Allemand n'aurait jamais pu me dire cela. Cela m'a
sauvée. "
Anna Smulowitz. " Quand j'avais huit ans, j'avais écrit dans mon
journal que j'irais un jour en Allemagne leur dire à eux tous, là-bas, le
mal qu'ils avaient fait à mes parents. Ce serait ma terrible revanche. Je
l'ai eue, en un sens. Des Allemands ont pleuré en écoutant mon histoire.
Et ce fut un réel soulagement de savoir que certains au moins, là-bas, ne
pouvaient pas tirer un trait. Mon mal les ronge et nous réunit. On a
besoin les uns des autres. D'ailleurs ne sommes-nous pas les seuls, sur
terre, à avoir toujours besoin de parler de l'Holocauste ? "
LEURS
terreurs de la première rencontre les font maintenant sourire. En
s'apercevant qu'on l'avait placée dans l'avion à côté d'une jeune Allemande
" au look si parfaitement aryen ! " se rendant au même séminaire, Anna
tignasse brune bouclée et rondeurs généreuses exhibées sans complexe avait
paniqué et s'était inventée une brusque allergie à une place côté aile pour
exiger un autre siège. Lucila N., née en Argentine de parents rescapés,
craignait tout simplement qu'une bombe posée en représailles à une réunion
sacrilège y mette prématurément un terme. Mais ce n'était rien par rapport
aux craintes de certains Allemands posant pour la première fois les pieds en
Israël : quelques uns craignirent d'être identifiés et pris à parti ;
d'autres fantasmèrent sur un possible attentat terroriste, estimant que "
mourir à la place d'un Juif ne serait après tout que justice "...
Il fallut
également passer outre un sentiment de trahison à l'égard de leurs familles.
" Est- ce que je trompe la confiance de mon père, rescapé d'Auschwitz, et de
ma mère, cachée pendant toute la guerre en Tchécoslovaquie, en rencontrant
la semence de l'ennemi ? ", se demandait Sally B. Mais elle se reprenait :
non bien sûr, ceux qui voulaient lui parler ne pouvaient être que de " bons
" Allemands. N'empêche : elle se promettait de garder ses distances et de ne
jamais leur faire croire " que le pardon du passé soit possible"...
L'expérience
a pourtant ses limites. A Stuttgart, un groupe, alors à sa deuxième
rencontre, fut à deux doigts d'exploser quand les membres juifs découvrirent
qu'Otto-Ernst, le vieil homme un peu timide qui leur avait servi le thé
était un ancien SS.
Anna Smulowitz. " J'aurais pu le tuer ! J'étais devenue enragée
! Aucun d'entre nous n'avait été prévenu ! C'était un coup bas ! J'ai
hurlé, je l'ai insulté ! Crié ma haine et mon dégoût ! Les autres
Allemands paraissaient également consternés ! La nuit, j'ai barricadé la
porte de ma chambre en poussant une armoire lorsque j'ai découvert qu'il
dormait à côté. Un SS ! J'étais dans un cauchemar. Et puis, il a parlé, en
tremblant comme une feuille, sans détacher les yeux du sol. De son
engagement à dix-huit ans contre l'avis de sa mère, de son frère résistant
qui avait choisi de se suicider, de sa lâcheté à lui, de ses remords. Et
puis de ses efforts depuis dix ans pour rompre la conspiration du silence,
s'accuser malgré de lourdes menaces, demander pardon... Je crois que j'ai
un peu compris. Un adolescent ne savait pas forcément que le prix à payer
pour la grandeur allemande qu'on lui faisait miroiter était le meurtre de
masse. On est devenu amis. Je sais, c'est incroyable."
Otto Ernst D. " Ce fut une expérience atroce que d'affronter leur
révulsion. Mais il fallait que je les voie. Comme il faut que je parle,
moi, partout où je peux. Les hommes de ma génération se terrent,
totalement bloqués sur cette période comme je l'ai été moi-même quarante
ans. On a mis nos photos dans une boîte, on a fait des enfants qu'on a
élevés durement, imprégnés des valeurs autoritaristes et concentrés sur la
reconstruction en travaillant quinze heures par jour pour ne pas penser.
Il faut que les hommes de mon âge se réveillent, qu'ils parlent enfin à
leurs enfants et petits-enfants ; qu'on essaie de comprendre au moins !
Qu'on réponde aux questions ! Qu'on apprenne à nos jeunes que "
discipline-ponctualité-propreté" est une escroquerie au regard des vraies
valeurs que sont l'ouverture aux autres et le respect des différences. Il
faut leur apprendre à avoir le courage de dire non, de sortir du groupe,
de penser toujours par eux-mêmes. "
Ces
connexions exigent des sacrifices et, lorsqu'ils les rendent publiques,
exposent aux agressions. Une table ronde publique se révéla sans pitié, en
Israël, pour les enfants de nazis. Anna, qui avait eu l'audace de raconter
chez elle, aux Etats-Unis, sa rencontre apaisée avec Otto, fut copieusement
insultée : Comment osez-vous ? Et dans les vestiaires de l'école où parfois
elle enseigne, quelqu'un dessina des croix gammées. Aucun d'entre eux,
pourtant, n'aurait l'idée d'arrêter. " Le groupe ", disent même certains,
est devenu la chose la plus importante de leur vie.
Quelques
membres se contenteraient de ces rencontres d'amitié qui les apaisent comme
aucune thérapie n'avait encore pu le faire. D'autres veulent aller plus
loin, plus vite, pressent le pas. " Il n'y a pas de programme planifié, dit
Dan Bar-On qui poursuit l'expérience avec son premier groupe. Nous n'avons
pas de croisade. Je ne suis pas un politicien. Mais quelque chose est né de
cette entreprise très risquée. Une force, le courage de parler et de
l'espoir. "
BEAUCOUP
d'entre eux vont maintenant dans les écoles, participent à des tables
rondes, prennent la parole dans des clubs, musées, manifestations. Martin
Bormann prépare, à l'intention des professeurs allemands et à partir de
textes nazis (dont les lettres de son père), une étude sur la manipulation
de la langue à des fins de propagande. Invitée par l'institut Fritz Perl,
Julie Goschalk va venir en Allemagne animer un séminaire à l'intention des
psychothérapeutes très mal à l'aise pour aborder la Shoah sur " La famille
et l'héritage du Troisième Reich ". Samson Munn, lui, travaille depuis des
mois à l'organisation d'une rencontre, à Vienne, entre fils de rescapés
gitans et juifs et fils de nazis autrichiens. L'héritage, dit-il, y est
encore plus pesant qu'en Allemagne.
"
Connaissez le mythe américain des Hatfield's et des Mc Coy's ? Ces deux
familles voisines, du sud profond, qui se détestent depuis des décennies
sans qu'elles se souviennent exactement pourquoi ? Eh bien nous, on se
souvient. Mais on ne veut pas se détester. "
Annick
Cojean - Le Monde du 28/04/95
Confrontation avec l'Histoire
- Désormais, le
génocide n'est plus un sujet tabou dans les écoles. L'Amérique y puise des
leçons susceptibles d'inciter ses jeunes à la vigilance et à la
responsabilité civique
UN proviseur de lycée américain avait
coutume d'envoyer cette lettre, lors de chaque rentrée scolaire, à
l'ensemble des enseignants de son établissement :
" Cher Professeur: Je suis un
survivant de camp de concentration. Mes yeux ont vu ce qu'aucun homme ne
devrait voir:
Des chambres à gaz construites par
des ingénieurs instruits. Des enfants empoisonnés par des praticiens
éduqués. Des nourrissons tués par des infirmières entraînées. Des femmes
et bébés exécutés et brûlés par des diplômés de collèges et d'universités.
Je me méfie donc de l'éducation.
Ma requête est la suivante : aidez
vos élèves à devenir des êtres humains. Vos efforts ne doivent jamais
produire des monstres éduqués, des psychopathes qualifiés, des Eichmann
instruits.
La lecture , l'écriture,
l'arithmétique ne sont importantes que si elles servent à rendre nos
enfants plus humains."
Margot Stern Strom fut bouleversée par ce
message. Professeur d'histoire dans un collège de la banlieue de Boston et
poursuivant une formation d'enseignante à Harvard, la jeune femme
s'interrogeait sur son métier au regard de sa propre scolarité. Elle avait
été élevée à Memphis, dans l'État du Tennessee, à une époque où la
ségrégation raciale était encore légale. Une époque où les enfants noirs
n'avaient accès au zoo qu'une fois par semaine ; où leurs bibliothèques ne
recevaient que les livres abîmés dont ne voulaient plus les autres ; où les
petits écoliers blancs étaient sûrs de trouver des sièges vides à l'avant
des bus, quand les gens " de couleur " s'entassaient, debout, tout au fond.
Mais, de cette situation d'injustice, l'école n'avait dit mot. L'Histoire
s'apprenait comme une suite de dates et d'événements aussi " inévitables "
que lointains et n'appelait nullement à la réflexion sur de possibles
résonances dans le présent. L'école donc, ne remplissait pas sa mission.
L'Histoire, pensait Margot Stern Strom,
était pourtant le terreau idéal pour exercer l'intelligence des adolescents,
ces " graines de philosophes ", sensibles aux notions de justice, de
courage, de liberté, et toujours prêts à débattre. L'Histoire devait servir
à observer le monde d'aujourd'hui avec plus d'acuité et plus de vigilance.
Et s'il était un événement majeur, unique, dans l'Histoire de l'humanité,
qui exigeait non seulement d'être enseigné en classe, mais qui se prêtait à
toutes sortes de réflexions sur la responsabilité civique, la morale, le
conformisme, la liberté, c'était la Shoah.
Aucun programme aux Etats-Unis ne prévoyait
cet enseignement ? Margot Stern Strom allait en créer un. Avec un de ses
collègues, puis l'aide d'une bourse du gouvernement fédéral, elle travailla
longtemps à définir des principes et une méthode d'enseignement sur le
génocide et créa en 1976 Facing History and Ourselves, FHO, (Affronter l
'Histoire et nous-mêmes), un organisme sans équivalent qui a déjà formé plus
de 30 000 professeurs et touche désormais chaque année un demi-million
d'élèves.
LA bâtisse de briques rouges est
sympathique. Située à la périphérie de Boston et donnant sur un e place
abritée, on dirait une école, avec sa cour de récré. Mais les bureaux de FHO
n'y occupent encore que deux étages et, si des groupes d'enfants y défilent
chaque jour, le nombre d'adultes y reste sensiblement plus élevé.
Pédagogues, historiens, psychologues, documentalistes, bénévoles... La ruche
est au travail. Margot en déplacement à l'autre bout du pays, c'est Mark
Skvirsky qui est aux commandes, en ligne avec la Fondation Elie Wiesel, puis
en réunion de programmation : séminaires, conférences, ateliers avec des
professeurs, tables rondes dans tout le pays, semaine de formation pour
l'académie de police, soirée-débat sur le thème " Racisme et antisémitisme
dans la nouvelle Europe ", rencontre avec des parents d'élèves, réunion
amicale des rescapés de la Shoah collaborant avec l'organisme... Facing
History est très sollicité. N'est-ce pas d'ailleurs vers lui que s'est
encore tourné Steven Spielberg pour la confection d'un ouvrage pédagogique
visant à préparer les élèves à visionner ensemble, dans le cadre de leur
classe, La Liste de Schindler ?
Sa vocation initiale était pourtant plus
limitée : initier les professeurs de collège à une méthode d'enseignement
sur la Shoah étalé sur une douzaine de semaines. Une vocation en forme de
credo dans les vertus pédagogiques de l'Histoire et de ses connexions avec
le monde moderne ainsi que dans la formation de l'esprit critique des
enfants, afin d'en faire des citoyens engagés dans leur société. Postulat
préalable : l'Histoire n'est pas inéluctable. Elle est le fruit de millions
de décisions humaines, de choix dont les auteurs ont à peine conscience mais
qui engagent leur responsabilité. Choix complexes, ambigus. Mais l'étude du
III Reich n'exige-t-elle pas que les élèves renoncent à une vision trop
simplificatrice de la société allemande, et notamment de ses nazis ?
Ilse Koehn. " La vie
est toujours plus compliquée qu'on ne le pense. Derrière les rangs
scintillants de ceux qui avaient l'allure de robots totalitaires, se
tenaient des hommes et des femmes, divers et variés, certains courageux,
d'autres lâches, certains dénués de jugement, d'autres avec une forte
personnalité, et tous très humains. "
Terminé également, le mythe d'une histoire
se résumant à une poignée de dates illustrant des secousses aussi brutales
que spectaculaires. L'engrenage était plus subtile, enseigne FHO, et le
piège autrement dangereux.
Un professeur allemand.
" Si la dernière et la plus terrible des mesures prises par le régime
était intervenue juste après la toute première et la plus inoffensive, des
millions de gens auraient été scandalisés ! Par exemple si le gazage des
Juifs était intervenu immédiatement après la pose des étiquettes " magasin
allemand " à la vitrine des commerces non juifs en 1933 ! Mais évidemment,
ça ne s 'est pas passé comme cela. Dans l'intervalle, il y eut des
centaines de petites marches, certaines imperceptibles, mais chacune vous
préparant à ne pas être choqué par la suivante. La marche C n'est pas
tellement pire que la B, et si vous n'aviez pas réagi à la B, pourquoi le
feriez-vous à la C ? Puis à la D ? "
Le message est explicite, perçu comme un
appel à la vigilance. La pente peut être douce et l'escalade subtile : aux
jeunes de rester attentifs au moindre signal de leur communauté, de savoir
déceler aujourd'hui ce qui pourrait être la " petite marche fatale " : les
signes les plus minimes d'intolérance ou d'injustice, les stéréotypes
racistes dangereux, les gestes d'exclusion, les écarts de langage, y compris
en classe. Car c'est bien dans les dix années précédant le génocide qu'il
faut lire l'enchaînement infernal qui conduisit à la solution finale. Dix
années, dont FHO approfondit l'étude avant d'aborder la Shoah.
Mark Skvirsky. "
C'était encore l'heure des choix : voter ou non pour le parti nazi ;
dénoncer ou non l'atteinte aux libertés ; accepter ou non le boycott des
Juifs ; mettre ou non ses connaissances (médicales, scientifiques) au
service des tragiques desseins d'Hitler (car c'était bel et bien une
option) ; préférer privilégier son amb ition à son sens de la justice ; ou
l'inverse... La notion de choix, donc de responsabilité, est essentielle
dans tout ce cheminement. Les adolescents doivent comprendre qu'eux aussi
sont chaque jour en situation d'agir, d'exprimer des préférences, de ten
ter de faire ainsi " la différence " sur leur environnement en fonction de
leurs priorités... "
Les connexions entre l'Histoire et le
présent sont toujours encouragées, facilitées par l'abondance de témoignages
sur la vie quotidienne dans les écoles nazie s, les " Heil Hitler ", la
propagande, le sort fait aux livres et aux idées. Ainsi, le récit par un
observateur américain de cette impressionnante cérémonie organisée par
Goebbels en 1933, lors de laquelle furent brûlés, en un gigantesque brasier,
les livres d'auteurs juifs ou " indésirables ":
" Je retenais ma respiration pendant qu'il
précipita le premier volume dans les flammes : c'était comme brûler quelque
chose de vivant. Puis les étudiants ont suivi avec des brassées de livres,
pendant que des écoliers hurlaient dans le micro leur condamnation de tel ou
tel auteur, la foule huant et sifflant chaque nom. On sentait derrière le
venin de Goebbels... "
Les livres seraient donc subversifs ?,
demande-t-on aux élèves. Quels livres ? Quelles idées ? Qu'appelle-t-on
endoctrinement ? Quel effet cela a-t-il pu avoir sur les livres à venir ?
Comment auriez-vous réagi ? Des questions infinies pour obliger l'élève à se
mettre dans les différentes situations, s'imprégner du contexte. Puis
émettre un jugement. La solution finale n'est abordée au fond qu'après une
longue préparation et à l'aide de grands textes, de témoignages vidéo
enregistrés à l'université de Yale (notamment un étonnant montage
d'entretiens de femmes hollandaises ayant eu l'âge d'Anne Frank et
permettant de suivre, étape par étape, son itinéraire, dans la lignée de son
journal interrompu) ou, lorsque c'est possible, lors d'une rencontre de la
classe avec un ou une rescapé des camps. Rencontre précieuse, incomparable,
pour les enfants pleins de respect puis de tendresse pour leur visiteur et
qui, souvent, amorcent avec lui ou elle un bout de correspondance...
Mais l'après-Shoah ne saurait être négligé,
et les grands procès de criminels nazis confrontent les élèves aux notions
de culpabilité, revanche, réparation, responsabilité collective et
individuelle, crimes de guerre. Certaines lectures judicieusement
recommandées permettent d'aller encore plus loin en incitant les élèves à
s'interroger sur le bien fondé du recrutement d'anciens nazis par les
alliés, la justification des camps créés aussi par les Etats-Unis pour
parquer les familles japonaises vivant sur leur territoire, ou le procès de
Pétain et Laval...
Enfin, sans craindre d'aborder l'histoire
américaine, le douloureux héritage de l'esclavage, le problème des relations
entre les communautés noire et blanche aux Etats- Unis, le génocide des
nations indiennes, la propagande du Ku Klux Klan, FHO interpelle directement
les étudiants sur leur capacité à échapper au conformisme et à interven ir,
quelles que soient les circonstances, pour la défense des valeurs
démocratiques qui ne sont jamais acquises pour toujours et contre le
racisme. Penser par soi-même, en dépit des autres, voire contre le groupe.
Ne jamais taire une injustice. Ne pas être de ceux que fustigeait Albert
Einstein dans une phrase célèbre mise en exergue par le manuel de Facing
History: " Le monde est trop dangereux à vivre pas à cause de ceux qui
font le Mal mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ".
Plus " humains ", les enfants de Facing
History, comme le souhaitait le proviseur dont la missive avait tant
impressionné Margot Stern Strom, il y a vingt ans ? Plus vigilants, à
l'évidence, et peut-être plus actifs. Plusieurs études indiquent en effet
que les élèves ayant suivi un tel programme sont plus enclins à accepter,
voire à demander davantage de responsabilités dans leur école et à s'engager
dans des activités bénévoles à l'extérieur. Tous semblent suivre avec une
attention très neuve les informations venues de Bosnie ou du Rwanda. A Los
Angeles, une classe d'adolescents s'est proposée de préparer elle- même un
cours de sensibilisation au racisme à destination d'élèves du primaire. Une
quarantaine d'étudiants se sont également portés volontaires pour aider,
chaque samedi, des immigrés latinos à remplir les formalités administratives
at du Massachusetts, un groupe de filles a entrepris d'écrire aux élus,
journaux, entreprises locales afin de faire connaître leur point de vue sur
des sujets qui leur tenaient à cœur, comme l'égalité devant la médecine et
le contrôle des armes.
C'est dans un petit village d'Allemagne,
près de Kassel, un soir de février, que l'on a rencontré Angelika, Monika et
Inge, trois professeurs allemandes. Ardentes, dévouées à leur métier, elles
venaient de participer à un séminaire sur l'enseignement de la Shoah
organisé par... Facing History and Ourselves. Elles connaissaient la
méthode, sa philosophie, ses outils, mais elles restent perplexe s : la
Shoah en Allemagne ne peut être enseignée comme elle l'est à New York,
Londres, ou même Paris. La Shoah est l'Histoire à l'ombre de laquelle elles
sont nées toutes trois. Celle qui a impliqué, meurtri, voire souillé leur
famille. Celle avec laquell e elles doivent seules se battre, sans formule
miracle. Elles en ont parlé volontiers, admettant que le corps professoral
allemand était loin d'avoir réglé son appréhension à enseigner le génocide,
chaque enseignant entretenant avec le sujet une histoire personnelle et
intime.
Inscrit dans les programmes des différents
LÄnder, le sujet ne peut cependant plus être évité dans les écoles, la
tendance actuelle allant vers une personnalisation de l'Histoire et un
travail de rapprochement vers le passé. " Sort ir de l'abstraction
qu'affectionnait tant le nazis me, explique Angelika Rieber; se réapproprier
notre Histoire d'avant la rupture, retrouver les visages, les souvenirs, les
racines de notre communauté explosée. " Comme preuve de leurs efforts,
toutes trois ont apporté l'ouvrage qu'elles ont réalisé sur le passé
recomposé.
Angelika a longuement interrogé et invité
dans son école des rescapés du pogrom de novembre 1938 à Francfort ; Inge
Naumann a reconstitué avec ses élèves l'histoire de son école, à Wiesbaden,
au temps du national socialisme, en s'intéressant particulièrement au sort
des élèves juifs. Quant à Monica Kindgreen, elle a passé dix ans à
reconstituer l'histoire de la communauté juive du petit village dans lequel
elle avait un jour emménagé. Avec patience, elle a collecté photos,
documents, témoignages, adresses, remuant souvenirs et histoires dans la
communauté, qui ne voyait vraiment pas où elle voulait en venir et redoutait
qu'elle veuille rebaptiser " Rue des Juifs " la ruelle qui, d'un commun
accord, avait été appelée, il y a plus de cinquante ans, "La rue de la
Brasserie ". Enfin, après avoir remué ciel et terre, elle a invité dans le
village les quelques Juifs rescapés qu'elle avait retrouvés aux quatre coins
du monde. C'était en juillet et le temps était à la fête. La mairie avait
sorti ses drapeaux, ses fleurs, ses bouteilles. " Ils " allaient arriver,
plus d'un demi-siècle après, dans le village d'où ils avaient été chassés. A
la dernière minute, le maire avait eu une frayeur : la salle était si grande
! Elle pourrait faire si vide si le village boudait et restait calfeutré...
Allons ! Ils sont venus par dizaines,
endimanchés et entourés d'enfants, avec des cadeaux, des sourires, des
photos jaunies et des fleurs. Et l'on posa joyeusement à côté des revenants.
Entre temps, la Rue de la brasserie avait été rebaptisée " Rue de la
synagogue ".
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