La Krutenau
Comment ne pas succomber au cliché d'un paradoxe si
tentant. Quartier populaire jusque dans les années 90, quartier délabré,
tardivement restauré devenu aujourd'hui le pinacle des bobos. Rien de tel
durant mon enfance, pire que cela durant celle de ma mère qui avouait non
sans honte y habiter quand au lycée on lui demandait son adresse.
Je me souviens d'y avoir encore vu les séquelles
éventrées des bombardements de la guerre, de passer non sans quelque
effroi devant tel ou tel bistrot que l'on me décrivait si mal famé que je
craignis d'en être souillé rien qu'en approchant !
C'était pourtant le quartier de mes grands-parents
maternels qui s'y installèrent dès 34 pour ne le jamais quitter.
Rue Ernest Munch,
qui
s'appela d'abord simplement rue de la Krutenau, quasiment en face de St
Guillaume, temple protestant
qui
fut la paroisse de Charles Munch, l'oncle d'Albert Schweitzer, où
Ernest créa la chorale St Guillaume, aujourd'hui encore réputée.
Chaque année, alternativement, on y donne le vendredi saint la Passion
selon St Jean et St Mathieu dans cette austérité si particulière qui me
fit toujours confondre roideur alsacienne et piété protestante. J'y suis
allé à plusieurs reprises: à chaque fois la même émotion suspendue, quand
débordant d'enthousiasme après le choral final, je me levai retenant mes
mains d'applaudissements inconvenants!
On n'applaudit pas dans ma maison du Seigneur.
Tout mon côté Méséglise gît dans cette retenue-ci. Bien
sûr, nous fûmes aimés; évidemment nous fûmes choyés et sans doute gâtés, à
la mesure des moyens modestes de nos grands parents. Mais exprimer son
sentiment, céder à un élan de tendresse ... inimaginable!
Je me suis souvent demandé ce qui, de la réserve
alsacienne ou de la roideur protestante, produisit cette paralysante
idiosyncrasie qui nous éloigna si durablement sinon de nos corps tout au
moins de son langage. La pudeur y fut érigée en vertu cardinale qui
couvrait toute émotion, tout sentiment que j'eusse assurément éprouvé
honte à seulement susurrer. Quelque part, dans le monde parfait des
Idées, trônait assurément le concept d'amour et son hypostase, la
tendresse, et, manifestement, il suffisait qu'il y dardât ses rayons!
Rester dans son ombre au risque de sombrer dans la vulgarité; or rien ne
comptait autant que d'éviter de choquer!
Est-ce de là, de cette époque, de cette retenue obligée,
que j'héritai cette si grande difficulté à habiter mon corps? je ne sais,
même si cette enclouure dût bien sourdre d'un plus redoutable atavisme.
Jamais en tout cas je n'eus la conscience d'être mon corps, tout au plus
d'en posséder un, où je me reconnaissais malaisément! Disgracieux, obèse
avant l'heure - on ne parlait pas encore de surcharge pondérale - oui je
l'étais! ce qui m'attira inévitablement les lazzis et quolibets des
camarades de classe et m'emporta toujours plus loin de moi, de cette image
de moi que je réprouvais .et fit de moi un adepte spontanément converti
au dualisme métaphysique.
Le salut, le mien, gisait tout entier dans cette
prometteuse perspective qui, fustigeant tout holisme, m'autorisait d'être
beau, ailleurs!
De cet exil, je ne suis pas convaincu d'être jamais
absous! J'aurais certes pu, par mégarde ou lente inclination, devenir
grand mystique pourfendant les odieuses rémanences du lucre et de la
chair; d'autres blessures m'en retinrent!
Je sais seulement qu'aujourd'hui encore la
tentation reste forte d'une existence monacale, gonflée de livres et de
silences, n'était la répulsion suscitée ailleurs que m'inspire toute
église, le catholicisme particulièrement.
Je me souviens juste combien la promenade, main dans la
main avec ma jeune épouse, fut conquise de haute lutte comme s'il y avait
eu honte de proclamer à la rue la ferveur de cet amour novice, ou que
cette exhibition obscène eût à jamais entaché l'avenir de notre histoire.
Non décidément, on ne montrait pas l'intime!
Le Verbe décidément vaut mieux que la chair et je ne
m'étonne ni de ma propension à préférer le livre à la vie, ni de mon
attachement si fort, identitaire, à la philosophie! J'ai aimé discourir,
adolescent, et refaire le monde, comme on dit; j'ai aimé la chose
politique non sans pour autant répugner à mettre les mains dans le
cambouis. Je n'étais pas militant non plus que je ne sus jamais vraiment
être le zélateur d'aucune obédience! Il m'eût fallu pour ceci avoir des
mains, un corps et être le sujet possible d'une faute ou d'une histoire!
Non, je crois bien avoir été ailleurs, sorte de promesse non tenue; comme
une abstraction qui se fût compromise à descendre dans l'arène et qui,
chaque fois qu'elle le fit, nonobstant, s'y empêtra lamentablement.
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