Tes lieux

Tes lieux

Ils ne furent pas si nombreux que cela, toi qui n'aimas rien tant que ton chez toi et redoutais toujours un peu le monde extérieur.

La Krutenau, sans doute, l'église Saint Guillaume assurément à l'ombre du clocher biscornu duquel tu auras grandi.

Située à la jonction du quai des bâteliers et du quai des pêcheurs, mais en retrait, son nom est celui du patron des pêcheurs passés à la Réforme et dont elle sera la paroisse attitrée. Aussi austère qu'elle puisse paraître de l'extérieur, sa longue histoire, depuis le XVe, l'aura dotée d'une ornementation plus riche qu'il ne sied à la componction luthérienne : un superbe orgue Silbermann, des vitraux remarquables du XVe.

Paroisse de la famille Munch (Ernest, Fritz et Charles) dont la rue porte le nom, elle fut aussi celle où, à de nombreuses reprises un certain A Schweitzer, qui en était l'organiste attitré, tenait l'orgue pour ces vendredis saints si particuliers, fériés en ces terres concordataires, où, d'une année l'autre, se donnaient les Passions de JS Bach, alternativement la St Jean puis la Saint Matthieu.

Je n'oublierai jamais ce final de la St Jean, le choeur Ruht wohlsuivi immédiatement par le choral Ach Herr, laß dein lieb Engelein qui forment ensemble un envol irrésistible qui fit alors le public se lever - moins enthousiaste d'ailleurs que pénétré ; j'attendais qu'il applaudît et je m'apprêtai à le faire moi-même .... Rien ! on n'applaudit pas dans un temple protestant ! c'eût assurément été du dernier inconvenant ! Je le savais ; l'avais oublié. C'est ce jour-là que je compris ce qu'est la roideur protestante. Je peux comprendre la foi ; puis m'incliner devant la ferveur mais reste interdit devant cette invraisemblable componction.

Tu fus sans doute d'autant plus imprégnée de cette rigueur que tu es issue d'une lignée où l'impudeur stygmatisait tout aveu d'un quelconque sentiment et où la moindre émotion y fut toujours marquée au coin de la faiblesse. Ton père, lui, aurait pu t'apprendre à les dire mais son parcours l'aura d'emblée disqualifié : trop faible ou trop gentil pour s'imposer, il fuit te laissant en face d'une mère qui n'aura jamais connu que le devoir et aimé que le travail. Tu trouveras ailleurs de quoi réchauffer ton coeur mais pas de quoi faire parler ton corps.

kAu temps de ta jeunesse, le quartier avait piètre réputation et formait à deux pas de la place du Corbeau mais aussi du centre historique une sorte de verrue prolétarienne qu'on eût préféré oublier. Bistrots, Winstuebe alternaient le long de la rue avec un bordel et la manufacture des tabacs que j'ai encore vu fonctionner. Une école jouxtait l'église : c'est là que tu fis tes classes. Tes parents s'étaient installés là un peu après ta naissance ; ils y restèrent jusqu'au bout dans cet appartement dont les fenêtres donnaient sur l'église où enfant nous fêtions encore Noël et qui rimait, pour moi, avec vacances et récits enfiévrés que mon grand-père nous distillait avec un plaisir non feint. Cet appartement tu ne le quittas même pas à ton mariage : la pénurie de logements fit que vous ne pûtes déménager qu'à ma naissance.

C'était ton quartier, ta vie et l'amusant pour moi qui ne vécus à Strasbourg que jusqu'à l'âge de quatre ans, c'est qu'il demeura aussi un de mes lieux d'enfance grâce à ces nombreuses vacances que nous y passâmes. Tu as toujours aimé l'ombre des clochers, les espaces clos sur eux-mêmes ... je commence à le comprendre.

Qui dira jamais la conformation qu'inflige à nos paysages intérieurs le dessin des premiers espaces où nous grandîmes ? Nous avons beau partir à l'aventure, non pas conquérir mais tenter d'habiter des espaces qui nous ressemblent, toujours pointe la rémanence obstinée de nos premières lueurs. Tu n'aimas pas quitter Strasbourg, mais il le fallait et quand, bien plus tard, la possibilité s'esquissa d'y revenir, ce fut assurément sans retenue. Tu revenais sur tes propres traces ; papa aussi : vous n'imaginiez pas qu'il en fût autrement.

Le second lieu fut cette Lorraine d'une autre frontière où nous vécûmes près de quinze années ; j'y aurai découvert ce que la classe ouvrière peut avoir de noble, de téméraire et de si triste pourtant. L'appartement était petit mais curieusement je ne trouve pas trace de photo qui y fût prise. Les années s'y écoulèrent lentement, pour moi au moins et tu les passas, sans vraiment sortir autrement que pour ces courses que tu faisais au bas de cette route où se trouvaient épicerie, boulangerie et magasin de journeaux - il n'était aucun supermarché à cette époque - et les invariables promenades dominicales dans la forêt toute proche.

Avant qu'on ne traçât l'autoroute qui désormais barre la perspective et la repoussera de plus de 500 m vers la colline, la forêt commençait ici, au croisement marqué par notre rue et la nationale menant à la frontière. Il ne fut pas un dimanche, mais ce fut peut-être l'illusion contrariée de mon enfance qui me le fait croire, où nous n'allâmes ainsi sacrifier au culte de la nature. Fut ce le propre d'une époque ou seulement de ces contrées vosgiennes ? je ne sais mais je ne connais personne de cette génération qui ne participât point, assidument ou épisodiquement à quelque association d'Amis de la Nature ; aucune famille de cette époque dont le grand plaisir ne fût l'excursion ou au moins la promenade. On ne songeait vraiment pas alors à protéger une Nature qu'on ne devinait pas en danger ; seulement de l'aimer, de l'entretenir en traçant chemins de randonnée. Ce faisant, vous prolongiez naturellement la geste de vos parents respectifs qui n'aimaient rien tant que prendre le tram qui poursuivait alors sa course jusqu'au pied de la montagne, et de s'élancer pour une randonnée qui les laissait au soir épuisés mais ravis.

Et puis quoi ! les enfants, faut les sortir le dimanche, non ? C'est alors sans doute, que tu m'appris le nom des arbres, des oiseaux, des fleurs que j'ai vite oubliés depuis - je n'ai jamais été très fort pour distinguer cela, non plus que les couleurs. On devait bien s'ennuyer un peu, mon frère et moi, à ce jeu que seule la perspective d'une limonade offerte en bout de course rendait moins terne. Je nous revois et ces habits du dimanche, culotte courte, petite veste mais cravate quand même ! Autre temps. Sans doute ces espaces étaient-ils moins glorieux que les chalets vosgiens où jeunes amoureux vous vous égariez autrefois mais ils dessinaient les mêmes sentiers qui eurent l'identique mérite de ne mener nulle part ; nulle part ailleurs que vers vous-mêmes. Je sais que l'affectation professionnelle ne fut qu'une des raisons qui vous entrainèrent vers ces terres ingrates de la Moselle houilleuse ; il y avait aussi, surtout, la volonté d'échapper au rituel étouffant des repas dominicaux chez vos parents respectifs. Vous aviez l'impérieux besoin de vous retrouver, de vous retrouver entre vous ; entre nous. Et je crois bien que la distance que vous avez instillée d'entre vous et le reste, qui n'était pas infranchissable mais si réelle pourtant, jamais vous ne l'avez regrettée. Oui, je crois bien qu'ici comme ailleurs, c'est le même espace rituel que vous recréiez ! vous auriez pu habiter n'importe où c'eût toujours été le même chemin de traverse.

Terre ingrate d'une mine qui se croyait indispensable en ces temps de reconstruction - et qui le fut - qui s'imaginait éternelle mais cessa bien vite de compter. Je les revois mes camarades de classe qui bien vite, disparaissaient parce qu'à quatorze puis seize ans ils rejoignaient le puit où s'échinaient déjà leurs pères et parfois encore leurs grand-pères ; laissant à quelques uns l'heur d'un passage en sixième qui n'était alors pas automatique. Il était inconcevable que les fils d'instituteur que nous étions n'y parvinssent point. Ce faisant nous franchissions une frontière invisible, inconnue de nous alors qui nous séparait cruellement de ce monde-ci et nous plongeait dans ce que je ne savais pas encore être la bourgeoisie. Nous n'étions pas de ce lieu ; nous n'étions plus de ce même monde. J'en fus sottement content ; j'ignorais alors ce que j'y perdais. Je n'y fus point malheureux même si j'attendais avec impatience ces vacances où nous pourrions retrouver en même temps que nos grand-parents, Strasbourg où je me suis toujours senti chez moi comme en une évidence oubliée.

Les temps coulèrent ainsi lentement à peine ponctués par les marques d'une aisance nouvelle : au réfrigérateur succéda un jour la télévision. Moi qui durant toutes ces années n'avait pas même eu l'occasion d'aller à Metz pourtant à peine distant d'une soixantaine de km, je voyais un infini s'entrouvrir et Paris s'offrir qui ne cessa plus de me séduire. Alors, tout à coup tout s'agita.

Troisième lieu : ce fut Nancy pour une douzaine d'années qui fut sans doute moins décisif pour vous que pour moi. Je n'ai pas aimé cette transhumance intempestive et détesté cette ville de casernes artificiellement gonflée en ces années où elle devint ville frontière. Nous pénétrions pour la première fois dans cette France de l'intérieur où je me révélais avec un accent dont on se moqua - ce qui n'était pas grave - mais qui me fit ressentir ce que peut signifier d'être des marges ; d'être des marches. J'y fis mes études de philo et le choix s'imposa d'aller plus à l'Ouest encore les achever à Paris. Sans cette escapade nancéienne, je serais assurément revenu à Strasbourg. Ce fut pour moi un aller sans retour. Pas pour vous.

Je ne sais pas tout de ces années où il te fallut devenir mère de jeunes adultes et t'inventer une activité au dehors au moment où tes fils s'éloignaient et où notre père déjà recommençait de s'enfermer dans le silence. On se quitta sans cesser jamais de se voir. Je conserve le plaisir des dimanches passés ensemble qui ne furent jamais contraints. Nous avions appris à nous retrouver comme on revient à de vieilles amitiés. Nous nous étions choisis et cette élection fut pour moi un honneur dont je reste redevable.

Au fond, en égrenant ces différents lieux, mais je pourrais continuer avec votre retour à Strasbourg, je réalise qu'en réalité ce fut toujours le même. Tu emmenais ton monde où tu t'installais et je n'ai jamais vraiment su qui étaient supposées protéger ces forteresses que tu érigeas ; nous ou toi ?