Tes bancs

banc banc banc

 

Paysagesde vacances, paysages d'Autriche, où vous aimiez nous emmener et qui, parce que les vacances y étaient longues, devaient bien représenter notre part de nature que l'urbanité de notre famille nous avait dérobée !

Strasbourg d'un côté, où nous passions chez les grands-parents presque toutes les vacances intermédiaires, la lorraine houilleuse où nous habitions, de l'autre; les alpes tyroliennes fermaient ainsi le triptyque de nos paysage intérieurs !

La magie de l'enfance était garantie par ces escapades agricoles sur le tracteur où le paysan s'amusait de nous voir monter - les avions nous attendues aux lueurs matutinales ces premiers toussotements d'un moteur déjà épuisé qui nous précipitaient hors du lit trop inquiets de voir le tracteur ne pas nous attendre! - la rigueur parentale l'était par ces promenades qui nous faisaient regretter les siestes obligatoires de notre prime enfance, promenades où notre père s'épuisait à nous intéresser aux noms des fleurs, des arbres et notre mère s'amusait de nous entendre profaner le recueillement un peu trop luthérien à ses yeux que nous étions supposés manifester devant les beautés de la nature ! Et nous faisions ainsi le tour de ce plateau adossé à la montagne, nous asseyant parfois sur ces bancs fichés aux bords des  précipices vers quoi je me penchais, fasciné et craintif ! 

Je crois bien que j'avais peur de ces précipités sauvages.

Tu tenais de ton père le goût des escapades et autres excursions : sans doute t'offrirent-elles les seuls moments de complicité avec cet homme dur et maladroit qui n'a pas su trouvé le chemin deton âme. Tu parlais souvent de cette promenade en Auvergne durant la guerre, en 41 sans doute, dont il demeure quelques photos, qui représenta le dernier moment d'intimité avec celui que tu ne devais plus jamais revoir ! Je te vois, adolescent dégingandé, figé par l'artifice de la pose photographique, coincé entre ton père et ton oncle Jean : que savais-tu alors des agissements clandestins de ton père, que savais-tu de la guerre dans laquelle tu serais bientôt précipité à ton tour, avant tes dix-huit ans; pouvais-tu deviner que ce serait ta dernière photo avec ton père, que tu ne découvrirais que beaucoup plus tard dans un livre, l'ultime photo de ton père, prisonnier à Impéria !

Tu l'as souvent suggéré: ton enfance ne fut pas heureuse, balloté entre une mère plus soucieuse de sa position mondaine que de son fils, et un père, trop absent, ne rejoignant le domicile qu'au soir pour gourmander un fils pas assez sage que l'on avait abandonné aux soins d'une gouvernante ! Tu es ailleurs, tu l'étais déjà, tu le seras resté !

Enfant, m'intriguait ta capacité à te perdre ainsi dans d'interminables silences que semblait justifier la beauté des paysages : j'enviais ce que tu pouvais y déceler, comme s'il était quelque trésor qui se fût dérobé à mes yeux, ou qu'un mystère que toi seul eût découvert se nichât d'entre les crevasses et les cascades des alpes tyroliennes.

Je réalise que j'ai finalement plus de photos de toi regardant des paysages que fixant l'objectif : seul ou avec maman, tu laisseras derrière toi l'image d'un homme silencieux, rêveur, contemplatif !  On aimerait y deviner un sage ou un métaphysicien mais tu es trop épris de certitudes et d'absolu pour véritablement aimer la spéculation: tu n'aimes pas les idées, mais l'être seulement dont tu quêtes l'éclosion tel le sage de la caverne platonicienne ! De cette caverne tu t'es effectivement extirpé, ou plutôt on t'en a arraché sans que  le désir te prit d' y revenir jamais autrement que par hasard, mégarde ou contrainte.

Je ne puis même pas dire que j'ignore ce qui dans ta vie s'est passé qui te fit tel, je le sais ! Je pense souvent à cette formule de S Veil qui, évoquant les rescapés des camps, justifiait leur silence par l'inévitable incompréhension qu'ils suscitaient ! ils étaient passés de l'autre côté,  disait-elle en substance !

Oui, sans doute étais-tu de l'autre côté, me semblant toujours devoir fournir des efforts incommensurables pour rester avec nous, mais sans la guerre, aurais-tu été autre ? Je n'en suis pas certain, vraiment !

Assis sur ton banc, t'extasiant devant les beautés de la nature mais ne parlant que lorsqu'on  t'y invitait, seul souvent, avec elle parfois,  ton regard semblait se perdre au lointain !

Je sais qu'il s'est perdu désormais, et que ces bancs, désespérément, resteront vides !