Rires et silence

Il n'y a pas tant de photographies de toi, que je possèdes, où tu ris ou, au moins souris ! Je n'en ai qu'une où tu prends la pose, comique, qui respire un bonheur ostentatoire! Rare dans cette famille où exprimer un sentiment relevait toujours un peu de l'impudeur ! Et cette autre, devant tes deux jeunes enfants ! ensemble

Période intensément heureuse, assurément, non que la suite ne le fut, mais je devine dans cet homme encore jeune quelque chose comme une revanche sur la vie. Blessure trop vive cicatrisée, qui béera un peu plus tard ? je ne sais ! Je sais que tu auras intensément aimé notre mère et, à  ta façon, c'est aussi un cadeau que tu nous fis. Je le sais et ceci se voit si intensément que c'en reste touchant, et tellement éclatant sur ces photos d'il y a moins de 15 ans ...

Mais, pour autant, je n'ai pas le souvenir de t'avoir vu rire vraiment comme si la vie était trop ardue pour mériter qu'on s'en moquât, ou que tu fusses impuissant à laisser filtrer la joie sans immédiatement redouter qu'elle ne fût impudique !

Etait-ce cela passer de l'autre côté?

Qu'as-tu vécu qui transforma cet adolescent boudeur mais bien ordinaire, ce jeune homme aux allures bien romantiques finalement, en ce cloître de silence? Qu'as-tu vécu de si lourd face à quoi tu fus si insolemment léger?

Tout à été écrit sur le génocide, inutile ici d'y revenir, je comprends seulement, à regarder ta vie s'achever, combien il te surprit, impréparé que tu fus devant ce maelstrom tragique.

L'Histoire avec un H, et surtout lorsqu'il s'agit de la guerre, a ceci de particulier que, contrairement à la politique ordinaire, elle parasite les individus et dévie les trajectoires personnelles. Le fils d'épicier ariégeois qui eût sans doute succédé à son père, finit en ministre par la grâce de son engagement résistant, ce qui fût impossible autrement. Subitement la grande histoire s'invite dans les petites et le kyste qui s'y incruste ne se résorbe jamais plus !

Tu n'avais pas vraiment ta place dans cette famille qui n'attendit de toi qu'une chose : que tu patientes dans le silence le moment de prendre le relais ! Avec ton père, disparut aussi l'entreprise et ce qui restait de l'aisance familiale ! Je crois bien que ceci tu ne le regrettas jamais tant te convenait peu de diriger !

Sans doute étais-tu désarmé devant l'irruption de la bête immonde ! On a beaucoup glosé - et certains de manière douteuse - sur l'absence de réaction de ce peuple mené à l'abattoir  ! C'est oublier que personne ne peut être disposé à penser l'impensable, à prévoir l'invraisemblable, à supporter le mal !

Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ! Ceci nous le savons tous et l'avons-nous tous lu ! Je me souviens de ces si belles lignes écrites par Mauriac sur Proust dans les Mémoires intérieurs !

Regarder le mal en face : qui pourrait dire qu'il y fut préparé ? qu'il en fut capable ? qu'il s'en remit ?

On ne se remet pas du mal comme d'une mauvaise grippe : on glisse imperturbablement, happé par l'autre rive du Styx ! Je me souviens du désarroi ressenti à chaque fois que j'y  fus confronté, sans pouvoir m'y attendre, devant l'invective raciste d'un proche ou d'un interlocuteur quelconque. Une irrémissible envie de pleurer, l'irrépressible besoin d'être consolé par une mère qui n'est plus là !

Devant l'apothéose du mal, paralysés d'effroi et de prières, nous  restons des enfants candides! Ce fut la gloire de ce peuple d'avoir su le rester jusqu'à l'enivrement !

Toi, tu ne prias pas; pas tout de suite ! Mais tu devins ce que dans nos campagnes, on nomme un taiseux !