L'intolérable ?

Remonter justification de Septembre Séance du 10Mars 93 Terreur terrorisme

L'irruption du peuple

L'égalité

La justice révolutionnaire

 

Cet intolérable a évidemment un nom : la Terreur. Celle-ci représente finalement pour l'historiographie, autant que pour l'histoire de la pensée politique, la ligne jaune qu'il ne fallait pas franchir, mais qui le fut nonobstant.

Mais il ne suffit pas de l'écrire, encore faut-il essayer de comprendre ce qui, dans cette Terreur, est inacceptable... et pour qui.

Car, ici encore, une ligne de partage se dessine entre une lecture conventionnelle, pour ne pas dire bourgeoise, de la Révolution et une lecture révolutionnaire! La question, souvenons-nous de notre question initiale - que veut dire aujourd'hui être de gauche ? - n'est pas de jeter sur cet épisode un regard de dégoût que les violences perpétrées semblent initialement justifier, mais d'essayer de comprendre ce qui, et pour qui, dans la Terreur fut rejeté, ce qui, avec Thermidor, de la Terreur fut rejeté

Si, le temps passant, les lectures ont changé, c'est bien en ce que désormais, même à gauche, la Terreur dérange. De violence nécessaire, désolante sans doute mais inévitable, elle est perçue désormais, comme la ligne extrême à ne pas franchir, comme ce qui est intolérable.

Même à gauche.

C'est peut-être ici aussi la forme que revêt la confusion idéologique qui amène à se poser la question de l'identité de la gauche. Elle semble désormais - trahir? le mot est fort et facile - en tout cas retraduire dans les canons bourgeois de la modernité démocrate et libérale une histoire dont on se revendique encore mais non sans avoir préalablement séparé le bon grain de l'ivraie.

Or la Terreur ce sont:

des journées révolutionnaires avec leur inévitable cortège de massacres en tout cas de violence

une constitution - celle de 93 - que l'on s'accorde à trouver la plus égalitaire de toutes, sitôt votée que suspendue et qui ne fut jamais appliquée

un état d'exception avec tribunaux et peines d'exception

 

L'irruption du peuple

Qu'on le veuille ou non, l'irruption du peuple produit inévitablement un conflit de légitimité et, donc, un vrai problème de souveraineté.

Comment parler légitimement au nom du peuple quand ce peuple est, ici, présent, agissant surtout, et dit le contraire de ce que l'on avance ? C'est le destin tragique et comique à la fois de tout intermédiaire qui frôle presque toujours l'usurpation, parce que les places sont les mêmes, d'entre la traduction et la trahison!

Conflit pour l'Assemblée elle-même, déchirée entre sa propre légitimité et celle du Roi, d'un roi traître qu'elle ne se résout pas à déclarer tel, qu'elle ne se résout pas à condamner, qu'elle parvient juste à suspendre provisoirement (après la fuite de Varennes) : bref d'un Roi dont elle ne sait que faire parce que sa négation revient à la suppression de la constitution et donc à la remise en question de sa propre légitimité.

Conflit pour l'Assemblée encore qui ne sait comment agir face à ce peuple turbulent qu'elle est supposée représenter, dont elle a pour tâche de traduire la volonté et qu'elle semble soudainement trahir.

Cette irruption, nous l'avons déjà dit, bouleverse le temps du politique, elle redistribue toutes les cartes parce que ce qui est supposé dehors, subitement est dedans. Le peuple, parce qu'il est le principe même de la souveraineté, est sacré mais le sacré n'a de sens qu'à partir du moment où il transcende ce qu'il ordonne. Or, voici le sacré immanent et cette immanence revêt ici un sens bien particulier.

C'est sans doute sur ce point que les lectures de gauche et de droite diffèrent le plus et où se marque cette ligne de partage que nous évoquions.

Car, finalement, que veut le peuple ?

2 journées: le 10 Août et Septembre

Même s'il n'est pas faux que son irruption dans la série des événements politiques rompt la légitimité de l'Assemblée, il n'empêche que, d'abord, ce que veut le peuple, c'est ce qu'aurait du et n'a pas pu ou voulu faire la Chambre. L'accomplissement de la loi. Ce pourquoi on verra proliférer dans les discours justifiant les journées révolutionnaires, les expression devoir sacré ! Le peuple ne veut pas bouleverser l'ordre politique mais l'accomplir.

Ne l'oublions pas tout, d'une certaine manière démarre après le 20 juin 92 , où, sous les ordres de La Fayette, l'on tire sur le peuple1. Ne pas incriminer La Fayette pour ne pas incriminer le Roi, c'était qu'on le veuille ou non, incriminer le peuple. Or, ceci est inacceptable pour deux raisons:
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on voit mal, d'une part, le peuple se donner tort à lui-même. Qu'il tente d'orienter le cours des événements autour de ses propres aspirations puisque après tout cette révolution fut menée en son nom, est après tout logique.

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d'autre part, c'était, dans ce grand conflit entre la légitimité de l'ancien régime et du nouveau qui peinait à se construire, donner quitus à l'ancien, et réinstaller donc, sur les cadavres du peuples, la souveraineté du Roi.

En conséquence, on peut se demander si l'intervention populaire n'est pas là justement, non pour bousculer l'assemblée mais au contraire pour la réinstaller dans son rôle, dans sa mission. Ce n'est d'ailleurs pas tout à fait un hasard si dans ces journées on fait tant référence à la Déclaration et notamment à son préambule . Parce que la déclaration se veut à la fois repère d'action pour le législateur mais aussi critère de jugement, pour le citoyen, des actions du législateur, la déclaration est bien la référence ultime, la référence sacrée, la référence transcendante, que le peuple se donne pour intervenir sitôt qu'il conçoit que ses représentants dévient de la ligne initialement fixée. De ce point de vue, le peuple est évidemment légitimé à intervenir dans le cours des événements : il l'est d'ailleurs doublement, d'une part parce que c'est bien en son nom que cette révolution est faite; d'autre part parce que le critère ultime - la déclaration - l'y autorise. C'est bien ainsi parce que le 9 Août 92, l'Assemblée acquitte La Fayette , que le lendemain le peuple prend les Tuileries.

La rupture se fera progressivement mais ici encore c'est bien parce que le peuple a le sentiment de n'être pas entendu, qu'il a d'ailleurs bientôt plus le sentiment d'être trahi par l'assemblée que défendu par elle, qu'auront lieu les massacres de Septembre 2

La question est celle du prix à payer :
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 s'agissant de la violence : veut-on dire, ou faire croire, que l'histoire soit une paisible promenade où il suffirait de proclamer des droits, des désirs de nouveautés pour que ceci s'accomplisse ? Veut-on nous faire croire, comme le dit le langage populaire, qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs ? S'il est un sens, trivial, au mot tragique, c'est bien d'abord celui-ci ! Non l'histoire ne va pas sans conflit ni les conflits sans violences. Que ce soit précisément le rôle du politique que de canaliser cette violence et de lui conférer des formes d'expression politique, que ce soit justement le rôle du politique que de conférer une charge symbolique à ses actes parce que, justement, ils sont le transfert de la violence, n'ôte rien au fond du problème : il suffit que ce transfert n'ait pas lieu, et l'on nomme ceci crise du politique, pour qu'aussitôt la violence revête ses formes usuelles. Or, justement, ce n'est pas ici le cas; pas tout à fait pour ceux qui veulent bien regarder plus en détail ce qui s'exprime sous la geste populaire . Il s'agit non d'une vengeance brouillonne, primaire, mais bien au contraire de l'affirmation populaire de sa souveraineté.
Reconnaissons d'ailleurs que cette violence fut limitée, et ne ressemble en rien à ce génocide que l'on a voulu parfois nous faire accroire : durant les deux mois qui séparent le 22 prairial et le 9 Thermidor, 1376 personnes périrent sur l'échafaud. C'est beaucoup certes, mais pas non plus exorbitant. Doit-on rappeler, pour mémoire, que la semaine sanglante qui conclut l'écrasement de la commune, massacre 20000 personnes.
La sensibilité que l'on nourrit à l'égard de la violence est elle-même historique, pour ne pas dire politique. Politique parce que c'est toujours la violence de l'autre qui est insupportable, la sienne nécessaire voire légitime. Lorsque La Fayette retourne ses armes contre le peuple cette violence est perçue, par les députés girondins comme regrettable mais nécessaire ! Historique aussi cette violence parce que le seuil de tolérance que l'on nourrit à son égard dépend étroitement des circonstances.
Il ne faut jamais oublier que l'organisation même d'un système politique consiste dans cette captation de la violence naturelle par le corps politique. Or, on se situe ici, non pas dans le déroulement ordinaire de la vie s'un système politique mais au contraire dans ses fondations mêmes. Or, nulle fondation ne se peut dérouler sans violence, parce que cette transaction a a voir avec le symbolique.
Ne revenons pas sur les causes de la violence humaine, ni sur la justification que toutes les théories en tirent de la nécessité sociale, elle déterminera le type de société, et donc le fond de ce qui fera une pensée de gauche ou de droite. Ce qui nous intéresse ici c'est ce point étroit de la fondation où se joue la transaction symbolique

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s'agissant de l'arbitraire :

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s'agissant du politique:

L'égalité selon la constitution de 93

On a dit, à juste titre, que la constitution de 93 était, de toutes, la plus égalitaire. Elle restera pourtant inappliquée ! C'est tout le paradoxe de cette phase révolutionnaire qui hante pour son modèle et répugne pour sa réalité !

Même si l'analyse de Marx reste juste, qui voyait ici plus une révolution bourgeoise que véritablement sociale - mais au fond ceci n'était-il pas logique puisque les révolutions industrielles n'eurent pas encore lieu, et que de prolétariat il n'était pas encore - et qu'il n'est pas faux que 89 puis 93 ne sont historiquement que les étapes d'un processus à la fois économique et social qui prendra son sens surtout après 70 ; même s'il est vrai que Robespierre ne verra jamais dans l'égalité qu'une exigence politique mais certainement pas sociale, il n'empêche que cette constitution signale une triple avancée:

souveraineté populaire

■affirmation des droits économiques et sociaux  (travail, réunion, et, ce qui n'est pas peu, instruction)

■droit à l'insurrection

 

La justice révolutionnaire

Elle pose le problème, en lui-même insoluble, de la justice politique ! Et donc de la responsabilité de l'élu ! Celle-ci ne saurait être imputable qu'à partir du moment où l'élu avait une obligation de résultats, ce qui ne saurait être le cas lui, qui n'a tout au plus qu'une obligation de moyens. Sa responsabilité n'est aisément concevable et imputable qu'en cas de haute trahison. Or que signifie trahison ici sinon de ne pas exprimer la volonté générale, en l'espèce, la volonté de la souveraineté nationale.

C'est bien parce que le Roi tente de fuir à l'étranger et que l'Assemblée reste incapable de le juger, que donc le peuple se sent trahi par une assemblée et le monarque, qu'il intervient directement !

Mettre en place des tribunaux révolutionnaires peut alors s'entendre de deux manières :

►la confusion insupportable en soi entre droit et politique, entre responsabilité politique et responsabilité pénale

►la tentative malaisée assurément de conférer quelque rigueur à cette insurrection populaire en lui ôtant tout ce qu'il était possible d'arbitraire.

Quoi, citoyens, vous pourriez vous séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose publique? Je sens à quel point il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires car c'est pour eux que ce tribunal doit suppléer au tribunal de la vengeance du peuple. (...) Ici le salut du peuple exige de grands moyens et des mesures terribles. Je ne vois pas de milieu entre les formes ordinaires et un tribunal extraordinaire 4

Loin de n'être qu'un effet de la décision politique de Robespierre, le tribunal révolutionnaire est bien conçu, même par un Danton qui n'était pas le plus enragé de tous, comme un moyen de suppléer, comme un pis-aller, comme l'antidote de la vengeance populaire, c'est-à-dire, comme une manière institutionnelle, de canaliser la violence publique, ce qui est, après tout, le rôle de toute institution politique.

On voit bien ce qui dérange dans cette justice révolutionnaire : au delà de la question de la violence, mais encore une fois le nombre de condamnés ne fut pas si énorme que cela, au delà même de la question de l'arbitraire, n'est-ce pas précisément l'articulation entre la volonté populaire et la volonté politique mais surtout cette tentative, même douloureuse, sans doute maladroite, néanmoins efficace, de reprendre la main et de faire jouer à l'assemblée, le rôle qui est après tout le sien.

Quand un Julliard affirme, à propos de la Révolution de 89 :

J'admire son universalisme. Mais je sais bien que si son imaginaire est de gauche,
 dans beaucoup de ses actes elle fait le choix de la contrainte,
de la violence et pas de la démocratie

non seulement il va à l'encontre de la tradition de gauche qui veut que la révolution soit un bloc, mais, surtout, il fait de la violence un critère discriminant, ce qui est sot, l'antithèse de la démocratie, ce qui est singulièrement manquer de sagacité. Il n'est finalement plus si éloigné que cela de la droite si prompte à y voir une guerre idéologique : comme si, d'ailleurs l'idéologie était ce qu'il y avait de plus impur au monde! ou que, bien pire encore, la souveraineté populaire pût relever de l'idéologie ! C'est précisément confondre la temporalité ordinaire du politique avec cet interstice, ce suspens que représente la Révolution.

 Il y a, encore une fois quelque niaiserie à pouvoir imaginer que le passage d'un système politique à un autre, aussi contradictoires que purent l'être  monarchie absolue et  république, puisse se faire sans heurts, sans débordements, sans contradictions et trahison, mais ceci en dit long sur cette pensée bien affadie que la société moderne conçoit sur elle-même.

Il faut bien prendre la mesure de la suite de ce discours de Danton : si les institutions avaient été en place, si l'assemblée n'avait pas défailli, jamais le peuple n'aurait eu besoin d'intervenir. L'irruption du peuple n'est donc que la conséquence d'une défaillance du politique. D'une certaine manière on peut en tirer la conséquence que la révolution est à la fois le paroxysme et le contraire du politique.

Soyons terribles, pour dispenser le peuple de l'être
Danton, ibid

Le rôle du politique consiste ainsi à assurer la médiation entre les différents groupes sociaux en conflit, notamment en votant des lois permettant de les résoudre et de garantir la paix sociale. C'est, en sorte, la défaillance du politique qui tue le politique, ce n'est pas le peuple ! L'interstice est ouvert par le politique lui-même qui n'a que deux manières d'en sortir: renvoyer le peuple à ses foyers en supposant son intervention illégitime, mais c'est le trahir, ou bien prendre à son compte la volonté populaire quitte à en vouloir canaliser les expressions les plus extrêmes!

C'est bien ce que suppose Cambacérès : ce que l'on nomme la Terreur, c'est au fond l'invention, pour des temps troubles, d'un rôle inédit pour les élus. Certes ils se doivent de reconnaître la souveraineté populaire mais éviter aussi au peuple de se compromettre trop dans des actes extrêmes. La Terreur politique, avec son cortège de mesures, de lois d'exceptions et de tribunaux, c'est recréer la fonction régulatrice de l'Assemblée. La Terreur prend le relais de la souveraineté populaire, elle ne la supprime pas : elle tente de mettre un frein à la vengeance en lui donnant une forme publique et institutionnelle.

 

 

1)

2)  "Les magistrats pouvaient-ils arrêter le peuple? Car c'était un mouvement populaire  et non la sédition partielle de quelques scélérats  pour assassiner leurs semblables. (...) Que pouvaient les magistrats contre la volonté déterminée d'un peuple indigné qui opposait à leurs discours et le souvenir de la victoire remportée sur la tyrannie et le dévouement avec lequel ils allaient se précipiter au devant des Prussiens, et qui reprochaient aux lois mêmes la longue impunité des traîtres qui déchiraient le sein même de leur patrie. " Convention Nationale, 5 nov 92, réponse à l'accusation de JB Louvet

3) on trouvera ici une série d'articles téléchargeables de la revue de médiologie
voir aussi cette anthologie de textes sur le terrorisme

son texte est consultable ici

3) sa définition est assez claire quand il s'agit d'intelligence avec l'ennemi , ou manquement aux devoirs de sa charge; sa définition non politique est plutôt éclairante : Action de ne pas traduire fidèlement, de déformer, de dénaturer quelque chose, dit le TLF. Trahir est bien le contraire de traduire, c'est bien une affaire de parasite, d'intermédiaire qui joue son propre jeu en substituant sa propre volonté, ses propres desseins à ceux de son mandant, en jouant le diabole plutôt que le symbole.

4 Danton, Archives parlementaires, t 88, p 615

à quoi répond Cambacérès :