Le 11 novembre, une leçon de philosophie.
Par Robert Redeker (voir commentaire)
Le souvenir du 11 novembre s’éloigne dans la brume du
temps. Encore officielle, l’émotion qu’il soulève n’est plus du tout
populaire : ce n’est plus une date que le pays vit dans le recueillement.
Tant que des témoins et des acteurs de la grande guerre demeuraient
nombreux, cet anniversaire fournissait l’occasion d’une communion
collective, de discussions entre amis et dans les familles. Il ne manquait
pas de rescapés pour raconter l’horreur vécue. Chacun était pris dans une
mémoire vivante. Le rideau de fin est tombé sur cette période mémorielle.
Pourquoi faut-il malgré tout continuer à tenir le 11 novembre pour une date
importante ?
Suicide de l’Europe, injustifiable sacrifice meurtrier
d’une génération entière, la guerre de 14 fourmille de leçons qu’il ne faut
cesser de méditer.
L’axiome des Lumières – le progrès des sciences, des
techniques et des arts engendre nécessairement le progrès humain – s’est
trouvé infirmé.
Qui pouvait croire, à l’aube du XXème siècle, qu’une ère de
sauvagerie sans pareille allait s’ouvrir dans le continent européen ? Début
1900, l’instituteur de La Gloire de mon Père se fait le chantre optimiste,
devant ses élèves, du siècle nouveau, celui de la science, du progrès et de
la paix. Candide illusion ! La guerre de 14-18 a été une régression humaine
et un recul de la civilisation en même temps que la condition de progrès
techniques. Alors que fleurissaient les arts et les lettres, que l’éducation
pénétrait toutes les couches sociales, que les découvertes techniques et
scientifiques étendaient l’intelligence humaine, que la médecine faisait
reculer les maladies, que le confort adoucissait l’existence, que
l’accélération des transports rapprochaient les hommes, la barbarie s’est
déchaînée comme jamais au sein même des nations qui s’affirmaient les plus
civilisées. Leçon de la guerre : la culture n’est pas une barrière solide
contre la barbarie. Quoi de plus raffiné que la civilisation européenne en
1913 ? Quoi de plus barbare que cette même Europe en 1915 ?
Le 11 novembre invite à réfléchir sur la fragilité de la
civilisation. Tout ce qui, avant la guerre, était vice, crime, meurtre,
injustice, vol, viol, devient, à la faveur de la guerre, vertu. Cette grande
conquête de l’humanité, l’esprit critique, est criminalisé par le bourrage
de crâne; la propagande remplace l’information tandis que les hommes sont
appelés à se comporter comme des animaux en troupeaux. Freud l’avait observé
en 1915: la civilisation n’apparaît que comme une mince couche, produite par
l’éducation et les normes morales, le refoulement de l’agressivité, se
fissurant dès que sont promises à l’homme la satisfaction brutale de
certaines pulsions archaïques. Une évidence jaillit de cette guerre : la
barbarie n’est pas venue du dehors, de peuples moins civilisés, elle n’est
pas venue non plus des classes dangereuses que l’on montrait du doigt depuis
la révolte des canuts, elle est venue du cœur de la civilisation.
La barbarie peut naître de la civilisation même. Elle peut
naître en chaque homme. Cette guerre a confirmé la vérité persistante d’un
vieil adage : homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme. Ni la
civilisation ni le progrès n’ont réussi à tuer le loup féroce qui sommeille
au sein de chacun d’entre nous, mis en cage par le refoulement, attendant
patiemment que les circonstances (et la guerre en est une) viennent le
délivrer. Lucide, le christianisme a donné depuis longtemps un nom à ce loup
increvable que la psychanalyse a redécouvert: le péché originel.
N’oublions pas le 11 novembre. Il n’y a plus lieu de fêter
la victoire, voici près d’un siècle, d’une nation européenne sur sa voisine.
C’est pourtant une date révélatrice, un instrument d’optique faisant
ressortir la précarité de la civilisation et la fragilité de l’homme face à
la barbarie qu’il porte en lui. Vue sous cet angle, la fête de la victoire
se change en leçon de philosophie.