Une femme qui coud sait ce qu'elle fait ; un menuisier qui varlope sait ce qu'il fait. La chose se défend et redresse l'erreur ; elle parle aux yeux et aux doigts. L'électricien qui donne le courant à des charrues électriques qu'il ne voit pas, sait déjà moins ce qu'il fait ; il agit par signes et par règle de signes. Il ne saisit plus sous ses doigts la relation entre un geste simple et d'immenses effets. De la même manière un officier d'état-major donnait par téléphone un ordre raisonnable sur le papier, absurde dans le fait ; c'est qu'il ne voyait point la boue, les réseaux, l'état réel des travaux préparatoires. Il pensait en algébriste, construisant sur des suppositions bien nettoyées. Ici, par les hasards, par l'élasticité tâtonnant des hommes, et aussi parce que l'ennemi était un autre algébriste, l'erreur ne se montrait pas toujours tout de suite ; sans compter que les rapports apprenaient bien vite à ne dire que ce qui plairait. Ainsi, le chef était comme aveugle aux choses, dans sa chambre de signes. Je suppose qu'il se produit quelque chose d'analogue lorsqu'un homme dirige de son cabinet une centaine d'immenses affaires, dont chacun est déjà trop étendue pour que l'œil du maître puisse la saisir. Ce n'est pas que l'opinion puisse jamais régner sur les affaires ; il n'y a d'affaires, finalement, que de chaussures, de bas de soie, de drap, de papier, et choses de ce genre, qui plaisent ou ne plaisent pas, sont nécessaires ou inutiles, se vendent ou ne se vendent pas. Mais l'opinion peut régner longtemps ; et si l'on croit, ou si l'on fait croire, qu'une affaire est bonne, les effets peuvent donner raison à l'opinion, dans la chambre des signes. Et remarquez qu'il y a aussi des signes de signes, dans une chambre des signes encore plus abstraite qui est celle du banquier. On comprend qu'ici tout est clair d'apparence, si seulement l'on sait compter, mais en réalité tout à fait obscur et comme opaque, par l'absence des choses fabriquées auxquelles se termine toute la richesse possible. Ainsi l'esprit n'est nullement averti, et la catastrophe prend un étrange aspect, comme d'un orage de signes. Heureux les métaphysiciens de philosophie et de physique ; car s'ils se trompent, cela est sans conséquence ; il leur est bien facile de l'ignorer ; l'expérience est complaisante. Les métaphysiciens de finance sont moins bien placés ; le petit boutiquier, le petit artisan, le petit rentier sont au bout du fil ; et ils ne sont point dans une situation à tout croire, car il y a l'impôt et le chômage, qui sont des suites trop réelles de la métaphysique financière. On ne joue pas avec les besoins. C'est toujours l'économique qui nous rend sages. Quelles folles idées nous formons, sur l'univers, sur les dieux, et sur nous-mêmes, dès que l'erreur n'a pas pour conséquence la faim.
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