La
Femme : En abordant la partie supérieure de la morale positive, je dois, mon
père, vous demander trois éclaircissements préliminaires. Le premier
concerne le reproche métaphysique adressé souvent au positivisme de
n'admettre aucune sorte de droits. S'il en est ainsi, je suis plus disposée
à vous en féliciter qu'à m'en plaindre. Car l'intervention du droit m'a
presque toujours paru destinée à dispenser de raison ou d'affection. Elle
est heureusement interdite aux femmes, qui n'en valent que mieux. Vous
connaissez ma maxime favorite : Il faut, à notre espèce plus qu'aux autres,
des devoirs pour faire des sentiments.
Le Prêtre : Il est vrai, ma fille, que le positivisme ne reconnaît à
personne d'autre droit que celui de toujours faire son devoir. En termes
plus corrects, notre religion impose à tous l'obligation d'aider chacun à
remplir sa propre fonction. La notion de droit doit disparaître du domaine
politique, comme la notion de cause du domaine philosophique. Car toutes
deux se rapportent à des volontés indiscutables. Ainsi, les droits
quelconques supposent nécessairement une source surnaturelle, qui peut seule
les soustraire à la discussion humaine. Quand ils furent concentrés chez les
chefs, ils comportèrent une véritable efficacité sociale, comme garanties
normales d'une indispensable obéissance, tant que dura le régime
préliminaire, fondé sur le théologisme et la guerre.
Mais depuis que la décadence du monothéisme les dispersa parmi les
gouvernés, au nom, plus ou moins distinct, du même principe divin, ils sont
devenus autant anarchiques d'un côté que rétrogrades de l'autre. Dès lors,
ils n'aboutissent, des deux parts, qu'à prolonger la confusion
révolutionnaire ; en sorte qu'ils doivent entièrement disparaître, du commun
accord des hommes honnêtes et sensés d'un parti quelconque. Le positivisme
n'admet jamais que des devoirs, chez tous envers tous. Car son point de vue
toujours social ne peut comporter aucune notion de droit, constamment fondée
sur l'individualité. Nous naissons chargés d'obligations de toute espèce,
envers nos prédécesseurs, nos successeurs et nos contemporains. Elles ne
font ensuite que se développer ou s'accumuler avant que nous puissions
rendre aucun service. Sur quel fondement humain pourrait donc s'asseoir
l'idée de droit, qui supposerait raisonnablement une efficacité préalable ?
Quels que puissent être nos efforts, la plus longue vie bien employée ne
nous permettra jamais de rendre qu'une portion imperceptible de ce que nous
avons reçu. Ce ne serait pourtant qu'après une restitution complète que nous
serions dignement autorisés à réclamer la réciprocité des nouveaux services.
Tout droit humain est donc absurde autant qu'immoral. Puisqu'il n'existe
plus de droits divins, cette notion doit s'effacer complètement, comme
purement relative au régime préliminaire et directement incompatible avec
l'état final, qui n'admet que des devoirs, d'après des fonctions. |