Discours de
Benoît XVI
Monsieur
le Cardinal,
Madame
le Ministre de la Culture,
Monsieur
le Maire,
Monsieur
le Chancelier de l’Institut,
Chers
amis,
Merci, Monsieur le Cardinal,
pour vos aimables paroles. Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu
édifié par les fils
de saint Bernard de Clairvaux et que votre prédécesseur, le regretté
Cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de dialogue de la
Sagesse chrétienne avec les courants culturels intellectuels et artistiques
de votre société. Je salue particulièrement Madame le Ministre de la Culture
qui représente le gouvernement, ainsi que Messieurs Giscard d’Estaing et
Chirac. J’adresse également mes salutations aux ministres présents, aux
représentants de l’Unesco, à Monsieur le Maire de Paris et à toutes les
autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de l’Institut de France qui
savent ma considération et je désire remercier le Prince de Broglie de ses
paroles cordiales. Nous nous reverrons demain matin. Je remercie les
délégués de la communauté musulmane française d’avoir accepté de participer
à cette rencontre ; je leur adresse mes vœux les meilleurs en ce temps du
ramadan. Mes salutations chaleureuses vont maintenant tout naturellement
vers l’ensemble du monde multiforme de la culture que vous représentez si
dignement, chers invités.
J’aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et
des racines de la culture européenne. J’ai mentionné en ouverture que le
lieu où nous nous trouvons était emblématique. Il est lié à la culture
monastique. De jeunes moines ont ici vécu pour s’initier profondément à leur
vocation et pour bien vivre leur mission. Ce lieu évoque-t-il pour nous
encore quelque chose ou n’y rencontrons-nous qu’un monde désormais révolu ?
Pour pouvoir répondre, nous devons réfléchir un instant sur la nature même
du monachisme occidental. De quoi s’agissait-il alors ? En considérant les
fruits historiques du monachisme, nous pouvons dire qu’au cours de la grande
fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la
formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des espaces
où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces
derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. Comment cela s’est-il
passé ? Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces
lieux ? Quelles étaient leurs désirs ? Comment ont-elles vécu ?
Avant
toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté
n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du
passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de
chercher Dieu, quaerere Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien
ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante :
s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la
Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires,
ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment
important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’« eschatologie ».
Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme – comme
s’ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre
mort – mais au sens existentiel : derrière le provisoire, ils cherchaient le
définitif. Quaerere Deum : comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas
d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité
absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la
voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était
sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux
hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de
la parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq (1) : eschatologie et
grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre
(cf. L’Amour des lettres et le désir de Dieu, p.14). Le désir de Dieu
comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans
toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin
vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de
la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en
raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous
indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La
bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme
l’école. Ces deux lieux ouvraient concrètement un chemin vers la parole.
Saint Benoît appelle le monastère une dominici servitii schola, une école du
service du Seigneur. L’école et la bibliothèque assuraient la formation de
la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à
percevoir, au milieu des paroles, la Parole.
Pour
avoir une vision d’ensemble de cette culture de la parole liée à la
recherche de Dieu, nous devons faire un pas supplémentaire. La Parole qui
ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin est
une Parole qui donne naissance à une communauté. Elle remue certes jusqu’au
fond d’elle-même chaque personne en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le
Grand décrit cela comme une douleur forte et inattendue qui secoue notre âme
somnolente et nous réveille pour nous rendre attentifs à Dieu (cf. Leclercq,
ibid., p. 35). Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La
Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle,
mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans
la foi. C’est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais
également la lire de façon juste. Tout comme à l’école rabbinique, chez les
moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un acte corporel.
« Le plus souvent, quand legere et lectio sont employés sans spécification,
ils désignent une activité qui, comme le chant et l’écriture, occupe tout le
corps et tout l’esprit », dit à ce propos Dom Leclercq (ibid., p. 21).
Il y a
encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans
un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment
nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous
donne les mots avec lesquels nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce
dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous
la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en
plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être
chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base
de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est
nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes
bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est
chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le
Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent
dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne
est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus
haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq : « Les
moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de
l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre : les quelques chapiteaux de
Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des
divers tons du chant » (cf. ibid., p. 229).
Pour
saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est
la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des
anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la
conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la
cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter
pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme
les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. Les moines,
par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la
Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette
exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a
Lui-même donnés est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là
l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme
critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à
lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les «
oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la
création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans
le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en
même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette
dignité.
Enfin,
pour s’efforcer de saisir cette culture monastique occidentale de la parole,
qui s’est développée à partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au
moins faire une brève allusion à la particularité du Livre ou des Livres par
lesquels cette Parole est parvenue jusqu’aux moines. Vue sous un aspect
purement historique ou littéraire, la Bible n’est pas un simple livre, mais
un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un
millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables
comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des tensions visibles
existent entre eux. C’est déjà le cas dans la Bible d’Israël, que nous,
chrétiens, appelons l’Ancien Testament. Ça l’est plus encore quand nous,
chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses écrits à la Bible d’Israël en
l’interprétant comme chemin vers le Christ. Avec raison, dans le Nouveau
Testament, la Bible n’est pas de façon habituelle appelée « l’Écriture »
mais « les Écritures » qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur
ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous est adressée. Ce pluriel
souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à
travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que
Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs
paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite, que l’aspect divin de la
Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de
façon moderne : l’unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs
paroles ne sont pas saisissables d’un point de vue purement historique.
L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain. Ce qui
explique la formulation d’un distique médiéval qui, à première vue, apparaît
déconcertant : Littera gesta docet – quid credas allegoria… (cf. Augustin de
Dacie, Rotulus pugillaris, I). La lettre enseigne les faits ; l’allégorie ce
qu’il faut croire, c’est-à-dire l’interprétation christologique et
pneumatique.
Nous
pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple : l’Écriture a besoin
de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée
et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se
révèle le sens qui unifie le tout. Dit sous une autre forme : il existe des
dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement
dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire. À travers la
perception croissante de la pluralité de ses sens, la Parole n’est pas
dévalorisée, mais elle apparaît, au contraire, dans toute sa grandeur et sa
dignité. C’est pourquoi le Catéchisme de l’Église catholique peut affirmer
avec raison que le christianisme n’est pas au sens classique seulement une
religion du livre (cf. n. 108). Le christianisme perçoit dans les paroles la
Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette
multiplicité. Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours
nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on
appelle aujourd’hui « fondamentalisme ». La Parole de Dieu, en effet, n’est
jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour
l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se
laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et, à
partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que dans
l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu’un
Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la
parole et dans l’histoire humaines.
Le
caractère crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a
exprimé de manière radicale ce que signifient le dépassement de la lettre et
sa compréhension holistique, dans la phrase : « La lettre tue, mais l’Esprit
donne la vie » (2 Co 3, 6). Et encore : « Là où est l’Esprit…, là est la
liberté » (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l’ampleur de cette
perception de la Parole biblique ne peut se comprendre que si l’on écoute
saint Paul jusqu’au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur a un nom et
que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure : « Le Seigneur, c’est
l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté » (2
Co 3, 17). L’Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l’idée ou à la
vision personnelle de celui qui interprète. L’Esprit est Christ, et le
Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec cette parole sur
l’Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s’ouvre, mais en même temps,
une limite claire est mise à l’arbitraire et à la subjectivité, limite qui
oblige fortement l’individu tout comme la communauté et noue un lien
supérieur à celui de la lettre du texte : le lien de l’intelligence et de
l’amour. Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du
problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture, a déterminé aussi la
pensée et l’œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture
occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un
défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, de
l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne
d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de
liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et
l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté,
mais sa destruction.
En
considérant « l’école du service du Seigneur » – comme Benoît appelait le
monachisme –, nous avons jusque-là porté notre attention prioritairement sur
son orientation vers la parole, vers l’« ora ». Et, de fait, c’est à partir
de là que se détermine l’ensemble de la vie monastique. Mais notre réflexion
resterait incomplète si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins
brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme
« labora ». Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme
l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait
uniquement aux choses de l’esprit ; il abandonnait le travail physique,
considéré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas
supposés atteindre cette existence supérieure, celle de l’esprit. La
tradition juive était très différente : tous les grands rabbins exerçaient
parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut de
l’Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa vie
par le travail de ses mains. Il n’était pas une exception, mais il se
situait dans la tradition commune du rabbinisme. Le monachisme chrétien a
accueilli cette tradition : le travail manuel en est un élément constitutif.
Dans sa Regula, Benoît ne parle pas au sens strict de l’école, même si
l’enseignement et l’apprentissage – comme nous l’avons vu – étaient acquis
dans les faits ; en revanche, il parle explicitement du travail (cf. chap.
48). Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un
livre particulier. Les chrétiens, s’inscrivant dans la tradition pratiquée
depuis longtemps par le judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpellés
par la parole de Jésus dans l’Évangile de Jean, où il défendait son action
le jour du shabbat : « Mon Père (…) est toujours à l’œuvre, et moi aussi je
suis à l’œuvre » (5, 17). Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu
Créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi
dire, se salir les mains par la création de la matière. L’« ordonnancement »
du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la
Bible est bien différent : Lui, l’Un, le Dieu vivant et vrai, est également
le Créateur. Dieu travaille, Il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des
hommes. Et dans le Christ, Il entre comme Personne dans l’enfantement
laborieux de l’histoire. « Mon Père est toujours à l’œuvre et moi aussi je
suis à l’œuvre. » Dieu Lui-même est le Créateur du monde, et la création
n’est pas encore achevée. Dieu travaille ! C’est ainsi que le travail des
hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur
ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de
Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la
parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et
sa conception du monde sont impensables. L’originalité de cet ethos devrait
cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l’histoire
par l’homme sont une collaboration avec le Créateur, qui ont en Lui leur
mesure. Là où cette mesure vient à manquer et là où l’homme s’élève lui-même
au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement
aboutir à sa destruction.
Nous
sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et
des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le quaerere
Deum – se mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire,
l’attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités
pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont
vraies. Celui qui devenait moine s’engageait sur un chemin élevé et long, il
était néanmoins déjà en possession de la direction : la Parole de la Bible
dans laquelle il écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s’efforcer de Le
comprendre pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout
en restant impossible à évaluer dans sa progression, s’effectuait au cœur de
la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une certaine
mesure, sa résolution. Pour que cette recherche soit possible, il est
nécessaire qu’il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui
suscite non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible
le fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie
sur lequel Dieu va à la rencontre de l’homme pour lui permettre de venir à
Sa rencontre. En d’autres termes, l’annonce de la Parole est nécessaire.
Elle s’adresse à l’homme et forge en lui une conviction qui peut devenir
vie. Afin que s’ouvre un chemin au cœur de la parole biblique en tant que
Parole de Dieu, cette même Parole doit d’abord être annoncée ouvertement.
L’expression classique de la nécessité pour la foi chrétienne de se rendre
communicable aux autres se résume dans une phrase de la Première Lettre de
Pierre, que la théologie médiévale regardait comme le fondement biblique du
travail des théologiens : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer
devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte (logos) de l’espérance
qui est en vous » (3, 15). (Logos doit devenir apo-logie, la Parole doit
devenir réponse). De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne
considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait
servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité
intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils
croyaient était le Dieu de tous, le Dieu Un et Vrai qui s’était fait
connaître au cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son
Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et que, au
plus profond d’eux-mêmes, tous attendent. L’universalité de Dieu et
l’universalité de la raison ouverte à Lui constituaient pour eux la
motivation et, à la fois, le devoir de l’annonce. Pour eux, la foi ne
dépendait pas des habitudes culturelles, qui sont diverses selon les
peuples, mais relevait du domaine de la vérité qui concerne, de manière
égale, tous les hommes.
Le
schéma fondamental de l’annonce chrétienne ad extra – aux hommes qui, par
leurs questionnements, sont en recherche – se dessine dans le discours de
saint Paul à l’Aréopage. N’oublions pas qu’à cette époque, l’Aréopage
n’était pas une sorte d’académie où les esprits les plus savants se
rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un tribunal
qui était compétent en matière de religion et qui devait s’opposer à
l’intrusion de religions étrangères. C’est précisément ce dont on accuse
Paul : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères » (Ac 17, 18). Ce à
quoi Paul réplique : « J’ai trouvé chez vous un autel portant cette
inscription : “Au dieu inconnu”. Or, ce que vous vénérez sans le connaître,
je viens vous l’annoncer » (cf. 17, 23). Paul n’annonce pas des dieux
inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent :
l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au fond, ils ont
connaissance et qui est cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable. Au plus
profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que
Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir non
pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle,
mais la liberté. Toutefois, bien que tous les hommes le sachent d’une
certaine façon – comme Paul le souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) –
cette connaissance demeure ambiguë : un Dieu seulement pensé et élaboré par
l’esprit humain n’est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi que
nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La nouveauté de
l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire maintenant à tous les
peuples : Il s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui
mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne réside en un
fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui,
lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair.
Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : il en est vraiment ainsi en réalité, à
présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C’est un
fait rationnel. Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire
pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à
l’humilité de Dieu.
Sous de
nombreux aspects, la situation actuelle est différente de celle que Paul a
rencontrée à Athènes, mais, tout en étant différente, elle est aussi, en de
nombreux points, très analogue. Nos villes ne sont plus remplies d’autels et
d’images représentant de multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est
vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les
nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du
Dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi
tacitement hantée par la question qui Le concerne. Quaerere Deum – chercher
Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n’est pas moins nécessaire
aujourd’hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui
renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question
concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses
possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les
conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de
l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure
aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable.
Merci
beaucoup.