Jeunisme?

Alain Finkielkraut

finkielkrautLes jeunes: ce peuple est d'apparition récente. Avant l'école, il n'existait pas: l'apprentissage traditionnel n'avait pas besoin, pour se transmettre, de séparer ses destinataires du reste du monde pendant plusieurs années, et nefaisait donc aucune place à cette longue période transitoire que nous appelons l'adolescence. Avec la scolarisation de masse, l'adolescence elle-même a cessé d'être un privilège bourgeois pour devenir une condition universelle. Et un mode de vie: abrités de l'influence parentale par l'institution scolaire, et de l'ascendant des professeurs par le groupe des pairs les jeunes ont pu édifier un monde à eux, miroir inversé des valeurs environnantes. Décontraction du jean contre conventions vestimentaires, bandes dessinées contre littérature, musique rock contre expression verbale, la culture jeune, cette anti-école, affirme sa force et son autonomie depuis les années soixante, c'est-à-dire depuis la démocratisation massive de l'enseignement:
«Comme tout groupe intégré (celui des noirs américains, par exemple), le mouvement adolescent demeure un continent en partie immergé, en partie défendu et incompréhensible à tout autre que lui. On en veut pour preuve et pour illustration le système de communication très particulier, très autonome et très largement souterrain, véhiculé par la culture rock pour qui le feeling l'emporte sur les mots, la sensation sur les abstractions du langage, le climat sur les significations brutes et d'un abord rationnel, toutes valeurs étrangères aux critères traditionnels de la communication occidentale et qui tirent un rideau opaque, dressent une défense impénétrable aux tentatives plus ou moins intéressées des adultes. Que l'on écoute ou que l'on joue, en effet, il s'agit de se sentir cool ou bien de s'éclater. Les guitares sont plus douées d'expression que les mots, qui sont vieux (ils ont une histoire), et dont il y a lieu de se méfier.»
Voilà au moins qui est clair: fondée sur les mots, la culture au sens classique a le double inconvénient de vieillir les individus en les dotant d'une mémoire qui excède celle de leur propre biographie et de les isoler, en les condamnant à dire je  c'est-à-dire à exister en tant que personnes distinctes. Par la destruction du langage, la musique rock conjure cette double malédiction: les guitares abolissent la mémoire; la chaleur fusionnelle remplace la conversation, cette mise en rapport des êtres séparés; extatiquement le je  se dissout dans le jeune.
Cette régression serait particulièrement inoffensive, si le jeune n'était maintenant partout: il a suffi de deux décennies pour que la dissidence envahisse la norme, pour que l'autonomie se transforme en hégémonie et que le style de vie adolescent montre la voie à l'ensemble de la société. La mode est jeune; le cinéma et la publicité s'adressent prioritairement au public des quinze-vingt ans; les mille radios libres chantent, presque toutes sur le même air de guitare, le bonheur d'en finir avec la conversation. Et la chasse au vieillissement est ouverte: tandis qu'il y a moins d'un siècle, dans ce monde de la sécurité si bien décrit par Stéfan Zweig, « celui qui voulait s'élever, était obligé d'avoir recours à tous les déguisements possibles pour paraître plus vieux qu'il n'était; les journaux recommandaient des produits pur hâter la croissance de la barbe» et les jeunes médecins frais émoulus de la faculté tâchaient d'acquérir un léger embonpoint et «chargeaient leur nez de lunettes à monture d'or même si leur vue était parfaite, et cela tout simplement pour donner à leurs patients l'impression qu'ils avaient de l'expérience» ,- de nos jours, la jeunesse constitue l'impératif catégorique de toutes les générations. Une névrose chassant l'autre, les quadragénaires sont des teen-agers prolongés; quant aux anciens, ils ne sont pas honorés en raison de leur sagesse (comme dans les sociétés traditionnelles), de leur sérieux (comme dans les sociétés bourgeoises) ou de leur fragilité (comme dans les sociétés civilisées), mais, et seulement si, ils ont su rester juvéniles, d'esprit et de corps.
En un mot, ce ne sont plus les adolescents qui, pour échapper au monde, se réfugient dans leur identité collective, c'est le monde qui court éperdument après l'adolescent. Et ce renversement constitue, comme le remarque Fellini avec une certaine stupeur, la grande révolution culturelle de l'époque post-moderne: « je me demande ce qui a bien pu se passer à un moment donné, quelle espèce de maléfice a pu frapper notre génération, pour que soudainement on ait commencé à regarder les jeunes comme des messagers de je ne sais quelle vérité absolue. Les jeunes, les jeunes, les jeunes...On eût dit qu'ils venaient d'arriver dans leurs navire spatiaux (...) Seul un délire collectif peut nous avoir fait considérer comme des maîtres dépositaires de toutes les vérités, des garçons de quinze ans. »


P YONNET in Jeux, modes et masses

S ZWEIG in Le monde d'hier (Souvenir d'un Européen)

FELLINI in Fellini