Personnages

Sarkozy, Napoléon III, même combat ?

LE MONDE | 15.11.08 | 13h59  •  Mis à jour le 15.11.08 | 19h33

x
a mémoire collective diabolise Napoléon III, alors qu'il est considéré comme un modernisateur de la France. En est-il de même pour Nicolas Sarkozy, qui voulait incarner la rupture mais a été perçu dès ses débuts comme un président "bling-bling" ?

Les deux hommes ont une légende noire qui s'est construite dès le début de leur règne, révélant une très vive animosité de l'opinion et surtout de certains médias. Napoléon III n'a pas eu de poupée vaudoue, mais une floraison de caricatures, de chansons, de quolibets. La critique se transforme en légende noire lorsqu'on attribue à une personne tous les maux de la France. Pour Napoléon III, ce fut la défaite de Sedan, en 1870. Pour Nicolas Sarkozy, il est trop tôt pour juger de la couleur qu'aura la légende.

Quelles sont les analogies entre les deux hommes ?

Physiquement, il n'y a pas plus dissemblables. Nicolas Sarkozy a une volubilité, une agitation qui tranchent avec la pose hiératique de Napoléon III, décrit comme un être figé, flegmatique. Nicolas Sarkozy a un talent oratoire certain, celui d'un avocat brillant, alors que Napoléon III a le verbe hésitant. Au début de son règne, cet homme qui a vécu essentiellement en Suisse alémanique parle le français avec un fort accent. Ses premiers discours, lorsqu'il n'est encore que député, font sourire ou bâiller, ce qui fera dire à Thiers : "C'est un crétin que l'on mènera."

En revanche, il existe d'incontestables points communs sur leur politique et leur manière de gouverner : hyperactivisme, industrialisme et populisme. La propension à tout contrôler, à tout faire de Nicolas Sarkozy se retrouve chez Napoléon III : tout passe par le conseil personnel du souverain, qui développe une très grande activité dans tous les domaines. Le Paris moderne, par exemple, celui d'Haussmann, c'est d'abord le Paris de Napoléon III.

En matière économique, tous deux privilégient l'industrie. Napoléon III était saint-simonien, à la fois libéral et interventionniste dans le domaine économique, notamment industriel. Comme Nicolas Sarkozy, l'empereur est convaincu de la nécessité pour la France d'avoir une grande industrie. Il a pour modèle l'Angleterre, qui comptait alors une quarantaine d'années d'avance sur le reste du monde.

Certes, mais les deux hommes sont entourés de financiers ?

Le Second Empire est aussi l'âge d'or des financiers, car, avant d'industrialiser, il faut - on est à l'époque de Karl Marx - une "accumulation primitive du capital". Cela passe par la création d'un système bancaire moderne et performant. Napoléon III sera entouré de banquiers anoblis, d'un monde des affaires contrôlé par les avantages que ses membres attendent du pouvoir. Il y a une analogie incontestable avec les amitiés nouées par Nicolas Sarkozy dans le monde des affaires.

La troisième caractéristique de Napoléon III est le populisme. Il ne faut toutefois pas trop exagérer chez Nicolas Sarkozy cette tendance, dont l'un des traits consiste à passer au-dessus des institutions parlementaires et des corps intermédiaires. Le président de la République a plutôt été dans le sens d'une modernisation du Parlement tandis que Napoléon III va mener systématiquement une politique d'appel au peuple via le plébiscite.

La volonté de court-circuiter les corps intermédiaires s'explique-t-elle par leur sclérose ?

Leur sclérose, non. Leur hyper-conservatisme, oui. Un exemple flagrant de résistance du corps législatif réside dans la tentative d'établir la conscription militaire sur le modèle allemand. L'empereur pressent une guerre avec la Prusse, mais il n'arrive pas à imposer sa réforme. Il a pour conviction que la légitimité s'exerce à travers le plébiscite et qu'il faut passer par-dessus le Parlement : ce dernier est très conservateur car il est élu par des ruraux, entre les mains des notables et du clergé. De même, Nicolas Sarkozy estime que son élection au suffrage universel valide son programme électoral, qu'il peut selon lui légitimement imposer.

L'un et l'autre étaient-ils obligés de rechercher des soutiens dans le camp d'en face ?

Cette stratégie est liée au suffrage universel, l'une des grandes revendications de la révolution de 1848. Pour arriver au pouvoir, Napoléon III doit offrir au peuple des promesses qui peuvent apparaître démagogiques. Mais il a un atout décisif que n'a pas Nicolas Sarkozy : le prestige de son oncle. Il est porté par les milieux populaires, la légende napoléonienne est à son apogée à partir de 1840. L'électorat napoléonien, c'est la fusion d'un électorat naturel, celui de l'orléanisme, d'une droite modérée qui veut mettre de l'ordre dans une période de désordre, et des classes populaires.

Justement, l'auteur de L'Extinction du paupérisme et le candidat Sarkozy, qui s'adresse à "la France qui souffre", ont-ils la même proximité avec les classes populaires ?

Nicolas Sarkozy était un libéral, plutôt proche du patronat, qui va être obligé de transformer sa politique à cause de la crise économique et financière. Chez Napoléon III, il n'y a pas de crise aussi grave que celle que nous traversons, mais une volonté profonde de jouer l'alliance avec les classes populaires, laquelle va permettre une politique de réforme. Cette politique est double : elle est tournée vers l'industrialisation de la France et favorise les grands intérêts ; elle vise à donner des satisfactions aux masses, notamment pour préserver la paix sociale et l'ordre.

N'oublions pas qu'à partir de 1860, avec le traité de commerce avec l'Angleterre et la réalisation de l'unité italienne, Napoléon III perd le soutien d'une partie du monde industriel et des catholiques. Il s'appuie donc davantage sur la gauche et le monde ouvrier. Cela aboutit au droit de coalition en 1864 : celui qui invente le droit de grève en France, c'est Napoléon III ! La politique de Nicolas Sarkozy, elle, va aller dans l'autre sens, vers un affrontement avec les syndicats, à défaut du consensus recherché. Peut-être est-ce aussi parce que les conservatismes ne sont plus du même côté.

En politique étrangère, les deux hommes ont voulu remettre la France dans le jeu, le premier à la suite de la situation héritée du Congrès de Vienne de 1815, le second après un déclin consécutif à la réunification allemande et au non français au référendum européen de 2005 ?

Pour Napoléon III, rendre à la France sa place en Europe, c'est vouloir lui restituer et ses "frontières naturelles" et son rôle de grande puissance : une grande puissance militaire - il échouera - ; une grande puissance économique - il réussira. M. Sarkozy poursuit lui aussi une ambition pour la France, mais les moyens n'ont rien à voir. Avant sa prise de pouvoir, Louis Napoléon dit : "L'empire c'est la paix." En réalité, l'empire, c'est la guerre, en Crimée, en Italie, au Mexique, en 1870. Sa vision est à ce point activiste qu'elle ne peut que déboucher sur la guerre. On ne peut accuser Nicolas Sarkozy d'orienter la France vers un conflit armé. En revanche, les deux hommes ont la même vision multilatéraliste. M. Sarkozy multiplie les propositions de sommet : à quatre, à quinze, à vingt-sept. Napoléon III estimait qu'on pouvait établir une gouvernance en Europe à travers des congrès internationaux.

Y a-t-il un trait commun entre l'ancien combattant de la liberté en Italie, qui prône le droit des peuples à l'autodétermination, et un président qui commence son mandat en mettant les droits de l'homme au premier plan, avant de se convertir à la realpolitik ?

Napoléon III aura un discours très moderne sur les musulmans d'Algérie, au grand dam des colons européens, et n'arrêtera pas de mettre en avant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, en Italie, en Pologne. Ce qui ne l'empêchera pas d'envoyer une expédition armée au Mexique et de multiplier les guerres. De même, Nicolas Sarkozy commencera son mandat par un credo en faveur des droits de l'homme, avant d'évoluer, vis-à-vis notamment de la Chine ou de la Russie.

Les épouses jouent-elles un rôle particulier ?

Elles sont amenées à jouer un rôle moins effacé que les habituelles premières dames de France. Cécilia avait été chargée de libérer les infirmières bulgares. Carla, même si son rôle n'est pas encore très visible, devrait jouer un rôle de ce type. L'impératrice Eugénie a eu une action dépassant largement celle des femmes de souverain. Elle a été deux fois régente et a insufflé un début de féminisme en France, en promouvant, avec Victor Duruy, la création du premier enseignement pour femmes à la Sorbonne.

La fête est une des grandes caractéristiques du Second Empire. La France de Nicolas Sarkozy ne semble pas particulièrement ludique.

Il existe une grande différence entre les deux hommes. Leur passé : Napoléon III a souffert dans son enfance, il a vécu l'exil, la captivité pendant six ans au fort de Ham, et a pour héritage culturel celui de sa mère, la reine Hortense, la fille de Joséphine, qui adore la fête. Arrivé au pouvoir, il prendra sa revanche. Il trouvera en son épouse Eugénie, en dépit de son aspect un peu sévère et de son déplaisir du corps, une amoureuse des fêtes. Ce n'est pas vraiment ce que recherche Nicolas Sarkozy. Comme l'empereur, il n'a pas suivi la voie habituelle de l'ascension sociale, mais, plus que la fête, il cherche à fréquenter un monde auquel il n'appartenait pas et affiche volontiers des goûts de luxe. La fête a-t-elle cependant le même rôle aujourd'hui qu'au XIXe siècle ? Je ne le pense pas.

Napoléon III essaie bien de convier à Compiègne chaque année le tout-Paris littéraire et artistique. Sans grand succès. Les amitiés de Nicolas Sarkozy vont davantage aux célébrités people. Et ce n'est pas lui qui a envoyé devant un tribunal, pour "atteinte aux bonnes moeurs", Baudelaire et Flaubert.


Pierre Milza
Historien, auteur de nombreux ouvrages, dont une biographie de l'empereur Napoléon III (Perrin, 2004)


Propos recueillis par Arnaud Leparmentier Illustration Jacques Floret
Article paru dans l'édition du 16.11.08