Regarder comprendre se souvenir

Agir avant de parler
Philippe Bilger

Une question liminaire, par pure curiosité : pour l’affaire Woerth-Bettencourt largement entendue, devant les péripéties à la fois judiciaires et mélodramatiques qui nous sont chaque jour ostensiblement offertes, un dépaysement n’aurait-il pas été immédiatement et techniquement envisagé s’il ne s’était pas agi de ce procureur à Nanterre et de ce procureur général à Versailles ? C’est dans la foulée d’un entretien avec un journaliste de l’AFP que cette interrogation m’est venue alors que mon sujet essentiel se veut tout autre. Le combat des mots. Des mots de combat. L’autorité de l’Etat ne s’use pas si l’on s’en sert. L’exercice effectif d’un pouvoir au quotidien non seulement ne dévalorise pas sa qualité mais lui donne, avec la patine du temps, une légitimité et une force qui rassurent le citoyen et représentent le visage expressif d’une République sûre d’elle. En revanche – et ce sont évidemment les suites politiques des drames de Grenoble et du Loir-et-Cher qui permettent la meilleure analyse -, l’affirmation répétitive d’exigences, l’invocation fréquente de menaces, des poses affichées autoritaires, des coups de menton résolus mais auxquels on a fini par s’habituer, l’emploi d’un certain vocabulaire guerrier, l’espoir martelé d’un avenir forcément radieux, tout l’attirail d’un volontarisme perçu comme creux puisqu’il ne peut créer à lui seul ce que la réalité défait, ne font que proclamer une apparence : celle que le langage autorise. Ils mettent en œuvre, pour la forme, un simulacre d’action et espèrent persuader les citoyens qu’en nommant ce qui manque, on le fera advenir. Ainsi de l’autorité trop souvent bafouée de l’Etat, de la restauration trop souvent remise de l’ordre public, de la lutte contre la criminalité et les violences et de la mise au pas des communautarismes agressifs. Sarkozy: il faut agir avant de parler !

Les politiques, les ministres, par impuissance devant les imprévisibles et redoutables aléas de la vie collective et du creuset social, ne peuvent qu’en prendre acte, tenter au coup par coup d’en limiter les effets dévastateurs avant d’apaiser l’angoisse par des mots et de fabriquer une détermination par les injonctions qu’ils adressent, au nom de tous, à personne. A cette abstraction diffuse qui a causé le mal et qui est censée trembler devant la terrible férocité du langage ! Là où l’autorité de l’Etat gagne quand elle est prise au sérieux parce qu’elle appose sa marque à chaque fois que cela est opportun, elle perd, au contraire, quand, à force d’être exploitée sans s’incarner, elle devient une sorte d’épée de Damoclès qui non seulement ne fait plus peur mais est tournée en dérision tant elle pèse peu en face de qui s’en moque vraiment. Il y a des périodes de l’Histoire où le langage, le style, les mots de la victoire quand la réalité, pourtant, n’est que désastre, ont du sens. Quand l’expression, étant la seule arme disponible, devient tout puisque l’adversaire dispose de la puissance et qu’on ne peut rien faire d’autre contre elle que la détruire par le verbe. Chacun, sans doute, a son exemple privilégié. D’Alexandre le Grand à Charles de Gaulle, en passant par Louis XI. Il y en aurait tant d’autres. Aujourd’hui, ce qui offre son immense champ à l’action politique appelle, plutôt que le culte du verbe et des pétitions de principe, les entreprises d’une démocratie qui saurait se défendre vigoureusement sans se renier et pacifier une société bouleversée sans se compromettre. Pourquoi pas des mots, ensuite, pour nommer la réussite et qualifier les avancées ? Mais une autorité de l’Etat qu’on invoque sans cesse pour consoler du réel est le signe clair d’une autorité défaillante et d’un Etat à la peine. Retrouvez les articles de sur son blog