Leurre de la presse

Lu dans Libération :

Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts Dessins Willem

Sarkozy et les médias: leurre de vérité

Fasciné par la télé et la presse, le chef de l’Etat ne cesse d’intervenir dans les rédactions qu’il voudrait à sa botte, y plaçant ses amis ou réclamant la peau de ses ennemis. Une histoire d’amour et de haine qui a commencé à se retourner contre lui.

 

Nicolas Sarkozy le 8 juillet 2010 sur le perron de l'Elysée (© AFP Eric Feferberg)

icolas Sarkozy le 8 juillet 2010 sur le perron de l'ElyséeParis, jeudi 29 mars 2007, au bout du long couloir gris qui, au rez-de-chaussée de France Télévisions, mène au plateau du 19/20. Un à un, il fixe ses interlocuteurs. Regard panoramique, il les dévisage. Silences. «Longs et glaçants», se souvient un témoin de cette scène de western spaghetti. Et puis il défouraille : «Décidément, il faut que les choses changent. Et croyez-moi, elles vont changer.»

Encore une fois, Nicolas Sarkozy vient de s’engueuler avec Patrick de Carolis et Patrice Duhamel. Là, c’était au sujet de l’Heure de vérité : alors candidat à l’élection présidentielle, il recommandait - fermement - aux deux dirigeants de la télé publique de reprogrammer le vieux débat politique des années 80 ; les deux bottaient en touche.

Plus de trois ans plus tard, croyez-le bien, les choses ont changé : c’est désormais le président de la République en personne qui nomme les patrons de l’audiovisuel public. Symbole ultime, effarant et inédit d’un Nicolas Sarkozy à la main constamment fourrée dans les affaires des médias, imposant son ami Pierre Sled sur France Télévisions (lire page VI), plaçant son ancien directeur de campagne à TF1, exigeant des excuses de RTL (et les obtenant), gourmandant, vitupérant, menaçant. En 1997, il énonçait sa stratégie médiatique : «Les médias ne sont ni alliés ni adversaires, ils n’ont ni cœur ni raison. Ils sont comme des chaudières. Si vous êtes celui qui met du combustible, vous existez.» (1)

Depuis, il l’a gavée jusqu’à la gueule et elle commence à se fissurer, la chaudière. Elle pourrait bien lui exploser à la figure : Nicolas Sarkozy n’est-il pas en train de payer son putsch médiatique ? Récit d’une OPA sur les médias.

L’école du fan

Place Beauvau, samedi 24 février 2007, appartement privé du ministre de l’Intérieur. Chemise ouverte et voix détimbrée, Nicolas Sarkozy reçoit une équipe de M6 qui fait découvrir le «jardin secret» des candidats à la présidentielle. «Comment avez-vous personnalisé cet endroit ?», demande le journaliste.

«Assez peu, répond le candidat, la seule chose qui m’appartienne vraiment, c’est la télévision, le cadeau de Noël de toute la famille.» La caméra suit le mouvement de doigt du ministre vers un écran plat, noir, immense qu’il couve du regard. Ah il l’aime, la télé. Cette passion, c’est quasiment freudien chez lui. Il adore la télé de quand il était jeune : l’Heure de vérité, Au théâtre ce soir, Claude Santelli, Jacques Chancel, Thierry la fronde… Il la connaît, la télé, et il la regarde, beaucoup.

Aux syndicalistes de France Télévisions qu’il reçoit après avoir annoncé la fin de la pub sur la télé publique, il confie son rêve secret : «J’aurais voulu être directeur des programmes.» C’est touchant. Encore ministre de l’Intérieur, il invite à déjeuner Patrick de Carolis, tout juste installé à la présidence de France Télévisions, et son fidèle numéro 2, Patrice Duhamel. Un peu interloqué mais poli, le duo honore l’invitation. Nicolas Sarkozy passera le déjeuner à s’exclamer : «Quelle chance vous avez !»

Directeur des programmes, ou alors journaliste, l’autre rêve d’enfance de Nicolas Sarkozy. Ça, il a réussi à le toucher du doigt. C’était à l’été 1995, les Echos publient une correspondance fictive entre le nouveau président de la République, Jacques Chirac, et certains de ses amis ou ennemis. La série d’articles est signée d’un pseudonyme : Mazarin, derrière lequel se dissimule Nicolas Sarkozy, ce qu’il n’admettra qu’en 2004.

Finalement, Nicolas Sarkozy s’est rabattu sur président de la République. Mais on ne se refait pas, et alors qu’il n’est encore qu’un petit têtard de la politique, Sarkozy se met à grenouiller avec les médias. En 1985, il a 30 ans à peine et, à Neuilly, qu’il vient de rafler à Charles Pasqua, Sarkozy fonde une association, Neuilly Communication, un club toujours en activité où se fréquente le gratin de la com : le patron de M6, Nicolas de Tavernost, Gérald de Roquemaurel, une ancienne huile de chez Lagardère, Jean-Claude Decaux… On y déjeune (chez Ledoyen), on y reçoit des personnalités, on y lobbyise… Et Nicolas Sarkozy s’y fait des amis, beaucoup d’amis.

L’ami des médias

Deauville, avril 2005, à l’angle du boulevard Eugène-Cornuché et de l’avenue Lucien-Barrière. C’est là, au Centre international des congrès, le groupe Lagardère tient séminaire. Ce jour-là, «Arnaud», comme on l’appelle chez Lagardère, fait entrer sur la scène un invité de choix, Nicolas Sarkozy : «Je ne vous présente pas un ami, je vous présente un frère.» La République a déjà fourni son lot de présidents copains comme cochons avec des patrons de médias, mais là, c’est le pompon. Arnaud donc et ses nombreux porte-voix : Europe 1, Paris Match, le Journal du dimanche, etc. Et Vincent Bolloré qui prêtera son yacht au tout frais élu président de la République, fait aussi dans les médias (des gratuits et Direct 8) et la pub (Havas). Et Bernard Arnault, témoin de Nicolas pour son mariage avec Cécilia, petit artisan dans le luxe (LVMH) et proprio des Echos. Et Stéphane Courbit, richissime ancien patron d’Endemol. Et… et… et, en fait, à peu près tous les invités du Fouquet’s au soir glorieux du 6 mai 2007 (Arnaud était excusé). Pas de simples relations, non, des amis.

A commencer par le premier d’entre eux. «Je ne suis pas ami avec Martin, plastronnait Sarkozy en 1997 (1), je suis très ami.» Martin ? Bouygues, of course. L’autre témoin, en plus de Bernard Arnault, au mariage de Nicolas et Cécilia ; le parrain de son fils Louis. Un pote, quoi, un vrai. C’est pour son copain Nicolas, que Martin Bouygues engage TF1 au service d’Edouard Balladur en 1995. C’est pour son copain Martin que Nicolas Sarkozy vient en 1992 sur le plateau du 20 Heures de TF1 pour dire combien est «choquante et absurde», l’amende de 30 millions de francs infligée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) à la Une pour n’avoir pas respecté ses quotas de production. Mais Sarkozy n’est alors qu’un second couteau de la politique, sans pouvoir : bientôt, il va devenir ministre de l’Intérieur, puis président de la République. Les choses vont changer, qu’il disait.

Tableau de chasse

Plateau du 20 Heures de TF1, 25 avril 2007. On n’est pas bien là ? Tranquilles, décontractés de la chaussette. Pourtant, au-dessus de la table à laquelle est installé Nicolas Sarkozy, en cet entre-deux tours de la présidentielle, l’heure est grave. Il faut se dépatouiller du problème Bayrou. Nicolas Sarkozy se montre ferme. Ce sera non à Bayrou, assène-t-il à PPDA et François Bachy. Dire si ça ne rigole pas. Mais sous la table, l’ambiance est tout autre ; sur les plans de coupe, on le voit, Sarkozy s’est déchaussé. Le pied à l’air. Peinard. Comme à la maison. Et pas seulement parce qu’il est sur la chaîne de Martin. Car, depuis qu’il est ministre de l’Intérieur du gouvernement Villepin, Sarkozy a commencé à mettre sérieusement la main dans les médias. A partir de 2005, les incidents se multiplient.

Sarkozy téléphone beaucoup. En juin 2005, par exemple à Bertrand Méheut, PDG de Canal + pour sauver la peau de Karl Zéro et de son Vrai Journal. Certes, il ne sera pas le seul politique à le faire, la gauche, Laurent Fabius interviendra aussi. Là, Sarkozy fait chou blanc et Canal + vire Zéro. Il n’en sera pas de même avec Alain Genestar. En août, celui qui est alors directeur de la rédaction de Paris Match met, en une, Cécilia encore épouse Sarkozy avec son futur mari Richard Attias lors d’une escapade amoureuse. Pas très aimable de se faire poser des cornes par son «frère», le proprio du journal, Arnaud Lagardère. Ça prendra presqu’un an et ça fera du bruit, mais c’est à peine si les deux frangins s’en cacheront : Sarkozy obtient la tête de Genestar.

En novembre 2005, partant de Clichy-sous-Bois, les banlieues s’embrasent et Sarkozy, ministre de l’Intérieur, est en première ligne. Surprise  : les télés, promptes à verser dans le spectaculaire, sont frappées d’une violente crise de pudeur. Plus d’images de voitures brûlées, dont on ne fait d’ailleurs plus le décompte à l’antenne, mais de jolis reportages positifs en banlieue. Il a suffi que la majorité fasse les gros yeux sur le thème de la télé pyromane pour que les chaînes se rangent des bagnoles flambées. Et Sarkozy d’appeler en personne Arlette Chabot et Robert Namias, alors respectivement patrons de l’info de France 2 et de TF1, pour les féliciter. C’est très gentil.

Il sera moins gentil avec Valérie Domain, journaliste à Gala et auteure d’une bio pourtant autorisée de Cécilia Sarkozy. Fin 2005, l’éditeur First est convoqué place Beauvau par le ministre de l’Intérieur qui le reçoit en personne. Et se montre à ce point persuasif qu’en ressortant il n’a plus du tout envie de publier le livre, l’éditeur… L’ouvrage terminera sa carrière en roman à clé.

Au mois de mars suivant, pile poil au moment où le ministre est en voyage officiel en Martinique et Guadeloupe, TF1 annonce l’arrivée d’Harry Roselmack sur le siège de présentateur du 20 Heures de la Une. Comme joker, certes, mais c’est le premier Noir aux manettes du JT le plus vu. Quinze jours plus tôt, le ministre de l’Intérieur vendait la mèche au club Averroès qui défend l’image des minorités dans les médias. Mieux, il glisse que c’est lui qui en a soufflé l’idée à Martin Bouygues…

A l’époque, c’est Etienne Mougeotte qui pilote l’info de TF1. Et Sarkozy n’a certainement pas eu à le supplier longtemps tant, hier comme aujourd’hui à la tête des rédactions du Figaro, il s’est toujours montré très activiste, suivant le président de la République dans presque tous ses déplacements.

Une dernière pour la route ? Entre Sarkozy et son bienveillant haut-parleur radiophonique Jean-Pierre Elkabbach, c’est une affaire qui roule. En 2006 toujours, voilà le patron d’Europe 1 qui consulte Nicolas Sarkozy pour choisir le journaliste qui sera chargé de suivre l’UMP au sein de la station. Sarkozy, chasseur de têtes très peu discret, mange le morceau et fanfaronne : «Bien sûr. Et c’est normal. […] J’ai été ministre de la Communication [1994-1995, ndlr]. Je suis ça de près, ça fait partie du travail politique. […] Si vous saviez, il n’y a pas qu’Elkabbach qui fait cela», rapporte le Canard enchaîné.

Mais ce n’était qu’une mise en bouche. Dès mai 2007, le mandat de Nicolas Sarkozy s’entame par deux épisodes marquant encore un peu plus sa mainmise sur les médias. Le 12 mai, un coup de fil à Jacques Espérandieu, directeur de la rédaction du Journal du dimanche, occasionne un gros trou dans l’édition du lendemain : Arnaud Lagardère, himself, ne veut pas de cet article révélant que Cécilia Sarkozy n’a pas voté au second tour. La bonne vieille censure, pure et simple. Et le 17 mai, c’est l’annonce ahurissante, et par l’Elysée dans Libération, s’il vous plaît : Laurent Solly - directeur adjoint de campagne du candidat Sarkozy et dépourvu de la moindre expérience dans l’audiovisuel - se retrouve bombardé dans le tout premier cercle de la direction de TF1. Le PDG de la Une, Nonce Paolini, aura beau regimber, que voulez-vous refuser à un ami ? On en oublierait presque que, ce même jour, est annoncée une autre reconversion : Catherine Pégard, du Point, qui a couvert la campagne de Sarkozy, est nommée conseillère du nouveau Président.

La guérilla contre France Télévisions

Loge de maquillage du 19/20 à France Télévisions, 30 juin 2008. Au pied du siège de la télé publique, Nicolas Sarkozy a été accueilli par des manifestants antisuppression de la pub, dont certains portent un tee-shirt «Plus belle la vie sans Sarkozy». A Carolis qui le salue dans la loge, Sarkozy, le cou bordé de mouchoirs en papier pour que le fond de teint ne tache pas sa chemise, lance, furieux : «Cette maison n’est pas tenue.» Et c’est une nouvelle engueulade entre Carolis et Sarkozy lequel, à son habitude, fait mine de partir, arrachant les Kleenex de son col, qui volettent autour de lui. «On aurait dit Louis de Funès», raconte un témoin. Cet épisode, l’un des nombreux qui ont émaillé les difficiles relations entre Sarkozy et la paire Carolis-Duhamel, est le plus violent. Encore une fois, Sarkozy a dit que les programmes de France Télévisions «ressemblent encore trop à ceux d’une chaîne privée». Exaspéré, Carolis décide de démissionner. Avant de se raviser et de balancer à la place, sur RTL, qu’il trouve le jugement du Président «faux, injuste et stupide».

Alors, Nicolas Sarkozy va aller encore plus loin : il décrète tout bonnement la légalisation de son interventionnisme. A côté, les bourrelets au bide du Président gracieusement gommés en une du gentil Match, c’est de la peccadille. Nicolas Sarkozy s’arroge, en juillet 2008, le droit de nommer les présidents de l’audiovisuel public. Et de les défaire aussi, sinon, c’est pas drôle. «La fin de l’hypocrisie», justifie-t-il auprès de Patrick de Carolis, quelques instants avant d’annoncer publiquement la nouvelle.

La fin de sa propre hypocrisie, en fait. Car maintenant, Sarkozy n’aura plus à exiger en coulisses que la télé publique diffuse tel programme qui lui tient à cœur, il désigne lui-même à la tête de France Télévisions qui bon lui semble. C’est la conclusion de la guérilla menée contre Patrick de Carolis et Patrice Duhamel. A peine était-il installé à l’Elysée qu’il convoquait Duhamel au Château. Motif : il faut trouver une émission pour Pierre Sled, journaliste sportif et ami, encore un. Duhamel décline mais cinq ans après, le nouveau président de France Télévisions Rémy Pflimlin s’incline. Plus tard, Duhamel doit, exige Sarkozy, virer Laurent Ruquier (ben oui, il a soutenu Ségolène Royal) et Patrick Sébastien. Refus poli. Mais le retour en grâce et à l’antenne publique de vieilles stars de la télé des années 80, comme Patrick Sabatier ou les frères Bogdanov, tient à la nostalgie d’un seul homme : Nicolas Sarkozy qui les a imposés.

Dans Cartes sur table (Plon), le livre d’entretiens avec son frère Alain qui vient de paraître, Patrice Duhamel, démissionné de France Télévisions en août, en raconte des pas piquées des hannetons. «Nicolas Sarkozy m’a reproché en termes très vifs, toujours, de ne pas l’avoir averti du remplacement de Serge Moati par Nicolas Demorand sur France 5 dans l’émission de débat politique. […] Il m’a dit qu’il désapprouvait ce choix, m’expliquant sans détours : "Moati est un ami et Demorand ne l’est pas, bien au contraire !"» Duhamel, dans ce livre-thérapie, dit tout haut ce qu’il soufflait alors tout bas aux journalistes, revenant notamment sur «la vraie volée de bois vert» infligée en juin 2008 à l’occasion d’une cérémonie à l’Elysée où Sarkozy lui dit ce qu’il pense de France Télévisions : «Une revue de détail, quasi exhaustive, qui s’apparentait à une exécution. "Tout est à revoir, tout est à refaire, du sol au plafond", me disait-il, ajoutant qu’il rédigerait lui-même le nouveau cahier des charges du service public.»

Ça, étrangement, il ne l’a pas (encore) fait. Nicolas Sarkozy s’est contenté de mettre à l’envers l’audiovisuel public en décrétant la fin de la pub. Belle idée, tiens. Sauf quand on découvre, peu après l’annonce-surprise, que TF1, histoire de récupérer la manne de la pub publique, avait réclamé cette mesure dans un livre blanc envoyé à l’Elysée… Ou quand, magie, Stéphane Courbit, un des amis du Fouquet’s, se retrouve seul en lice au printemps 2010 pour rafler la régie publicitaire de France Télévisions… Et le fait qu’Alain Minc, muse de la fin de la pub, soit aussi un actionnaire de la holding de Courbit, n’a, c’est sûr, rien à voir avec cette belle idée…

Comme un boomerang

La Baule, samedi 3 septembre 2005, 23 heures, université d’été des Jeunes populaires (l’UMP Jeunes). Rude journée pour Nicolas Sarkozy : une explication musclée avec Dominique de Villepin (déjà), l’hospitalisation de Jacques Chirac qui lui a volé la vedette, Paris Match avec Cécilia et Richard Attias… A la terrasse d’un restaurant, entouré des journalistes qui le suivent, Sarkozy tombe sur Didier Barbelivien guitare à la main, et en avant la zizique pour une séance de karaoké. Plusieurs journalistes s’éclipsent. D’autres restent et poussent la chansonnette. Cinq ans après, et au vu de son impressionnant tableau de chasse médiatique, les journalistes ne chantent plus avec Nicolas Sarkozy, ou alors très discrètement.

La presse - enfin, sauf le Figaro - ne prend plus de gants avec un Président qui ne se gêne pas : retour de boomerang en pleine tronche. «Voyou de la République», lui sert Marianne en une ; «Est-il si nul ?» s’interroge le Point qu’on a connu moins perfide tandis que l’Obs fait mine de poser la question : «Cet homme est-il dangereux ?» Hérissés, les journalistes auraient-ils découvert la liberté au contact rugueux de celui qui ne cesse de vouloir imposer ses vues, voire ses gens, aux rédactions ? Il y a surtout que le chef de l’Etat a entamé une descente infernale dans les sondages. «Contrairement à son début de mandat où il était dans une stratégie de séduction très efficace vis-à-vis des journalistes, analyse un patron de presse, il est aujourd’hui dans une stratégie d’autorité avec des effets pervers qu’il ne maîtrise pas et ça lui revient dans la tête.» Au début, séduction mais aussi occupation : Sarkozy est partout et tout le temps, et imprime son rythme infernal aux journalistes qui, en retour, moulinent papiers et sujets. C’est la fameuse stratégie sarkozyste de la chaudière.

Patrice Machuret, chef adjoint du service politique de France 3, a été l’un des «suiveurs», comme il dit, de Sarkozy : «Au bout de trois ans de Sarko, j’en ai eu marre. Certes, il y a eu le truc après mon livre l’Enfant terrible [le président de la République l’a, entre autres et en privé, traité de "crétin", ndlr] mais surtout j’en ai eu marre : mon départ arrangeait tout le monde, à commencer par Patrick de Carolis et Arlette Chabot, même si personne ne m’a jamais demandé d’arrêter.»

Cela signifie-t-il pour autant que Sarkozy, en s’arrogeant le droit de nommer les présidents de l’audiovisuel public, en a pris le contrôle ? «La réalité objective, c’est que c’est presque l’inverse», juge un patron de chaîne. Pour Hervé Brusini, ancien rédacteur en chef du 20 Heures de France 2, «on ne peut pas dire que les langues se sont tues, y compris à TF1 où, sur certains dossiers comme celui de Tarnac, les journalistes ont été assez offensifs». Machuret, lui, affirme aujourd’hui «travailler en toute liberté» mais l’effet de la mainmise sarkozienne est ailleurs : «A un certain niveau de responsabilités, Nicolas Sarkozy veut savoir. Ce n’est pas l’Elysée qui nomme tel chef de service ou tel directeur de la rédaction, mais on informe l’Elysée, que ce soit à France Télévisions ou à Radio France, et même ailleurs.»

Le nouveau grand patron de l’info de France Télévisions, Thierry Thuillier, a-t-il échappé à la règle ? Il n’est pas du sérail journalistique ni politique, n’a pas d’amitié connue à l’Elysée. Mais il a une solide amitié à France Télévisions : David Pujadas, qui aurait soufflé son nom à l’Elysée. Lui s’en défend. Mais contacté au printemps par un émissaire d’Alexandre Bompard du temps où il était favori dans la course à France Télévisions, Pujadas avait, déjà, fait de la retape pour son pote. Interrogé par Libération,Thuillier déclare : «Que David ait parlé de moi à Sarkozy, je ne sais pas, il parle à tout le monde.» Thuillier, en tout cas, a déjà rencontré longuement Nicolas Sarkozy : «C’était à sa demande, mais c’est normal, juge-t-il, j’ai aussi rencontré Aubry et je compte rencontrer Besancenot et Duflot.»

Le poids du soupçon

Sarkozy nomme, Sarkozy sermonne, mais avec quel effet ? Certes avec la nomination de Rémy Pflimlin, il a obtenu la tête de l’ex-patronne de l’info de France Télévisions, Arlette Chabot - pourtant toujours serviable - qu’il détestait. Mais l’effet produit est plus volatil et à la fois plus pesant : il distille du soupçon, il poisse ceux qu’il distingue. «Tout ce que Sarkozy touche se transforme en plomb», analyse un patron de chaîne. Suffit de voir la rocambolesque nomination du patron de France Télévisions et l’explosion en vol d’Alexandre Bompard, PDG d’Europe 1, ultra-archi-mégafavori de Sarkozy et refoulé in extremis parce que ultra-archi-mégafavori de Sarkozy, et que ça aurait fait mauvais genre en pleine affaire Woerth.

La nomination beaucoup plus raisonnable de l’expérimenté Pflimlin à la place du tendron Bompard a-t-elle pour autant redonné une crédibilité à Sarkozy ? Point. «Le cas de France Télévisions est très révélateur, décrypte un spécialiste des médias. Sarkozy et son entourage ont fait beaucoup de bruit pendant un an autour de cette nomination. A l’arrivée, le Président n’a pas pu nommer celui qu’il voulait, c’est un aveu d’impuissance totale. De plus, cette nomination raisonnable n’est pas mise au crédit de Sarkozy. Pire, Rémy Pflimlin est désormais entaché de soupçon.» Il faut voir le tollé immédiat déclenché par le nouveau président de France Télévisions quand il a le malheur, au détour d’une conférence de presse, de critiquer le site Médiapart pour son traitement de l’affaire Woerth. Pflimlin se retrouve aussitôt collé à la barre pour un procès en sarkozysme, et est obligé de présenter des excuses.

Même capilotade à Radio France avec le duo Hees et Val, pourtant supposé d’ouverture, dont le règne est une succession de hourvaris et d’empoignades qui a connu son acmé avec l’éviction grand-guignolesque de Stéphane Guillon et de Didier Porte au printemps. Deux humoristes qui avaient déclenché l’ire présidentielle. Mais bien sûr, c’est un hasard. Pourtant, en privé, Sarkozy tartarine qu’il lui a fallu nommer des patrons de gauche à Radio France pour virer Porte et Guillon, car des patrons de droite n’auraient pas osé. Le soupçon est là, permanent, persistant, dont Audrey Pulvar, étiquetée antisarkozyste pour quelques accrochages avec le Président sur France 3, ressent les effets, depuis sa rentrée à la matinale de France Inter. «Pendant la campagne et au début du mandat, se souvient-elle, je recevais des montagnes de courriers de gens ulcérés parce que j’avais osé l’interrompre au cours d’une interview. Désormais, il y a un retournement dans l’opinion. Certains auditeurs me reprochent d’être complaisante ! Les gens ont, à travers les journalistes, un appétit de revanche contre Nicolas Sarkozy.» Pourtant, confie-t-elle, «je suis toujours tricarde à l’Elysée. On m’a fait passer des messages, Nicolas Sarkozy aurait dit que j’outrepassais mon métier de journaliste et que je me comportais en partisane.»

En fait, si on veut être sûr de rater son coup dans les médias, rien de tel que d’avoir le soutien de ce chat noir de chef de l’Etat. Ainsi, au printemps, Nicolas Sarkozy convoque, le patron du Monde Eric Fottorino pour lui expliquer à quel point il est hostile au trio Bergé-Niel-Pigasse pour le rachat du quotidien du soir. Bam ! Les salariés votent comme un seul homme pour le trio honni. Et voilà que Serge Dassault, soupçonné de vouloir concocter grâce au rachat du Parisien, un tremplin présidentiel pour Sarkozy, vient de jeter l’éponge…

2012 dans le viseur

Pourtant, sans relâche, comme il le fait depuis 2005, le président de la République Nicolas Sarkozy - aidé de son entourage - continue de faire pression sur les médias. Souvent, c’est pour les engueuler. Le site du JDD lance-t-il la rumeur, en avril, d’une liaison extraconjugale de Carla Sarkozy que la DCRI, les ex-Renseignements généraux, carrément, déboule sur place pour sonder les ordinateurs et que la direction du Journal du dimanche, après intervention de Sarkozy, doit se fendre de plates excuses, virant le coupable au passage.

Cet été, un journaliste de RTL, qui avait repris une info erronée du Canard enchaîné sur la présence d’une baignoire dans l’avion présidentiel, a dû lui aussi présenter ses excuses, couchées sur papier et apportées en main propre à l’Elysée, après intervention du «monsieur com» de Sarkozy, Franck Louvrier. Récemment, après une interview plus mordante que d’ordinaire d’Eric Woerth, au 20 Heures de TF1, Laurence Ferrari s’est fait souffler dans les bronches par Claude Guéant, secrétaire général de la présidence.

Sarkozy en personne prend toujours régulièrement son téléphone pour râler auprès des patrons de médias : «C’est souvent conjoncturel, ou sur des détails, témoigne l’un d’eux, ou alors ça concerne des gens qu’il n’aime pas.» Il continue aussi de caresser ses amis dans le sens du poil. Ainsi n’a-t-il pas abandonné l’idée de placer Pierre Sled à France Télévisions et ça paye: vendredi, Sled a été nommé conseiller aux programmes de France 3 (lire page précédente). Côté chaînes privées, la taxe destinée à compenser la suppression de la réclame sur France Télévisions, vient d’être encore abaissée. Avoir un bon copain…

Et surtout ne pas relâcher la pression avant 2012 et la présidentielle. Pour François Malye, journaliste au Point et président du forum des Sociétés de journalistes (SDJ), c’est là qu’on verra les vraies conséquences de l’OPA de Sarkozy sur la presse, la radio et la télé. «Quand on met la main sur les médias, ce sont les élections qu’on a en tête», estime-t-il. En attendant, aujourd’hui, «tout lui pète à la figure, la situation en France en général, comme les médias». C’est l’histoire d’un président de la République qui aimait tellement fort les médias qu’il a voulu les étouffer.


(1) «TF1, un pouvoir», de Pierre Péan et Christophe Nick, Fayard.